083 La fontaine (2° partie)
« Evidemment la fontaine était achevée lorsque le pape Clément VIII fut intronisé successeur de Saint Pierre. Elle avait coûté beaucoup d’écus, aussi n’était-il pas question de la détruire. Mais l’artiste ? Il fallait l’empêcher de sévir à nouveau. Eh bien on allait à tout prix l’en empêcher ! Il ne mettrait pas beaucoup de temps à comprendre qu’on ne propage pas impunément dans le peuple une telle incitation à la débauche charnelle.
Ordre fut donc donné aux gardes du Saint Office de…
Mais qu’est-ce qui provoqua ainsi le courroux et l’acharnement des instances religieuses toutes puissantes ? Qu’est-ce qui parut si insupportable à la pruderie ecclésiastique ? Ce ne fut pas seulement la nudité du jeune homme, car des nus, il y en avait plein la ville, sculptés en bas-relief sur les frises antiques, en fragments sur le sol des anciens forums romains, en atlante sur les portails de certains palais, en couronnement des attiques d’édifices prestigieux,… et personne, jusqu’alors, ne songeait à s’en offusquer. Oui, mais ce nu-là n’était pas comme les autres. Il était une petite révolution dans la représentation du nu masculin.
Dans un dynamique mouvement d’ascension, le garçon avance le pied gauche sur le haut d’un rocher, tandis que le corps est encore porté par la jambe droite, tendue dans l’effort. Cette position, cuisses écartées, met en avant un sexe bien dodu, paradant effrontément et offert à l’encan, déjà en bonne position pour exprimer ses aptitudes. Le prépuce encapuchonne bien le gland, comme c’est souvent le cas chez les tout jeunes hommes.
La face postérieure n’est pas en reste, avec les petites fesses contractées et suffisamment écartées par la posture d’escalade, pour laisser apparaître ce que Verlaine, dans un sonnet célèbre pour sa salacité, écrit avec Rimbaud, évoque ainsi :
« Obscur et froncé comme un œillet violet
Il respire, humblement tapi parmi la mousse
Humide encore d’amour qui suit la fuite douce
Des fesses blanches jusqu’au cœur de son ourlet. »
Le buste, légèrement en rotation, fait apparaître quelques plis à la taille, hérésie canonique qui signe une scrupuleuse observation d’un modèle vivant, et un respect non moins scrupuleux de la réalité. L’anatomie à la fois svelte et musclée de ce torse viril garde cependant encore une émouvante empreinte juvénile. Les petits tétons dressés s’exhibent sans vergogne, et l’aisselle épanouit, sous le bras levé, la douce pilosité de sa cavité. L’autre bras se porte vers l’arrière, et contribue à donner à l’ensemble un dynamisme et une vitalité peu communs dans la statuaire de cette époque.
La tête, d’un port volontaire, encadrée par une chevelure flottant dans le vent, a une ossature curieusement accusée pour un garçon de cet âge. Le beau visage exprime une espèce d’effronterie virile, quelque chose d’insolent et de hardi, qui promet une épopée, sinon une odyssée. La bouche est entrouverte et l’on dirait que la langue passe sur les lèvres.
Tout, dans cette sculpture, suggère l’amour. L’amour physique, l’amour charnel.
Quel chef d’œuvre d’érotisme, où tout est dit de l'amour sans que rien ne soit décrit ! Ajouterai-je que le marbre blanc utilisé par le sculpteur est légèrement veiné, et donne l’impression qu’un sang chaud parcourt ce corps. La lumière chaleureuse des lampadaires achève l’alchimie. Ce n’est plus de la pierre, c’est de la chair !
Aucun doute, ce sculpteur doué s’est servi d’une petite frappe, d’une jeune racaille fréquentant les berges du Tibre, vivant de commerce interlope, bravant l’édit du gouverneur en se baignant nu dans les eaux du fleuve, et prêtant volontiers son corps, moyennant quelques pistoles, aux amateurs de beaux garçons.
Le Saint Office avait donc tout lieu de se sentir offensé, et le rétablissement de la morale publique exigeait qu’on arrêtât ce corrupteur des bonnes mœurs qu’était l’auteur de cette fontaine. »