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Confidences d'Alex
Confidences d'Alex
  • Chronique de la sexualité du jeune Alex. La sexualité ambigüe de son adolescence, ses inhibitions, ses interrogations, ses rêves, ses fantasmes, ses délires, ses aventures, ses expériences.
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8 janvier 2006

Episodes 084 à 103

084 Conversation

1

 ─ Alex, depuis que tu m’as initié à l’art, j’ai l’impression que mon regard est devenu beaucoup plus exigeant.

 

 ─ C’est normal, Mathys, la vue s’éduque et s’affine, comme tous les autres sens.

 

 ─ Tu sais que j’attends des mots bien plus que leur définition, eh bien j’espère du visuel davantage que ce qu’il donne à voir.

 

 ─ Oui, sur ce point tu me ressembles à présent.

 

 ─ Je suis souvent déçu parce que la tendance actuelle est de tout montrer, crûment, brutalement parfois, sans aucune sollicitation du mystère et de l’imaginaire. Sous la pression d’une puissante industrie mondiale de l’érotisme nous sont imposées des représentations caricaturales, formatées à l’excès, un sexe fondé sur la performance et finalement très peu crédible.

 

 ─ L’exemple de l’érotisme homosexuel est particulièrement significatif, si tu veux on peux en parler avant d’en venir à des exemples plus généraux.

Longtemps soumises à la censure et à la répression, les images à caractère homosexuel n’ont fleuri que sous le manteau ou ont dissimulé leur véritable mobile sous une couverture mythologique ou religieuse. Les exemples sont très nombreux, prenons l’œuvre de Caravage, au début du XVII° siècle.

 

 ─ On connaît sa passion pour les garçons, plutôt le genre voyou, et en même temps il fut un temps peintre officiel de l’Eglise de Rome. Apparemment incompatible. Comment traduire en peinture des épisodes de l’Evangile sans renier un tempérament fougueux et un érotisme hors normes ?

 

 ─ Ce n’est sans doute pas son plus grand trait de génie que d’y être parvenu (d’autres aussi l’ont fait), mais l’ambiguïté de la lecture n’est pas un des moindres attraits de ses peintures.

Son « Saint Jean Baptiste » n’est sans doute pas la meilleure démonstration de la double lecture, mais on mesure l’audace de ce tableau. Le très jeune âge du garçon, sa nudité intégrale, l’indécence de sa pose, la sensualité de son corps,… le peintre avoue ses goûts. D’ailleurs les ennuis commencent avec l’intervention musclée du préfet du tout puissant pape Clément VII. Le scandale vient de l’impudeur du jeune Jean Baptiste, dont le modèle n’est autre que l’amant du peintre, mais plus encore de la tête de bélier, soi-disant symbole de luxure et de dépravation, au lieu de l’agneau, emblème d’innocence et de pureté, annonçant l’Agneau de Dieu que sera le Christ.

 

 ─ Qu’est-il advenu de ce tableau ? Et du peintre ?

 

 ─ Caravage a réussi à s’en sortir en citant l’évangile de Saint Mathieu. Mais le tableau a été censuré. Il a cependant survécu, car acheté pour une collection privée.

Pour cette peinture explicite, combien d’autres de Caravage sont à double lecture et jouent une partition érotique sous couvert de religion.

 

2

 ─ Alex, explique-moi pourquoi l’iconographie de Saint Sébastien est souvent fortement liée au thème de l’homo érotisme. Saint Sébastien est même devenu de nos jours une icône gay.

 

 ─ Il suffit de regarder les représentations de Saint Sébastien pour être renseigné.

Prends l’exemple du « Saint Sébastien soigné par Sainte Irène de Francesco del Cairo, peint en 1635, qui se trouve au musée de Tours.

Au premier abord tu crois voir une piéta, et tout contribue à solliciter ta compassion. D’accord ?

 

 ─ Oui, c’est plein d’émotion.

 

 ─ Mais regarde plus attentivement. N’y a-t-il pas un je-ne-sais-quoi de décalé dans cette peinture pieuse ?

 

 ─ La victime est un beau jeune homme.

 

 ─ Oui. Le cadrage intimiste et le clair obscur concentrent l’attention sur le jeune homme étendu au premier plan. Celui-ci, bien que mourant, est palpitant de vie. La chair paraît encore bien voluptueuse après le supplice qu’elle vient de subir, et les blessures n’en altèrent pas la sensualité.

La pose, tête rejetée en arrière, yeux clos, lèvres entrouvertes, évoque plus la jouissance que la souffrance et la mort. Cette impression devient certitude quand on s’aperçoit que le jeune homme est en train de bander sous le linge qui lui recouvre le sexe. La position de la main d’Irène, tenant une coupelle d’huile aromatisée destinée à apaiser le feu des blessures, tout contre l’organe en érection, ne peut être innocente.

 

 ─ Oui, c’est évident maintenant que tu me l’as fait remarquer. Il n’a pas été censuré ce tableau ?

 

 ─ Non, la charge érotique est voilée. Irène, présentée ici comme une vieille femme, émeut par sa tendresse toute maternelle, ce qui a pu détourner l’attention des signes de sensualité dont nous venons de parler.

 

3

 ─ Tu sais, Mathys, qu’au martyre et à la mort est souvent associée l’extase chez les mystiques. Comment mieux représenter l’extase, fût-elle divine, qu’en lui prêtant les manifestations de la jouissance érotique ? C’est ce que je viens de te montrer avec le Saint Sébastien de Francesco del Cairo.

 

 ─ J’ai vu. Tu connais beaucoup d’exemples ?

 

 ─ J’ai l’embarras du choix. Regarde ces deux Saint Sébastien de Guido Reni, un artiste de la première moitié du XVII° siècle. L’érotisme est à fleur de peau, si j’ose dire. Ces flèches ne sont pas des armes meurtrières mais des flèches d’amour.

 

 ─ Je ne peux m’empêcher de penser que ce « dieu du stade » aurait fait un très beau Saint Sébastien.

3 bis

Photo : St Sébastien Pierre et Gilles

 

Les remarques amusantes de Joseph et Pierrot, à propos des pagnes drapés des Saint Sébastien, m’ont incité à en remettre une couche avec ce splendide supplicié de banlieue, de Pierre et Gilles.

 

Question vitale :

Le drapé qui ceint le saint, sans lui couvrir le sein, est-il vraiment sain ?

 

Autre question tout à fait naturelle :

Quel est ce saint ceint d’un sain drapé laissant saillir son sein ?

 

Plus ampoulé :

Ceint d’un drapé céladon celant son céleste et sain sexe, le saint aux seins nus, dans une mise en scène au sainfoin et aux saintpaulias, offre sa célébrité à un cénacle de cénobites célébrant son sacrifice.

 

4

 ─ Quelque fois le credo homosexuel se manifeste là où on l’attend le moins. C’est le cas dans ce grand tableau de Géricault commémorant un naufrage dramatique, que tu connais bien pour l’avoir vu plusieurs fois au Louvre, c’est « Le radeau de la Méduse ».

On sait que Géricault était lui-même homosexuel, et il a trouvé le moyen d’insérer un moment d’effusion érotique dans ce drame de la mer à caractère politique.

Rappelle-toi, on voit, en bas à gauche sur le radeau, un homme d’âge mûr, prostré, soutenant un beau jeune homme paraissant mort, reposant sur sa cuisse. Le garçon est entièrement nu, la tête renversée en arrière, les jambes écartées, le ventre et le sexe dans la lumière.

 

 ─ Oui, je me souviens. C’est la version romantique d’Apollon et Hyacinthe, du couple grec de l’éraste et de l’éromène.

 

5

 ─ Parfois le tableau cache bien son jeu. Verrait-on, de prime abord, une charge érotique dans la peinture de David Hockney « A Bigger Splash » qui date de1967 ? Sans doute pas. Et pourtant !

Il ne s’agit pas de beaux garçons sous la douche ou au bord de la piscine comme en peignait David Hockney à cette époque. Ici on ne voit plus personne. Le nageur a plongé et a disparu sous l’eau. De son plongeon reste cette belle gerbe blanche, accompagnée de filaments et maculations. Magistrale éjaculation.

David Hockney a mis 75 heures pour peindre cette gerbe, avec un plaisir énorme, dit-il, alors que son appareil photo avait fait la prise de vue, son « orgasme optique », au 1/200° de seconde.

 

 ─ Il est vrai que sans ton explication je n’aurais pas fait cette lecture du tableau.

 

6

 ─ Veux-tu qu’on s’amuse peu, Mathys ?

 

 ─ Je suis toujours partant.

 

 ─ Que dirais-tu de ce tableau si tu devais le commenter ?

 

 ─ Je dirais qu’il représente un ado endormi dans un évidement naturel du sol. Il est jeune, il est beau. C’est un garçon pré pubère avec un corps déjà magnifiquement formé mais un côté androgyne accusé par la pose assez langoureuse et le sexe imberbe curieusement coincé, caché entre les cuisses. Il a un doux visage dont la longue chevelure bouclée accentue la féminité. Les lèvres sont entrouvertes, prêtes à accueillir un baiser, et les yeux sont clos sur un rêve d’amour.

Il s’est endormi après avoir lu une lettre d’amour qu’il tient encore contre son cœur.

C’est très romantique.

 

 ─ Tu as tout faux.

Bara, c’est le nom du garçon, est un jeune héros de la Révolution française. Il a été élevé au niveau d’un mythe par Barere, et le peintre David, instigateur et chantre patriote du néo classicisme, a voulu immortaliser sa légende.

En 1793, un jeune tambour de 14 ans tombe dans une embuscade tendue en Vendée par les troupes royalistes, et meurt héroïquement en pressant la cocarde tricolore sur son cœur.

 

 ─ Pourquoi est-il nu, et plutôt ambigu, ni garçon ni fille ?

 

 ─ David développait toute une rhétorique pour justifier la nudité des héros, basée sur le retour à l’antique et l’exaltation des vertus républicaines.

 

 ─ Lui aussi aimait les garçons ?

 

 ─ Je n’en sais rien. Mais sait-on ce qui se cache dans les obscurités du désir ?

 

6 bis

 ─ Veux-tu qu’on s’amuse encore un peu avec le sérieux David ?

 

 ─ Volontiers.

 

 ─ Regarde ce célèbre tableau des Sabines, peint en1799.

Sous cet épisode de la guerre de Troie se cache un plaidoyer pour la réconciliation après la Terreur des Jacobins.

 

 ─ Je cadre maintenant sur Romulus.

 

 ─ Il a un très joli petit cul modelé avec amour le soldat Romulus.

 

 ─ La nudité est en quelque sorte le costume du héros.

 

 ─ Oui. Romulus et Tatius sont les seuls à être nus. Les autres combattants et les femmes sont vêtus.

 

 ─ Note bien que les écuyers de Tatius et de Romulus sont nus eux aussi.

 

 ─ C’est d’ailleurs une nudité curieusement adolescente et gracile, un peu troublante au milieu de ce combat, non ?

 

 ─ C’est vrai. Rien ne la justifie vraiment, surtout pas le discours de David sur l’usage, dans l’art antique, de représenter nus les dieux et les héros.

 

 ─ Alors ? Ces écuyers ? Double du héros ? Sa face cachée, secrète ? Un même héros dans deux personnages ?

 

 ─ Peut-être. Tu fais des progrès dans les analyses de tableaux, Mathys.

 

6 ter

 ─ Finissons-en avec David.

Regarde ce Patrocle.

 

 ─ Il est bien viril celui-là.

 

 ─ Oui, mais tu sais qui était Patrocle ?

 

 ─ Non, excuse-moi, je ne sais plus.

 

 ─ C’était l’écuyer et amant d’Achille, autre héros de la guerre de Troie.

A sa mort, Achille a manifesté une émotion démesurée, il a versé toutes les larmes de son corps, et il a mis une telle ardeur à le venger qu’on ne peut douter que ce fut l’amour qui les lia.

 

 ─ Alors ce n’est pas un hasard que David ait peint ce sujet.

 

7

 ─ Et Bacon ? Parle-moi un peu, Alex, de cette homosexualité douloureuse et même horrible, chez Bacon, le peintre anglais.

 

 ─ Francis Bacon a peint sans retenue des couples homosexuels. Oui, c’est une homosexualité tourmentée. L’intimité est violente chez lui, ce sont des combats érotiques, des luttes corps à corps, une rivalité amoureuse agressive pour qui dominera sexuellement l’autre. Il s’agit là d’une vision pessimiste, tragique, l’expression d’un désastre affectif. Il y a chez bacon une sorte de fascination de l’horreur qui n’affecte pas la seule homosexualité, mais la condition humaine en général. En tout cas c’est du grand art.

 

8

 ─ À l’opposé de Bacon il y a Pierre et Gilles. Qu’en penses-tu ?

 

 ─ Pierre et Gilles nous montrent, dans leurs photographies peintes, un univers de contes de fée. Tout y est trop parfait, trop merveilleux, trop beau, pour ne pas être complètement faux.

 

 ─ Et puis il faut aimer le kitsch.

 

 ─ Oui, c’est complètement kitsch. Les personnages, qui sont souvent de beaux garçons bodybuildés, ou au contraire efféminés, androgynes, sont « relookés », lissés, léchés, polis, lustrés,… et environnés d’étoiles scintillantes ou de pluie de pétales de roses, ou plongés dans un décor de théâtre avec une végétation paradisiaque mais en plastique, des fleurs et des animaux en toc.

 

 ─ Ils donnent du rêve bon marché à ceux qui les regardent.

 

 ─ Si tu veux, mais pas seulement. Il y a un fond de gentillesse là dedans, naïf peut-être, mais tellement rare dans la production artistique actuelle.

 

9

 ─ A propos de photographie, puisque c’est le médium de Pierre et Gilles, tu ne crois pas, Alex, que les pionniers de la photo de nus masculins ont fait un très beau travail artistique ?

 

 ─ Oui, bien sûr. Qu’il s’agisse de Bruce Weber ou Mapplethorpe à New York, de Herb Ritts à Los Angeles, de Alair Gomes à Rio de Janeiro,…

Tu vois ce jeu savant de la lumière sur les corps dénudés ? L’harmonie des galbes de la musculature, la sensualité du grain de la peau ou de la texture pileuse, cette beauté de l’homme délicatement ciselée ?

 

 ─ Oui, je vois. Il y a une sublimation, un langage.

 

 ─ Depuis on assiste à une déferlante de photos de nus masculins. Il y en a partout, dans les publicités pour les parfums ou les sous vêtements, dans les magazines, dans les calendriers, sur les cartes postales,…La production est devenue industrielle et c’est une industrie prospère. Mais pour une image de qualité, combien de milliers de médiocres, voire complètement nulles, répétitives, sans originalité, souvent vulgaires ou obscènes,… des clichés qui montrent tout mais qui ne disent plus rien, ou toujours la même chose.

 

 ─ C’est de la photo fast food.

 

 ─ Oui, et commercialement ça fait un tabac.

 

10

 ─ Quel tableau choisirais-tu, Alex, en dehors de l’homosexualité, pour montrer une expression subtile de l’érotisme ?

 

 ─ Un que je trouve des plus subtils et des plus torrides à la fois, c’est cette Annonciation de Botticelli.

 

 ─ Ah oui ? Torride, cette fresque ?

 

 ─ Oui. Regarde : l’ange s’avance vers la Vierge en s’agenouillant, pour lui annoncer la bonne nouvelle. Marie, surprise et inquiète, fait une rotation arrière très dansante, avec beaucoup d’affectation. Elle repousse des deux mains les avances du garçon, avec un air de dire : « Mais que me voulez-vous, jeune homme ? Pour qui me prenez-vous ? ».

Ne s’agit-il pas, en effet, d’une pénétration par effraction ?

Ce faisant, le manteau de la madone s’ouvre comme une vulve sur des tissus rougeoyants et tumescents, tandis que l’Ange tend une main vers elle.

Pendant ce temps un léger voile blanchâtre, fluide et transparent, se déploie sur le dos du messager et vient se répandre sur le sol comme dans une angélique éjaculation, sous la pointe de la branche de lys que Gabriel tient délicatement dans la main gauche.

Le tour est joué, L’Ange a fécondé la Vierge, mais à distance. Le Verbe s’est fait Chair.

J’emprunte ce savoureux commentaire, accommodé à mes condiments personnels, à un critique d’art qui ne manque pas d’humour : Pierre Sterckx.

 

 ─ C’est marrant, maintenant je ne peux plus voir cette Annonciation autrement !

 

11

 ─ Je te disais, Alex, en commençant notre conversation, que ce que je demande à l’image érotique, c’est d’avoir une force de proposition, c’est d’ouvrir les portes, par le jeu des métaphores et des métonymies, à l’imaginaire, au fantasme, etc.

Je demande à l’auteur de la subtilité, une science de la suggestion, et une maîtrise artistique.

 

 ─ Oui, moi aussi, tu t’en doutes. Ce que nous cherchons, c’est l’inverse de la pornographie, qui ignore l’ellipse, exhibe tout, se complaît dans l’obscène sous prétexte de montrer la réalité de la vie.

Détailler les organes sexuels et le siège des excrétions du corps et des odeurs, mettre en vitrine la baise sous tous les angles et sous toutes les formes, c’est convertir le noble en ignoble.

L’industrie du sexe, mondialement prospère, s’adressant à tous, dans une multitude de productions médiocres, voire débilitantes, a désacralisé et banalisé le sexe. Et en plus la représentation de la sexualité n’a jamais été aussi peu réelle qu’en ces scènes de sexe standardisées, formatées, stéréotypées, minablement post synchronisées. La mécanique est si bien huilée, si l’on peut s’exprimer ainsi, qu’elle ne fait plus rien dire au sexe.

 

12

 ─ Il en va de même dans certains blogs, qui profitent de l’engouement pour les productions érotico pornos, pour diffuser des images répétitives, rarement originales, sans caractère artistique. Qu’il s’agisse de filles, de garçons, de couples de toutes sortes ou de groupes en action.

Dans les plus « soft » on voit, par exemple, des photos de garçons dénudés, gays sans doute, apparemment sains et heureux, sympathiques, paraissant bien dans leur peau, jeunes, beaux, offerts, désirables, libérés de toute pudeur,… mais dépourvus de tout mystère.

 

 ─ Sans doute. Mais il faut se réjouir du chemin parcouru depuis un peu plus d’un siècle. Les images étaient censurées, ou autocensurées, ou existaient clandestinement. Les « passions honteuses », les « actes immoraux », étaient soumis aux châtiments les plus sévères.

En 1886 Louis II de Bavière fut noyé dans un lac pour sa « conduite immorale » avec des palefreniers.

En 1893, Tchaïkovski, pour avoir séduit le neveu d’un noble russe, dut mourir. Le tsar mit en place un tribunal d’honneur qui le contraignit à s’empoisonner. Le suicide fut camouflé en choléra.

En1895 Oscar Wilde fut condamné à deux ans de travaux forcés pour ses relations homosexuelles.

Il y a eu les longues années ahurissantes des déportations et des exécutions des homos sous Hitler, et sous les dictatures de Staline/Kroutchev, de Mao, de Castro, et pendant la chasse aux sorcières de McCarthy, pour ne citer que les plus monstrueux prédateurs.

Et puis sont arrivés les gays. Maintenant la permissivité acquise, non sans luttes, n’a plus guère de limites et c’est un progrès énorme. Fragile, peut-être.

 

 ─ Oui. Mais en ce qui concerne l’imagerie, on est dans l’industrie de la grande consommation. Ça fait du chiffre mais le champ est très limité. Le plaisir, la lente montée du plaisir, qui sont les moteurs de la sexualité, sont rarement représentés.

 

 ─ Créatifs, montrez-nous ça, les espaces de la sexualité qui ménagent des secrets, des interdits et des possibles, les « antichambres des apocalypses intérieures ».

 

 ─ Après tout, Alex, on s’en fout. On n’a vraiment pas besoin de ça.

 

 ─ Tu as mille fois raison Mathys. Mais l’art, ce n’est pas une béquille, c’est un allié, un ami qui nous veut du bien, il affine, raffine toutes nos sensations et nous aide à atteindre ces fameuses « apocalypses intérieures ».


085 Voyage en délire

 

1re partie : Le désespoir

 

Las d’attendre un miracle qui ne venait pas, il fit son baluchon et partit vers une terre qui ne lui avait jamais été promise.

 

Amélie ne lui reviendrait pas. C’était devenu une évidence. Elle s’enlisait de plus en plus dans les sables mouvants d’un amour démoniaque. Seul un prodige pouvait ramener à lui sa Vénus empêtrée dans les griffes du diable, bien qu’il fît patte de velours.

Elle était devenue sa servante et se pourléchait comme une chatte en énumérant toutes les qualités qu’elle lui trouvait. Elle le voyait d’une extraordinaire beauté alors qu’à ses yeux à lui, Alex, il était voûté, presque bossu, et avait de grandes oreilles qui étiraient son visage vers l’arrière, comme peut le faire un lifting raté. Son sourire radieux et ses dents étincelantes n’étaient autres qu’un rictus carnassier. Elle était aveuglée par ses yeux flamboyants, qu’Alex estimait n’être qu’un pâle reflet du brasier infernal de son âme. Sa ferveur pour le généreux équipement viril que ce malin se faisait un plaisir d’exhiber pour elle, et pas seulement exhiber évidemment, laissait Alex plein de doute et de circonspection : elle accordait au phénix de son nouvel amant des vertus qui n’étaient que des fantasmes. Il lui en coûtait de la voir gober bouche bée ce soi-disant phénomène. Cette réputation, née d’illusions, propagée par la rumeur, n’était en fait qu’un leurre. Bien entendu elle tombait à la renverse dans le panneau.

Dans ces conditions, seule une intervention miraculeuse pouvait extirper des fourches caudines de ce mystificateur la brebis égarée, et la ramener dans le droit chemin d’un amour pur et désintéressé, platonique et charnel à la fois, quasi mystique, le sien, à lui, Alex.

 

Le sol, qu’il foulait nerveusement, était devenu une fondrière, un bourbier dans lequel s’enfonçaient irrémédiablement ses espoirs et ses rêves. Il se sentit percé par une aiguille de glace. Elle s’enfonça si profondément en lui qu’elle transperça le double fond inviolable de son cœur. La douleur se répandit en lui et dressa de gigantesques falaises escarpées du haut desquelles il fut tenté de se jeter. Mais une main invisible le retint par la peau du dos au moment où il s’élança dans le vide. C’est alors qu’il comprit qu’il lui fallait se livrer, tout nu et vulnérable, armé des seuls attributs fournis par la nature, à un destin qu’il imaginait plus affligeant que fabuleux.

Fuyant les entrelacs et les divagations de sa souffrance, se faufilant entre les mots incompréhensibles qu’il proférait sans qu’ils sortissent de sa bouche, se tortillant pour éviter de déraper sur le sol gluant et spongieux de son délire, il se dirigea dans la direction qu’il avait toujours craint de perdre : le nord.

 

2° partie : Les Terres Maudites

 

Il devait déjà franchir deux obstacles naturels redoutables. Ils étaient plus effrayants par les légendes qu’ils généraient que par les difficultés de leur escalade.

Le premier obstacle était la montagne des Terres Maudites. On y accédait par une vallée sèche encombrée d’éboulements dont les blocs de rocher atteignaient parfois des proportions gigantesques. Ils se dressaient tels des titans barrant le passage, tels des colosses gardant l’accès d’un lieu damné.

Après des heures de marche sur des pierriers chaotiques, dans ces gorges encaissées qui concentraient toute la chaleur qu’accumulait la roche, le sommet apparaissait comme une délivrance. C’était un dôme débonnaire, tranché à droite par un coup de sabre de géant, se prolongeant à gauche par une échine herbeuse invitant au repos. En face, Ia descente sur l’autre versant paraissait d’une grande simplicité, tant la pente était douce et la végétation rafraîchissante après la fournaise de la montée. Là était le piège. La faible déclivité, qui invitait à s’abandonner après les gros efforts de l’escalade, s’accentuait insensiblement jusqu’à prendre un angle important. Il suffisait alors de faire un pas de plus et le sol se dérobait sous les pieds. Il entraînait irrémédiablement jusqu’aux falaises qui surplombaient la forêt de conifères quelques centaines de mètres plus bas. La chute était fatale, mortelle.

Il y avait cependant un passage. Un seul. Une faille dans la falaise permettait de descendre sans trop de risques, à condition de savoir prendre le bon couloir d’avalanche, il y en avait trois, qui aboutissait au pied de la muraille.

 

On raconte qu’au Moyen Âge, lorsque le comté était victorieux d’une guerre contre les barbares des fiefs environnants, les prisonniers étaient trop nombreux pour qu’on les gardât tous comme esclaves. Les chefs ne voulaient conserver que les plus dégourdis pour les faire travailler comme de bons ouvriers. L’usage voulait qu’on demandât à la montagne de faire le tri.

Presque tous étaient de vigoureux jeunes gens misérables qui s’étaient enrôlés pour une solde dérisoire. Ils étaient bien nourris et bien entraînés physiquement. Bien sûr ils devaient souvent se battre et risquer leur peau, mais en cas de victoire que de récompenses ! Les pillages leur donnaient l’occasion d’amasser un petit pécule, et les femmes et les filles des vaincus se donnaient sans compter à ces valeureux guerriers.

Faits prisonniers, ils étaient enchaînés et conduits au sommet de cette redoutable montagne en passant par la vallée des éboulis. Là-haut ils étaient détachés. Ils devaient se déshabiller complètement et jeter leurs vêtements dans un brasier allumé par les gardes. A un signal les chiens de berger se précipitaient sur ce troupeau d’hommes nus pour les obliger à redescendre par le versant des falaises. La plupart d’entre eux s’affolaient, se précipitaient dans la pente pour échapper aux chiens et s’écrasaient aux pieds des falaises. Quelques uns flairaient le piège et, quitte à être mordus, finissaient par découvrir une voie qui leur gardait la vie sauve. Des troupes les récupéraient en bas, la plupart du temps simplement égratignés. Les soldats les ramenaient au village fortifié où ils les promenaient nus sur des chars traînés par des chevaux de labour. La foule exultait et leur lançait des quolibets et des obscénités. Il y avait probablement parmi tous ces badauds excités des filles et aussi des garçons qui ne disaient rien tant ils étaient sexuellement fascinés par le spectacle de ces beaux corps de guerriers à la virilité débordante.

 

On dit que par nuit noire, si le vent vient du sud, le jour de la fête des morts, on entend encore depuis le village le claquement des ossements des guerriers réclamant une sépulture.

 

Personne ne sait à quelle époque la montagne reçut le nom de Terres Maudites. Mais maudite elle fut et maudite reste-t-elle, car depuis l’abandon de cette cruelle pratique, il ne se passe pas une année sans qu’un jeune homme ne se tue en tombant du haut des falaises, sans raison apparente. Maladresse ? Imprudence ? Suicide ? Meurtre déguisé ? Force maléfique ? Vengeance post mortem ?... Ces morts mystérieuses ne font qu’entretenir cette terrible légende.

 

3° partie Le Roc d’Enfer

 

Connaissant la voie de descente des Terres Maudites, Alex put franchir ce premier obstacle sans difficulté physique. C’est psychologiquement que l’épreuve fut pénible car à aucun moment il ne put distraire son esprit des terribles scènes qui s’étaient déroulées ici et de la malédiction qui semblait hanter ce lieu. Il n’aurait pas été surpris d’entendre de sinistres gémissements ni l’entrechoquement des squelettes de l’ossuaire.

Il arriva dans la forêt sain et sauf et continua sa route vers le nord.

 

Il n’ignorait pas qu’il avait un deuxième obstacle mentalement difficile à franchir. C’était une haute montagne qui barrait la route du nord, pas exagérément haute, mais portant le terrible nom de Roc d’Enfer. Pourquoi l’avait-on ainsi nommé ? Est-ce que le diable en avait fait sa terre d’élection ? Ou bien ses défenses naturelles rendaient-elles la vie infernale aux escaladeurs de son sommet ? En fait la montée et la descente étaient assez faciles, mais les trois pics de la cime, par temps d’orage, attiraient la foudre qui secouait les rochers de terribles décharges.

Il suffisait de ne pas s’y aventurer les jours où l’orage menaçait pour ne pas subir les assauts de Vulcain.

Seulement voilà : dans des temps très anciens, cette montagne était utilisée pour rendre la justice. Lorsque des accusés niaient leurs forfaits, que les preuves étaient insuffisantes, que leur culpabilité était probable mais incertaine, les juges décidaient de remettre leur sort entre les mains du juge suprême, qui ne saurait se tromper.

On emmenait donc les présumés coupables en haut de cette montagne lorsque l’observation du ciel permettait de prévoir la tourmente. On les dépouillait de leurs vêtements et on les attachait nus à des poteaux solidement ancrés dans la roche. Pourquoi nus ? Parce qu’il ne fallait rien dissimuler au regard céleste, pour qui la vérité suintait par tous les pores de la peau. Il ne fallait pas y voir une humiliation inutile et méchante, mais un désir de présenter l’homme dans l’état de nature, dépouillé de tous les attributs sociaux pouvant faire pencher la balance du divin arbitre.

On les abandonnait ainsi à cette justice des dieux qu’aucun homme normalement constitué n’aurait l’audace de contester. Les coupables seraient punis, les innocents épargnés, et tout le monde pourrait continuer à vaquer aux occupations quotidiennes dans la paix et la sérénité de la conscience tranquille.

Après les intempéries on allait délivrer les corps. Les vivants criaient leur joie. Ils se dépêcheraient d’effacer de leur mémoire cet instant d’abominable et traumatisante frayeur. On leur rendait leurs vêtements en même temps que la liberté. Quant aux corps à demi-noircis ou complètement carbonisés par la foudre, on les jetait dans le gouffre sans fond qui s’ouvrait un peu en dessous du sommet. On le supposait aller jusqu’aux entrailles de la terre car on n’entendait jamais l’impact de la chute de ce qu’on y jetait. En enfer, voilà où séjournaient désormais les coupables. Flammes éternelles et supplices permanents. Telle était la justice du grand architecte.

Alex eut la chance de franchir ce redoutable Roc d’Enfer par un temps ensoleillé et stable. Bien qu’il en fût en ce moment même plus victime que coupable, il savait bien qu’il n’était pas exempt de culpabilité, et qu’il ne serait peut-être pas épargné par une justice supra terrestre. Mais surtout il se sentait poursuivi par l’hostilité de ce diabolique amant d’Amélie.

 

4° partie La mandragore

 

Il poursuivit son chemin vers le nord. Maintenant il abordait un territoire inconnu. Son plus grand désir était d’atteindre au plus vite les terres de l’oubli pour que les souvenir cuisants de son amour trompé et détruit cessent de lui marteler les tempes et le cœur. Il fuyait, un peu lâchement sans doute, le labyrinthe de ses désillusions, en espérant trouver un espace-temps propice à de nouveaux espoirs. Mais il se sentait poursuivi par une malveillance qui allait multiplier les embûches sur le chemin de son renouveau. En témoignait ce sol qu’il était en train de fouler, qui progressivement se couvrait de cette mystérieuse mandragore. Il ne l’avait pas tout de suite remarquée, mais une odeur très forte l’avait alerté et il avait alors identifié ces feuilles longiformes avachies et les grosses baies rouges mollement étalées sur lesquelles il marchait. Que savait-il de la mandragore ? Il connaissait ses propriétés hallucinogènes et savait qu’elle était entourée de nombreuses légendes. Ce n’était pas la plante elle-même qui était auréolée de magie, mais sa racine. Une racine pivotante s’enfonçant jusqu’à un mètre dans le sol et de forme anthropomorphe, avec un tronc, des membres, une tête et même un sexe. L’extraire du sol était dangereux car celui qui pratiquait cette opération sans précaution était poursuivi par la malédiction s’il n’avait pas été tué par le cri meurtrier que pousse la plante à l’arrachage. Il fallait suivre un rituel spécifique et suivre tout un cérémonial pour dégager la racine, avec un accompagnement de prières et de litanies. Les mandragores les plus recherchées, car les plus efficaces pour procurer prospérité et fécondité, étaient celles qui poussaient au pied des gibets, car on les disait fécondées par le sperme des pendus.

Alex se demandait si le fait de marcher sur la plante n’allait pas déclencher des représailles fomentées par son victorieux et diabolique rival. En tout cas il percevait distinctement que ses pensées les plus secrètes étaient déchiffrées et traduites en échos qui se répétaient à l’infini. Bien qu’il fût habillé il se sentait complètement mis à nu. Physiquement d’abord, comme si des milliers de regards fouillaient son corps et détaillaient toutes les petites particularités de son visage, de ses proportions, de sa musculature, de son système pileux, de son sexe pour en faire l’inventaire exhaustif. Quelle image de lui résultait de cette inspection minutieuse ? Etait-elle la même que celle qu’il avait de lui-même ? Certainement pas. Le regard est un juge qui obéit à des codes et à des canons non seulement très personnels, mais aussi socioculturels. Le trouvait-on beau, le trouvait-on attirant, séduisant ? Si d’habitude il était très soucieux de son apparence et de l’impact de son physique sur les personnes qu’il côtoyait, connues ou inconnues, en l’état actuel de sa condition il s’en foutait complètement. En revanche il était scandalisé de sentir ces regards pénétrer à l’intérieur de son corps, par ses yeux, par ses narines, par ses oreilles, et bien entendu par sa bouche, mais aussi par son pénis et son anus, par tous les pores de sa peau. Cette séance de voyeurisme, qui consistait à observer, sans son autorisation, non seulement l’ensemble de son anatomie, mais encore toutes les parties internes de sa mécanique humaine, dont lui-même ignorait presque tout, le révoltait. Ce qui l’offusquait plus encore était la divulgation de ses pensées dont certaines étaient peu honorables, en particulier celles qu’il se dissimulait à lui-même parce qu’elles lui faisaient honte. Sans doute était-ce de cette manière que le poursuivait le démon, l’obligeant à prendre conscience de sa bassesse, de sa médiocrité et de son insignifiance. Aussi fut-il soulagé lorsque les mandragores brusquement disparurent, laissant la place à un sol recouvert d’un tendre gazon. Le prince des démons avait-il renoncé à son harcèlement ?

 

5° partie La mangrove

 

Il continua donc sa marche sur ce merveilleux tapis d’herbe et de mousse, toujours en direction du nord.

Les saignements de son cœur commençaient à s’atténuer, et les peurs engendrées par cette hostilité à son égard, réelle ou chimérique, à s’estomper. Il marchait à grands pas pour s’éloigner le plus rapidement possible de la source de ses maux.

Le sol devint marécageux. Des touffes de fougères géantes, ornées  d’une multitude de sporanges dorés sur l’envers de leurs grandes feuilles, s’élevaient ici et là.

Les fougères arborescentes laissèrent la place à une drôle de végétation : des arbres suspendus au dessus de multiples racines aériennes plongeant dans le sol sablonneux. Il avait vaguement entendu parler de cette forêt tropicale littorale, cette forêt sur la mer qu’on appelle la mangrove. Il lui fallut trouver des passages où le sol n’était pas inondé et se faufiler entre les entrelacs des extraordinaires racines-échasses des palétuviers.

Il se demanda comment il se faisait qu’il soit déjà au bord de la mer alors qu’il venait de quitter les Alpes, et par quel prodige une mangrove s’était établie à cette latitude, alors qu’elle ne prospérait qu’en région tropicale. Etait-ce la fin de son parcours ? Il n’avait pas prévu de rencontrer aussi vite une mer ou un océan qui allait lui barrer définitivement la route.

Il eut à peine le temps de se poser ces questions qu’un hululement le fit tressaillir et le cloua sur place. Il se sentit aussitôt menacé par un invisible danger, cependant que le silence était d’une telle lourdeur qu’il en devenait tapageur. Ce silence étouffant tambourinait ses tempes et faisait dans sa tête un vacarme assourdissant. Il fut interrompu par de petits rires acidulés qui fusaient derrière les racines-palettes des palétuviers. Il ne voyait rien bouger. L’immobilité était si intense qu’elle provoquait des convulsions dans ses tripes. Les petits rires aigrelets s’amplifièrent au point de devenir une hilarité générale. C’est alors qu’il vit émerger des racines des palétuviers des formes humaines qui se révélèrent bientôt être des jeunes filles d’une très grande beauté, vêtues de tuniques en mailles de lianes laissant deviner par leur semi-transparence la splendeur de leur corps. Elles étaient toutes souriantes et semblaient ne pas pouvoir se retenir d’exprimer leur joie en s’esclaffant, ce qui provoquait cette multitude de petits sons aigus et stridents.

Des nymphes, se dit-il. Dans cette nature extravagante entre terre et mer, ce ne peuvent être que des hydriades, ou bien des océanides, gardiennes de ces terres immergées à marée haute, ou encore des naïades, à moins que ce ne soient des ondines avec leurs longs cheveux d’or, qui vont m’offrir des trésors qu’elles gardent dans leurs beaux palais aquatiques.

Bientôt elles formèrent un cercle autour de lui et commencèrent à babiller. Les sons qui sortaient de leurs belles lèvres sensuelles ne semblaient pas former des mots mais plutôt une suite indéchiffrable d’hiéroglyphes.

Il n’en croyait pas ses yeux ni ses oreilles mais succombait au charme de cette réalité imaginaire.

Il ne comprit pas tout de suite le sens de cet accueil enthousiaste mais il ne tarda pas à avoir l’entendement pénétré des intentions de ces adorables créatures.

 

6° partie Les nymphes

 

L’une des nymphes se détacha du cercle dont il était le centre et s’adressa à lui dans un langage où les mots de différentes langues se combinaient et s’entrelaçaient pour former des phrases auxquelles il était incapable de donner un sens. Les filles attendaient manifestement une réaction à ces propos qui leur paraissaient d’une grande clarté, et devant l’inertie du garçon affichèrent leur déception. C’est alors qu’intervint la plus belle d’entre toutes, portant sur sa chevelure d’or un bandana de diamants. Elle avait une assurance telle qu’elle apparut aussitôt à Alex comme le chef de cette congrégation féminine. Elle s’exprima, avec un adorable petit accent nordique, dans un français à l’orthographe et à la syntaxe parfaites.

 

  Tu es le bienvenu, lui dit-elle. Nous t’attendions depuis très longtemps. Il passe très peu d’hommes par ici et noue avons beaucoup de mal à nous consacrer à ce qui est notre principale occupation après celle de la protection des eaux : les plaisirs de l’amour. Nous pratiquons entre nous mais notre joie est immense, comme tu as pu t’en rendre compte, lorsqu’un mâle vient nous rendre visite.

Tu ne pourras pas faire de jalouses, car celles-ci te poursuivraient pour te punir de les avoir délaissées. Aussi devras-tu honorer chacune d’entre nous avec la même intensité et la même puissance virile.

  Mais vous êtes des centaines !

  Nous te laisserons des temps de repos et de reconstitution des fluides séminaux. Et puis nous serons toutes autour de toi lorsque tu œuvreras sur ce lit de mousse aux vertus tonifiantes et régénératrices, et nous t’encouragerons par des paroles stimulantes et, s’il le faut, des gestes dynamisants.

  Mais je ne peux pas plus de deux ou au mieux trois fois consécutives !

  Ne t’inquiète pas, nous t’aiderons, nous savons faire, nous sommes des expertes en matière d’amour, et puis nous avons tout notre temps. Nous te donnerons à boire notre décoction de racine de palétuvier macérée dans de la liqueur de serpent, qui a d’extraordinaires pouvoirs aphrodisiaques et vaso-dilatateurs.

Commence par te déshabiller.

 

Devant l’inertie fiévreuse d’Alex, elle reprit la parole :

 

  Allez les filles, c’est un timide, aidez-le à se déshabiller.

 

Il ne fallut pas leur dire deux fois. Elles se précipitèrent sur le garçon avec une douce et caressante frénésie. La chemise s’envola, les trekkings et le pantalon, et bien évidemment le slip. Tout cela fut fait avec tant de savoir-faire , par des mains expertes se promenant au passage aves délicatesse sur les surfaces de peau successivement dévoilées, que la nudité d’Alex se présenta aussitôt, à leur grande satisfaction, dans sa forme la plus avantageuse.

 

  Viens t’allonger sur ce moelleux lit de mousse.

 

Aussitôt les filles reformèrent le cercle autour de ce matelas végétal érigé sur un petit promontoire.

 

  C’est à moi que revient l’honneur d’inaugurer ce théâtre d’amour, dit-elle encore. Elle se dirigea vers Alex, fit glisser sa tunique, révélant le corps de rêve que laissaient entrevoir la forme et la transparence du vêtement, et s’allongea auprès de lui.

 

7° partie : le théâtre d’amour

 

Elle se donna à lui sans aucun formalisme, sans pudeur, avec un élan si naturel et une ardeur si communicative qu’Alex fut décontenancé par cette quintessence de virtuosité et perdit le total contrôle de ses impulsions. Il jouit trop vite avec une intensité inouïe, mais se reprocha aussitôt d’avoir frustré sa délicieuse partenaire par cette précipitation.

Elle parut néanmoins satisfaite et se rhabilla avec la grâce et l’élégance dues à son rang pour laisser la place à une autre jolie nymphette.

Alex se rassura en constatant que son sexe avait gardé une raideur suffisante pour accueillir cette nouvelle coéquipière, qui saurait lui rendre son état de virilité optimum pourvu qu’elle fût aussi savante que la précédente.

Délesté des premiers débordements de ses glandes séminales, il put mieux gérer le rythme et la puissance de ses reins et prolonger la séquence jusqu’aux spasmes et au râle de plaisir de sa belle ondine.

Il aurait aimé en rester là, mais une troisième cliente se présenta. Avec le même geste à la fois naturel et raffiné que les deux premières, elle fit glisser à ses pieds la fameuse tunique en maille de lianes, révélant une nouvelle splendeur anatomique.

Alex avait une sérieuse inquiétude quant à sa capacité à satisfaire aux exigences de sa nouvelle partenaire. Il constata que l’organe objet de toutes les convoitises n’avait plus la consistance requise pour une nouvelle séance d’amour. Mais la naïade le prit en charge avec une telle expérience, ou une telle science des stimulations des zones érogènes de l’homme, et de celles d’Alex en particulier, que dans un délai raisonnable il reprit la longueur et la fermeté adéquates.

Alors Alex enjamba la belle étrangère, sous les ovations des spectatrices, s’introduisit en elle, et commença, à un rythme beaucoup plus lent que précédemment, les va-et-vient que la fille se fit aussitôt un plaisir d’accompagner. Le chœur des nymphes se mit alors à scander de soupirs langoureux les mouvements saccadés de l’accouplement de ces jeunes corps.

Fut-ce le fait d’être à nouveau entre les bras experts d’une fille de rêve, celui d’être exposé aux yeux gourmands d’une multitude de jeunes filles en fleurs à l’ombre des palétuviers et encouragé par leurs soupirs lascifs ? Toujours est-il que son énergie lui revint et qu’il put à nouveau donner et atteindre la jouissance attendue. Cependant il sortit vidé et épuisé de cette performance et demanda grâce à la quatrième candidate lorsqu’elle s’avança le sourire aux lèvres et les sens en éveil.

On lui accorda la faveur d’un repos jusqu’au milieu de la nuit et on lui administra cette potion magique aux vertus aphrodisiaques qui réveillerait sa libido au-delà de toute espérance. Dans un premier temps ce breuvage lui fit l’effet d’un somnifère. Ereinté, c’est bien le cas de le dire, il s’endormit sur son lit de mousse.

Quant il se réveilla il faisait nuit et tout était calme autour de lui. Il prit peur à la pensée d’avoir à affronter dans peu de temps la meute de ces affamées sexuelles. Il avait le sentiment qu’elles allaient le faire mourir d’épuisement en pompant jusqu’à la dernière goutte la sève de son corps. Sans doute était-ce une nouvelle manigance de son diable de rival, qui voulait se venger d’avoir été précédé dans le cœur et dans le ventre d’Amélie.

Il n’y avait qu’une solution pour échapper à ce funeste sort : s’enfuir.

 

8° partie : Le satyre

 

La nuit était noire, l’obscurité était totale. Il tâtonna autour de lui pour essayer de retrouver ses vêtements mais abandonna vite ses recherches pour ne pas perdre de temps et s’aventura dans les ténèbres, les mains en avant et les pieds en alerte.

Il n’avait pas perdu le nord et se dirigea résolument mais avec précaution dans cette direction.

Il savait qu’il allait rencontrer un obstacle infranchissable qui marquerait sans doute la fin de son parcours, et ce serait l’océan tout proche. Mais il ne pouvait rester plus longtemps à la merci de ces filles assoiffées de sexe et survoltée par une mâle présence. Il s’attendait d’ailleurs à buter sur leurs corps lascivement endormis mais disposés de manière à empêcher sa fuite, tant elles étaient désireuses de le garder à leur disposition.

Il avançait avec une extrême prudence en essayant de faire le moins de bruit possible, et en contournant les enchevêtrements de racines de palétuviers sans se laisser désorienter. Il progressait avec une lenteur désespérante, et pourtant il commençait à espérer échapper à une surveillance.

Cependant ses craintes n’étaient pas apaisées. Ses mains palpant les ténèbres n’allaient-elles pas rencontrer quelque boa ou fauve vivant dans cette étrange contrée et se faire déchiqueter  avant même qu’il eût le temps de les retirer ? Ne fuyait-il pas un péril pour se jeter dans des bras encore plus destructeurs ? N’allait-il pas de Charybde en Silla ? Sa souffrance initiale, qu’il cherchait à fuir, ne le conduisait-elle pas vers d’autres tourments, vers d’autres maux plus redoutables encore ? Finalement, bien qu’il parût venir de l’extérieur, le mal n’était-il pas logé en lui-même ?

Il n’eut pas le temps de démarrer une introspection. Sa main droite heurta quelque chose qui ressemblait à une musculature humaine. Epaule, biceps à n’en pas douter. Virils, fermes, et ne faisant aucun mouvement de dérobade. Il demeura un moment immobile, comme pétrifié, en proie à des sentiments contradictoires : frayeur, désir de fuir, et en même temps espoir de rencontrer un être humain fraternel qui lui viendrait en aide, qui lui ouvrirait son cœur et ses bras où il aimerait se blottir.

Une main se referma sur son poignet. Il s’abandonna à cette main et se laissa conduire dans la nuit jusqu’à un endroit inidentifiable. Epuisé et angoissé comme il l’était, il prit vaguement conscience, au bout de quelques manipulations éloquemment sensuelles, qu’il était en train de se prêter à quelque chose qu’il souhaitait et qu’en même temps il redoutait qu’on lui fît, tout en ne sachant pas comment on la lui ferait, mais en s’imaginant en train de la faire, sans savoir si c’était mieux à l’endroit ou à l’envers, et si une pointe de résistance ne donnerait pas une réalité plus fantastique à la sensation qu’il concevait, et pour tout dire qu’il espérait.

 

9° partie : la fuite

 

Ballotté de droite et de gauche, avec dextérité, fermeté, avidité, virilité, mais sans fébrilité, traité d’une certaine manière impossible à définir mais convaincante et toute gonflée de concupiscence, il se retrouva dans les bras d’un être hybride, fruit, sans doute, de l’accouplement d’une nymphe et d’un vulgaire bouc pas mythique du tout.

 

A ce moment il eut le vertige en survolant les falaises escarpées de sa terreur. Il repoussa ce corps zoomorphe avec toute la violence dont il était capable et s’agrippa aux racines de la rébellion qui avait germée en lui.

Il crut miraculeux de réussir à échapper au monstre mais en réalité ce dernier avait un affreux handicap puisqu’il n’avait ni queue ni tête.

A peine eut-il le temps de retrouver le nord qu’il entendit, loin en arrière, le concert d’hiéroglyphes des ondines se préparant à la séance d’amour programmée au milieu de la nuit. « Elles se lancent à ma poursuite » pensa-t-il.

 

Il trébucha, s’affala plusieurs fois dans l’eau de mer de la marée montante, se griffa le visage, la poitrine et les cuisses aux aspérités des barrières naturelles.

 

Mais tout à coup, sans que rien ne l’eût laissé prévoir, il se trouva sur une vaste plage dégagée de tout végétation et de toute aspérité, doucement léchée par une petite houle régulière et presque languide.

Une surprenante sérénité imbibait cet espace infini. L’air avait une consistance et une densité entièrement nouvelles, comme s’il venait de naître.

Pour la première fois depuis son départ, il sentit sa souffrance et ses peurs se vider de son corps comme d’un sablier. Ce qui ne l’empêcha pas de tressaillir lorsqu’il vit à côté de lui, venu d’on ne sait où, un homme vêtu d’un manteau de toile sur une longue tunique couvrant son corps. Cet homme était jeune et attirait la sympathie. Il ne semblait nullement agressif ni entreprenant, mais sa seule présence était un mystère. Il regardait tranquillement Alex, sans que celui-ci pût voir ses yeux.

« Cet endroit est hanté par la présence hermétique de mon rêve, se dit Alex, je dois m’agripper à une réalité tangible pour ne pas retomber au fond du songe. Mais à quoi s’accrocher quand le sable fin, comme l’eau, file entre les doigts ?

Voyons, essayons de raisonner : qui peut bien être ce type apparu devant moi ? Un pédé ? Un ermite ? Un juif errant ?... »

 

 ─ Approche-toi, lui dit l’homme d’une voix grave et douce à la fois.

 

Se faire accoster par un homme en pleine nature, dans des circonstances aussi extravagantes, après la mésaventure des nymphes et celle du satyre, qui fort heureusement avaient tourné court, ne lui disait rien qui vaille, d’autant moins qu’il était entièrement nu.

Il resta immobile et attendit la suite, plein de circonspection.

 

10° partie : la rencontre

 

 ─ Approche. N’aie pas peur, lui dit le jeune homme. C’est toi qui dois venir vers moi, sinon je ne pourrai pas t’aider.

 

 ─ Qui t’a dit que j’avais besoin d’aide ?

 

 ─ Je le sais.

 

 ─ Que me conseilles-tu ?

 

 ─ Viens vers moi. Tu es nu, je vais te donner mon manteau.

 

 ─ Qui es-tu ?

 

 ─ Quelqu’un qui te veux du bien.

 

 ─ Qu’est-ce qui me prouve que tu ne veux pas seulement me baiser, comme l’autre tout à l’heure ?

 

 ─ Rien. Il te faut me croire.

 

 ─ Dis-moi comment je peux poursuivre mon chemin pour échapper à tout ce bordel satanique.

 

 ─ Aussi loin iras-tu sur ce chemin tu ne pourras échapper à tes démons.

 

 ─ Alors c’est sans espoir ? Je suis condamné ?

 

 ─ Nul n’est condamné. Ce que tu dois fuir, ce sont tes lâchetés, tes mensonges, ton orgueil et ton égoïsme. Tu as fait croire à Amélie que tu l’aimais pour mieux profiter d’elle, pour prendre ton plaisir à bon compte, sans avoir quelque engagement à tenir, sans autre perspective que le prochain instant de jouissance. Quand l’autre te l’a soufflée, tu t’es mis à jouer au martyr. Tu te disais chassé du paradis, et voué aux gémonies. Mais tu n’as pas pour autant renoncé à la tentation des nymphes, que tu as fuies uniquement par crainte de voir ta virilité ridiculisée par des filles. Quant au satyre, aurais-tu planqué tes arrières si tu ne t’étais pas aperçu qu’il était un monstre ?

 

 ─ Tu n’es pas un ami qui me veut du bien.

 

 ─ Si. Mais tu es aveuglé par ton ego et tu ne me vois pas tel que je suis.

 

 ─ Que dois-je faire ?

 

 ─ Retourner d’où tu viens, jeter aux orties les mythes, légendes et autres malédictions que tu as cru rencontrer, arrêter tes lutineries érotiques, pour lesquelles tu n’es pas sans atouts ni talents d’ailleurs, briser tes idoles : le sexe, le culte de l’apparence, de la beauté, de la jeunesse, etc.

Le mal auquel tu essaies d’échapper est en toi et non autour de toi.

Je pourrais te faire traverser la mer. Là-bas, bien que tu ne puisses pas le voir, j’ai un hydroglisseur pour cela. Mais à quoi bon si tu restes attiré par d’autres Sodome et Gomorrhe ?

 

 ─ Tu es venu pour me faire la morale ?

 

 ─ C’est un mot que je ne connais pas. Je viens te proposer un autre regard sur la vie.

 

 ─ Tu es Jésus ? Ou ma conscience ?

 

 ─ N’est-ce pas un peu la même chose ?


086 Parade militaire

 

Il s’apprêtait à faire pour quelque temps ses adieux à la vie civile. Après son stage l’attendait cet épisode dont il se serait bien passé, qui était l’appel sous les drapeaux. Il essayait de se faire à l’idée qu’il allait être traité autrement qu’un citoyen. Pas non plus comme un chien, mais comme du matériel de guerre, dont on attend un fonctionnement réglementaire, un rendement conforme à la programmation, après inventaire et étalonnage des capacités.

Etre transformé du jour au lendemain en mécanique humaine, sans pouvoir s’offrir le moindre instant de rébellion, avaler, sans vomir, le chancre de l’obéissance aveugle, lui sabotait son enthousiasme habituel.

Ebranlé par cette perspective cauchemardesque, il ne fut pas étonnant que son inconscient lui jetât en pâture des rêves, des fictions et autres fantasmes.

 

 ─ Maryse, demain je vous monopolise pour l’incorporation des nouveaux conscrits, dit le Commandant. J’aurai aussi besoin de votre collègue Elodie, vous voudrez bien la prévenir quand elle reprendra son service.

 ─ Oui mon Commandant. A vos ordres mon Commandant.

 

………………………………

 

 ─ Elodie, tu sais pas la meilleure ? Eh bien demain on est attachées toutes les deux à la journée d’incorporation des conscrits.

 ─ Oui, et alors ?

 ─ T’as jamais assisté ?

 ─ Non, qu’est-ce qu’il y a de spécial ? On remplit des dossiers, on fait de la paperasse comme d’habitude.

 ─ C’est vrai, mais ce qu’il y a de spécial, c’est que tous ces jeunes petits mecs doivent se présenter à poil devant les gradés, après leurs tests et leur examen médical.

 ─ Non ! Tu rigoles ! Ça ne se fait plus maintenant, c’était autrefois, ou en Russie, mais pas chez nous. Au pire ils se présentent en slip, c’est déjà pas si mal.

 ─ Tu verras. L’année dernière, je te dis qu’ils étaient à poil. Ils entraient en slip et à un moment le Commandant leur demandait d’enlever leur slip.

 ─ On va se marrer alors !

 ─ Ça fait plaisir de voir des mâles qui, pour une fois, ne la ramènent pas avec leur quéquette.

 ─ Qu’est-ce qu’ils doivent être gênés !

 ─ La plupart, oui. Ils ne savent pas où regarder : l’horizon au dessus de nos têtes, nos jambes en dessous de la table,… Les plus effrontés nous regardent droit dans les yeux. Ils ne savent pas où mettre leurs mains. Ils ne peuvent pas les mettre dans leurs poches, hi,hi,hi. Il y en a qui les mettent devant leur sexe pour le cacher. C’est le plus excitant, ce réflexe de gêne, de pudeur. Et puis il faut bien reconnaître que ce n’est pas toujours un sommet d’esthétique, leurs bijoux de famille, il vaut souvent mieux que ce ne soit qu’entrevu. Des fois il y a des queues qui sont belles au repos. Belles n’est pas le mot qui convient, elles sont touchantes.

 ─ Oui, c’est ça, tu as envie de toucher, et alors, la lente dilatation et la lente ascension, c’est ça que je trouve beau. On n’a rien d’aussi apparent pour manifester le désir, nous autres. Mais demain tu n’auras pas le droit de toucher, juste regarder.

 ─ Oh la la, j’en mouille ma culotte.

 ─ Alors t’as pas fini de mouiller.

 ─ Ça dure longtemps ?

 ─ Toute la journée. Prends des culottes de rechange.

 ─ Ils sont beaux mecs ?

 ─ Pas tous. Quelque fois ils font pitié, ils sont maigres et gringalets, ou ils sont gros et flasques. Mais beaucoup sont pas mal, et quelques uns sont super canon.

 ─ A demain alors.

 ─ A demain.

 

2° partie : acte I

 

Une grande salle rectangulaire, avec de petites fenêtres qui laissent parcimonieusement passer la lumière grisâtre d’un ciel encombré de nuages. Des rampes au néon dispensent un éclairage direct, net, brutal, et un peu blafard. Le mobilier est réduit à sa plus simple expression. En face de la double porte d’entrée, proche du mur du fond, un alignement de trois tables rectangulaires sur lesquelles sont posés un certain nombre’ de dossiers. Derrière ces tables, six chaises. Au centre de la pièce, sur les dalles de terre cuite, un cercle blanc est tracé à la craie. Aucun ornement sur les murs.

 

Les acteurs entrent en scène, dans un ordre dispersé, par une porte latérale. Le commandant s’assoit au centre. Non, il ne peut pas s’asseoir au centre puisqu’il y a six chaises. A sa gauche s’installent les deux secrétaires, Maryse et Elodie. A sa droite le capitaine médecin, et un jeune lieutenant. Un caporal va faire le planton près de la double porte face à l’aréopage. Tout le monde est en tenue militaire.

 

La séance peut commencer.

 

 ─ Caporal, ordonne le commandant, faites entrer le premier conscrit.

 

Arrive un garçon assez petit et trapu, aux jambes courtes et légèrement torves, à la démarche incertaine, roulant des yeux globuleux.

 

 ─ « On n’est pas gâtées avec le premier » se dit Maryse.

 ─ S’ils sont tous comme celui-là, il n’y a pas de quoi s’exciter » se dit Elodie. « En fait, c’est beaucoup plus excitant avant que pendant. Je suis mal à l’aise pour ce pauvre garçon ».

« Voilà maintenant un gros plein de soupe qui doit passer son temps à manger des corn-flakes devant la télé. Il a déjà tout qui s’affaisse, les seins, le bide. S’il regarde par terre, il ne doit même pas voir son zizi, d’ailleurs il paraît si petit au milieu de toute cette masse de graisse. »

 

 ─ Caporal, suivant.

 

Maryse envoie un discret coup de coude à sa voisine.

« Whouah ! Il est canon celui-là, un grand brun avec de beaux yeux dont je ne vois pas la couleur, musclé comme un athlète. Ah oui, il fait partie d’une équipe de triathlon, ça ne m’étonne pas. Y a pas à dire, les sportifs ont de beaux corps, et puis ils savent les entretenir, des fois ils les boostent un peu trop avec des saloperies d’anabolisants, les danseurs aussi ont de beaux corps, peut-être qu’on aura l’occasion d’examiner un danseur, j’aimerais bien sortir avec un danseur, il m’emmènerait voir des ballets, c’est beau les ballets, une fois je suis allée voir les ballets Béjart, superbes les danseurs, mais il paraît qu’ils sont tous pédés, c’est pas juste qu’ils soient pas pour nous, et puis c’est vrai qu’une militaire et un danseur ça va pas forcément ensemble, et puis je ne suis peut-être pas assez bien pour lui, un jour j’ai entendu quelque chose que je n’aurais jamais dû entendre, un jeune qui disait à son copain que j’avais un cul de jument, ce qu’ils peuvent être vaches, ces mecs, du coup lorsque je me regardais dans une glace je me voyais comme une bouteille d’Orangina, et puis je ne parle pas de tous ceux qui m’ont jetée après avoir tiré leur coup, alors aujourd’hui ça ne me dérange pas de les voir un peu humiliés, avec leur quéquette à l’air, ces petits cons, mais celui-ci il est vraiment bien, et bien monté en plus, elle doit pas s’ennuyer sa copine, qu’il est beau, qu’il est beau, merde, je me suis trompée de ligne. »

 

3° partie : acte II

 

Même décor, mêmes acteurs, mais nouveaux intervenants, en particulier. Pourquoi un deuxième acte alors que le décor est le même, ainsi que les officiants ? Officiants qui sont les mêmes six officiers. C’est que, sans interruption, le défilé des conscrits paraîtrait un peu fastidieux. Ce n’est pas comme un défilé de mode, où l’imagination et le savoir-faire des couturiers vous mettent de la beauté et du rêve plein les yeux et plein le cœur. Alors c’est comme un feu d’artifice, on admire, on s’extasie, on attend le suivant, en l’espérant encore plus beau. Le point commun avec un défilé de mode, c’est que les mannequins, hommes ou femmes, sont parfois presque à poil. Mais tout est dans le « presque ». Quel raffinement, quelle élégance dans ce « presque ». On est plus subjugué par le « presque » que par l’absence de « presque ».

 

 ─ Suivant, crie le commandant.

 

Maryse retient un petit rire moqueur.

« C’est pas possible, se dit-elle, celui-là a peur d’avoir froid aux pieds, il a gardé ses chaussettes. On ne lui a jamais dit que c’était un peu ridicule un garçon à poil avec des chaussettes jusqu’à mi-mollet ? »

 

Avec ou sans « presque », aucun raffinement chez ce conscrit N° 3178, celui des chaussettes. Il en serait même le contre-pied, si l’on osait un jeu de mots à propos d’un pauvre bidasse livré pieds et poings liés à l’administration militaire, laquelle s’est aujourd’hui levée du pied gauche.

Non, ce n’est pas avec lui que Maryse risque de prendre son pied. Non, elle ne regardera pas sa collègue, elle aurait trop peur de s’esclaffer, et il ne faut montrer aucun signe extérieur d’affectivité. Visage et attitude impassibles. Un militaire n’a pas de sentiments dans l’exercice de ses fonctions.

 ─ Suivant

 

« Celui-là, j’ai l’impression que c’est un homo, se dit Elodie. Je ne saurais dire pourquoi. Ce n’est pas sa façon de s’habiller puisqu’il est en slip, de toutes façons, maintenant, il n’y a plus de codes vestimentaires, les hétéros s’habillent comme les pédés, les garçons se sont « efféminisés », jusqu’à porter des boucles d’oreille. Des boucles d’oreille ! Et puis quoi encore ! A droite ou à gauche, la boucle d’oreille ? Les gays eux-mêmes ne s’y retrouvent pas. Finalement ce n’est plus un signe de rien du tout. Moi, je trouve que les fringues c’est très important pour l’homme. Celles que je préfère ce sont les uniformes, ils vous donnent de l’allure au plus médiocre des mecs, quand ils sont bien coupés. Mais celui-ci est en slip, et là, je me sens désarmée. Non, pardon, une militaire ne doit jamais se sentir désarmée. Je voulais dire que j’ignorais si les gays avaient une marque ou une forme de slip préférée. En tout cas celui-ci a une jolie coupe. Il met bien les précieux organes en valeur. C’est bien qu’un homme soigne ses sous-vêtements, il y en a trop qui mettent n’importe quoi. Je suis curieuse de savoir, quand on lui fera enlever son slip, s’il a une toison naturelle, parce qu’il paraît que les homos se la taillent en différentes formes, ou se la rasent complètement. Je n’aimerais pas coucher avec un mec qui n’a pas un seul poil sur tout le corps. Je ne sais pas pourquoi ça me fait penser à un ver de terre.

Mon impression ne vient pas non plus de la forme de son corps, qui est conforme au standard moyen.

Ce ne sont pas non plus les gestes puisqu’il se tient immobile.

Ce n’est pas la coupe de cheveux, qui est on ne peut plus banale.

Ce n’est pas la voix, puisqu’il n’a encore rien dit.

Alors quoi ?

La démarche, peut-être, quand il est allé s’installer au milieu du cercle.

Non. Je sais pourquoi je pense que c’est un homo. C’est cette timidité qui le fait regarder par terre depuis le début, et le seul coup d’œil qu’il a osé lancer a été pour le jeune lieutenant à l‘autre bout de la table. C’est vrai qu’il est magnifique dans son uniforme, ce lieutenant, mais je ne pense pas qu’il soit pour toi mon garçon. Il n’est pas non plus pour moi d’ailleurs, il est trop bien pour moi. »

 

4° partie : acte III

 

L’acte III se déroule dans le même contexte exactement. C’est seulement le texte qui change. Cela pourrait commencer à lasser spectateurs et lecteurs, mais la grande nouveauté est que le point de vue est inversé. C’est celui du participant involontaire, forcé de jouer un figurant dans cette pièce montée avec tous les ingrédients d’un savoir-faire martial, sorte de tarte soldatesque à la crème. Le comparse se met à jouer le rôle principal, le regardé devient observateur, le jaugé devient procureur.

C’est Alex, en slip comme les autres dans la salle d’attente, qui n’est autre qu’un hall où circule un personnel tantôt en civil, tantôt en uniforme, que le caporal de service va venir chercher parce que c’est son tour d’être le « suivant ».

Il s’avance d’un pas décidé et se met au garde-à-vous, au centre du cercle blanc, devant le cénacle d’officiers.

 

 ─ Nom, prénom, date et lieu de naissance.

 

« Comme s’ils ne le savaient pas, ces cons-là, ça fait au moins la quinzième fois que je décline mon identité. »

« Qu’est-ce qu’il a à me regarder avec ses yeux de bovins qui ne transmettent rien ni dans un sens ni dans l’autre ? »

« Ils y ont mis le paquet, du côté de l’humiliation : deux nanas dont rien ne justifie la présence en dehors du besoin de mortifier. Trouvez-moi une raison autre que celle que je viens d’énoncer. Il n’y en a pas, car deux bidasses auraient pu aussi bien faire le boulot de secrétaires. Heureusement celles-ci ne sont pas super sexy. Elles ne sont pas super du tout, et sexy encore moins. On pourrait leur faire faire un peu d’exercice, quand même ! Ça empêcherait les graisses de venir s’installer confortablement à des endroits stratégiques. Et encore, d’ici je ne vois que le haut. Qu’est-ce que doit être le bas, caché sous la table ? Aujourd’hui, elles sont récompensées de leurs bons et loyaux services. Visuellement en tout cas, car elles n’ont pas le droit de toucher, même si ce n’est pas l’envie qui leur manque. Je suis sûr qu’elles mouillent leur culotte devant les beaux jeunes à poil. Ils ne sont pas tous beaux, c’est vrai, mais certains le sont. Je suis certain qu’elles nous mettent des notes, et qu’après la séance de voyeurisme, elles comparent leurs évaluations et rigolent comme des smilies. J’aimerais bien connaître la note qu’elles vont me mettre. J’espère avoir plus de la moyenne, quand même ! Je me demande comment elles me voient. Sûrement pas comme je me vois moi-même. On n’est pas objectif avec soi-même. On se surestime ou on se sous-estime. Moi je serais plutôt dans le deuxième cas.

 

Bon, je m’attarde sur ces deux nanas, mais il y a les autres. Le chef est un commandant, quatre barrettes dorées. S’il me pose une question, je lui donnerai du « mon colonel », ça le flattera et il me mettra dans un meilleur service. Je pourrais l’appeler « mon adjudant » mais je suis sûr qu’il me saquerait. Il a une tête d’iguane, mais ce n’est pas de sa faute. Je ne peux même pas dire qu’il présente des signes extérieurs de bestialité. Il a plutôt une allure de baroudeur de bureau. A cheval sur la paperasse.

 

A sa droite le toubib. Je le connais celui-là. Tout à l’heure il m’a palpé tout ce qu’il était possible de me palper. Heureusement il n’avait pas convoqué une infirmière ou une secrétaire, lui ! C’est toujours rassurant d’avoir confirmation, à vingt et quelques années, d’être normal, d’avoir un anus dans la norme et une prostate ordinaire, des testicules sans surprise et une verge à décalottage classique.

 

Au bout de la table un jeune lieutenant, beau gosse, le seul digne représentant de la prestance militaire dans cet aréopage affligeant. On se demande quel peut bien être son rôle.

 

Mais je crois que la figure d’iguane me donne un ordre. »

 

5° partie

 

C’est toujours l’acte III, qui est plus long que le prologue et que les deux premiers actes, parce que dans la tête du comparse qui fait office de personnage principal, de héros pourrait-on dire, sauf qu’il n’a pas le statut de héros, mais plutôt celui de proie. Bref, nous entrons dans la scène 2 de l’acte III. C’est une scène de nu intégral. Attention, cher lecteur, au dérapage libidineux de la pensée : tous les participants ne sont pas nus ? Dans la suite logique des scènes précédentes, les militaires, hommes et femmes, restent en uniforme. Sinon ce serait une partouze, ce qui est absolument inconcevable dans une enceinte dédiée à la Défense Nationale, n’est-ce pas ? C’est seulement le lampiste qui est nu, le personnage insignifiant qui comparait afin d’être déclaré apte à une fonction militaire complètement étrangère à sa formation et à ses compétences civiles. C’est cette situation de comparse dénudé par des complices dont il est le jouet, qui jette sur cette scène un peu de poil à gratter.

 

Alex n’eut aucun mal à croire ses oreilles lorsqu’il entendit très distinctement l’ordre auquel il s’attendait, car il confirmait les ouï-dire.

 

 ─ Enlevez votre slip. Le médecin va lire le rapport médical.

 

Quoi de plus naturel que la commission puisse vérifier de visu les constats médicaux et la conformité du sujet au modèle théorique de la Défense Nationale ?

A poil, donc, devant ces dignes représentants du gratin militaire et devant le petit caporal planton.

Un instant, il sentit germer dans tout son être les graines de la rébellion. Mais à quoi bon se révolter quand on est assuré de perdre la face, et en plus d’être ridiculisé ? Il rentra les griffes de l’insoumission et enleva prestement son slip en faisant attention de ne pas prendre l’élastique dans un orteil et de perdre l’équilibre, ce qui serait le comble du grotesque.

Il entendit nettement la rumeur des pensées des participants :

 

Celle de la face d’iguane était désarmante de vacuité. C’était le sifflement de quelque idée isolée, lancée à toute allure dans le vide.

 

Celle du médecin était très particulière. C’était un ronron de lassitude d’avoir inspecté professionnellement les orifices les plus secrets d’une multitude de corps réfractaires à ces intrusions.

 

Celle du jeune lieutenant s’était déplacée vers le centre du corps et faisait tout son possible pour faire le moins de bruit possible en gonflant démesurément. Il se revoyait dans la situation de la victime, quelques années auparavant, et se disait qu’il n’oublierait jamais ces quelques minutes passées là, à poil devant tout le monde, qui lui avaient parues durer une éternité. Le bruit de l’ambiguïté de ce souvenir, où se mêlaient la honte et la jubilation, parvenait très nettement aux oreilles d’Alex. Amoureux de beaux corps virils, il savait bien pourquoi il avait choisi de faire une carrière militaire.

 

Difficile d’identifier la rumeur provenant du petit caporal. D’une part il était derrière, ce qui rendait difficile de le regarder droit dans les yeux, d’autre part il avait l’habitude de n’exprimer son point de vue qu’à posteriori.

 

Celle des deux péronnelles relevait de la jacasserie, des désirs inavouables, des convoitises et des tentations contraires à la déontologie hiérarchique.

« Ah, mon anatomie vous intéresse ? Ma zigounette vous fait de l’effet ? Eh bien je vais vous dire ce qu’elle pense de vous, ma bistouquette. Figurez-vous qu’elle vous regarde, elle ne vous quitte pas de l’œil, celui qu’elle a dans le méat. Ses sentiments à votre égard ne sont pas spécialement respectueux, et encore moins distingués. Elle sait ce qu’elle aime et ce n’est pas le genre boudin dont vous faites partie toutes les deux. Elle n’a même pas envie de vous déshabiller, tellement elle craint les affaissements de chairs maintenues par la raideur de l’uniforme. Vous ne risquez pas de me voir bander. Même sous la contrainte. Refus d’obéissance garanti. Le seul ici qui puisse me faire bander c’est le lieutenant. Ou alors moi-même, parce que j’ai toujours eu tendance à raidir en me foutant à poil. »

 

Rideau.

 

6° partie : épilogue

 

« Rideau… sur mon cabotinage.

En fait je me bluffe. Je me joue la scène du fanfaron, mais je n’en mène pas large. Je suis tellement peu sûr de moi que je vis très mal cette situation.

Je me déteste de me sentir humilié.

Je ne suis pas celui que j’aimerais être : décontracté, sans complexes, téméraire, intrépide, aventureux,…

Je suis là, presque tremblant parce que je suis obligé de me foutre à poil devant des inconnus qui me jugent. C’est navrant.

Plus triste encore, je suis sûr qu’après coup, je vais y repenser sans cesse et que je sentirai monter l’excitation provoquée par cette exhibition forcée qui à la fois me révulse et stimule un narcissisme toujours refoulé. Et je sais bien que je céderai, encore et encore, aux sirènes de la jouissance solitaire. »

 

Rideau… Rideau de scène, cette fois.

Fin de la séance.

Elle se termine en queue de poisson, parce que les militaires ont décidé de classer la suite « secret défense ».


087 La vie de château

 

Il ne comprenait pas que les militaires puissent vivre dans un tel luxe ostentatoire.

Il avait franchi le monumental escalier de marbre blanc de l’immense vestibule orné de statues de guerriers nus brandissant toutes sortes d’armes, depuis le coutelas jusqu’au bazooka, en passant par l’arc, la lance et le javelot. Il traversait maintenant une immense galerie aux parois recouvertes de lambris sculptés et dorés. Sur les compartiments de la voûte étaient peintes des scènes de batailles. C’était une sorte de galerie des glaces, comme à Versailles, mais sans glaces. Au contraire les grandes fenêtres, dont on pouvait imaginer qu’elles donnaient sur un parc à la française, étaient occultées par de lourdes tentures de velours cramoisi bordé d’une ganse dorée. Devant chacune d’elles se tenait, dans une immobilité absolue, un jeune soldat casqué mais par ailleurs entièrement nu, maintenant devant lui une torchère électrique en bronze diffusant une lumière parcimonieuse.

Il trouva étrange que cet endroit voué à la splendeur du jour soit plongé dans une demi obscurité et habité par des garçons nus dont la fonction lui échappait complètement. La fixité des corps était telle qu’il se demanda s’ils étaient de chair ou de cire, comme au musée Grévin ou chez Mme Thussaud. Il eût fallu toucher pour s’en assurer, mais pas plus que dans un musée il n’avait le droit de toucher, d’autant moins qu’il avait les mains entravées derrière le dos et qu’il était encadré par quatre gaillards en uniforme qui le conduisaient dans un endroit où il n’avait pas du tout envie d’aller.

Il comprit qu’il entrait dans un monde bizarre complètement étranger au sien, où ses références habituelles étaient bonnes à jeter aux oubliettes.

Cet endroit se présentait à lui comme un espace pavé de mauvaises intentions. Sur les murs, recouverts de glue, venaient se coller, comme de grosses mouches à merde, dans un vacarme à se péter les tympans, des ordres de toutes espèces, et surtout de l’espèce la plus nuisible. L’air, saturé de remugles de sueur, d’urine et de matières fécales, y était irrespirable.

 

Alex avait terriblement appréhendé de connaître la réalité physique de cet endroit où il allait passer une année de son existence. La crainte, mêlée à une imagination fertile, avait généré en lui des tableaux surréalistes et machiavéliques de la condition de bidasse.

Il s’efforçait bien de tordre le cou à ces élucubrations fantasmatiques, mais il ne tardait pas, dans ses rêves, à retrouver son « merveilleux sens de l’irréalité ». Combien de fois n’avait-il pas rêvé de ce lieu infernal appelé caserne où il devrait faire acte d’obédience aux grands maîtres de la tyrannie et de l’humiliation ?

Il détestait ces rêves qui mettaient tant d’ardeur à le plonger dans les tourments et il était heureux de retrouver au réveil une pensée rationnelle qui bridait les envolées extravagantes de son inconscient. Mais à la première inattention il plongeait à nouveau dans l’irrationnel des affabulations.

C’est ainsi qu’il se retrouva l’hôte de l’énigmatique seigneur de ce mirifique palais des hostilités.

 

2° partie

 

On le conduisit manu militari dans la salle du trône, dans laquelle il n’y avait aucun trône, mais où la démonstration du pouvoir était néanmoins outrecuidante. Une idole, à la stature impressionnante, était dressée de dos sur un piédestal. Elle était revêtue d’une somptueuse étoffe kaki auréolée d’étoiles et de galons en or massif, et semblait absorbée dans la contemplation d’une gigantesque mappemonde peinte sur le mur du fond.

Le captif fut sommé de s’immobiliser à vingt pieds de l’idole. Les soldats de l’escorte s’agenouillèrent avec déférence, tels des anges annonciateurs, fussent-ils sans ailes et inévitablement déchus. D’une seule voix ils proclamèrent la nouvelle :

 

 ─ Mon général, le matricule insoumis est à vos pieds.

 

Alors l’idole pivota sur elle-même comme un automate et dévoila la face cachée de l’honneur, de la puissance et de la gloire.

Un étrange spectacle s’offrit alors au jeune captif. L’idole avait une tronche de crapaud boursouflée de tumeurs purulentes. Elle était à peine animée par de petits yeux bestiaux aux paupières tombant sous le poids des vieilles rancunes. Cette tête surmontait un corps éléphantesque que l’uniforme largement ouvert laissait apparaître dans sa monstrueuse nudité. Le plus surprenant est qu’il s’agissait d’un corps de femme dont l’opulente poitrine s’auréolait de tétons astronomiques. Le ventre, gonflé comme celui d’un hippopotame, plissait autant que celui d’un chien Sharpei, et retombait sur des cuisses de poulet déplumé en engloutissant ce qui avait pu être un sexe.

Alex crut s’évanouir devant tant de laideur et il déplora que son esprit ne puisse s’affranchir de la démence de son imagination et le sortir de cet enfer pour l’envoyer dans le monde magique de ses rêves merveilleux. Il demeura donc là contre son gré, malgré ses efforts désespérés pour s’envoyer là-bas, sinon ailleurs.

Dans le silence qui paraissait si lourd à ébranler, une déflagration métallique se produisit tout à coup, faisant trembler les structures de la raison. Son écho se répéta à l’infini, avant de se dissoudre dans l’antichambre de la damnation. C’était la voix de l’idole :

 

 ─ Déshabillez-le.

 

Il fut aussitôt saisi par les quatre molosses qui le convoyaient. Avec une hâte fébrile et une voluptueuse gourmandise ils lui enlevèrent ses vêtements jusqu’à le laisser complètement nu et désemparé.

 

 ─ Injectez-lui la semence de la soumission.

 

Il se sentit alors vaciller et basculer dans les flots intrépides et boueux des mauvaises intentions. Allongé sur le ventre à même le sol, il devina la mise en place autour de lui d’un ballet rituel préparatoire à l’exécution méthodique de l’ordre reçu.

Dans une rotation synchronisée des rôles des quatre préposés, il fut maintenu par trois d’entre eux tandis que le quatrième s’évertuait, avec une application et un sens du devoir particulièrement démonstratifs, à labourer son jardin afin d’y enfouir les mauvaises herbes de la rébellion, et de déposer les bonnes graines de la docilité et de la servilité.

 

3° partie

 

Il fut traîné, meurtri, dans une grande cour carrée fermée de tous cotés par de hauts bâtiments en pierres de taille couronnés d’imposantes toitures d’ardoise percées de mansardes. On le confia à un dénommé « instructeur ».

Celui-ci était une sorte de pantin humanoïde avec une tête au carré, des épaules au carré, un corps au carré, qui ne semblait avoir d’humain que les grimaces qui affectaient sa face quand il ouvrait la gueule.

Il faisait indéfiniment répéter à un groupe de jeunes recrues alignées sur sept rangs en formation carrée, des mouvements cadencés, saccadés, mécaniques, comme s’ils étaient des marionnettes ou des automates.

Régulièrement, son organe vocal entrait en éruption et propulsait des sons proches des aboiements qui modifiaient instantanément les mouvements des soldats ou les figeaient sur place dans une raideur de plomb.

Alex ne s’attendait pas de sa part à un accueil chaleureux, à un débordement d’hospitalité, mais la réalité dépassa ce qu’il avait imaginé.

L’instructeur parut extrêmement contrarié par l’apparition de cette nouvelle recrue. Il n’avait jamais envisagé de faire évoluer ses hommes autrement qu’en carré. Il les avait donc disposés en sept rangées de sept, et jubilait intérieurement de la parfaite géométrie ainsi obtenue. Sa déontologie le poussait à voir dans cette figure parfaite la quintessence de l’esthétique et de la philosophie militaires.

Il se raidit un peu plus, si tant est que ce fut possible, devant ce trouffion au garde-à-vous qui venait bousculer tous les plans qu’il avait longuement échafaudés pour conduire à la perfection ce ballet cadencé.

50 ! Qu’allait-il faire avec 50 bonhommes qu’il ne pourrait pas caser sur son échiquier ?

Il lui fallait trouver une solution, et vite, pour ne pas laisser apparaître l’ombre d’une hésitation, ou l’ombre d’un doute, qui inévitablement lui ferait perdre une partie de son prestige et de son autorité auprès de cette troupe qu’il maintenait avec délices en état permanent de soumission absolue.

Il essaya une disposition en cinq rangs de dix et commença à faire manœuvrer ce rectangle qui, après tout, était constitué de deux carrés. Mais l’harmonie symétrique, base de son credo, était méchamment rompue. Il se sentit atteindre les bords du découragement.

C’est alors qu’il eut l’éclair de génie, comme l’ont parfois les grands stratèges sur les champs de bataille. Il divisa en deux le rectangle pour obtenir deux carrés de cinq rangs de cinq, qu’il espaça d’un carré vide de même dimension. La figure était parfaite.

Il fit manœuvrer ces deux carrés jusqu’à ce que le spectacle lui procure la jouissance qu’il attendait.

Cette euphorie intérieure dégageait tellement de chaleur qu’elle provoqua un mini réchauffement climatique qui fit fondre la cuirasse glaciaire qui enrobait habituellement l’instructeur, au point qu’il se mit à chanter ses ordres sur des airs d’opéras célèbres.

Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes.

 

4° partie

 

La cour de la caserne vibrionnait des airs de Norma de Bellini, de Aïda de Verdi,… rythmés par les pas cadencés des jeunes recrues dans leurs formations au carré.

L’allégresse était sur le point de gagner les jeunes exécutants de cette chorégraphie. Ils espéraient que leur instructeur finirait par entonner du David Guetta afin qu’ils se défoncent dans des rythmes endiablés.

Mais quand arriva l’air de Nabucco de verdi, la voix de l’instructeur s’emmêla les cordes vocales et les acteurs du ballet militaire perçurent des ordres contradictoires. Alors les deux carrés, qui jusqu’alors virevoltaient dans une parfaite harmonie, se trouvèrent face à face et se heurtèrent sur la ligne de front. Il s’ensuivit un enchevêtrement des deux carrés qui perdirent leur organisation géométrique et devinrent un amas désordonné de corps emmêlés.

Par une faveur du destin, il n’y eut aucun mort, ni même aucun blessé, hormis l’instructeur, très grièvement blessé dans son orgueil, d’autant plus qu’une joyeuse rigolade clôturait ce charivari ubuesque.

La cuirasse de glace se recongela instantanément autour de l’instructeur, qui reprit ses furieux aboiements accompagnés de féroces éructations.

Il décida de reprendre la formation initiale de sept rangs de sept soldats, qui lui avait si bien réussi jusqu’alors, et de supprimer le 50° soldat qui était la source d’un bordel incontrôlable.

 

 ─ Toi là-bas.

 

 ─ Moi ?

 

 ─ Non, pas toi, enfoiré, toi.

 

 ─ Moi ?

 

 ─ Oui, toi. Qu’est-ce que c’est que cette façon de tenir son arme à l’envers ?

 

 ─ Mais…

 

 ─ Il n’y a pas à discuter. C’est moi le chef.

 

 ─ Oui, chef.

 

 ─ Tu te fous de ma gueule ? Tu dois répondre « oui mon adjudant », je l’ai fait répéter dix fois au carré.

Trois pas en avant.

 

 ─ A vos ordres, mon adjudant.

 

 ─ Déshabille-toi.

 

 ─ Je n’ai pas bien entendu, mon adjudant.

 

 ─ J’ai dit déshabille-toi.

 

 ─ Complètement mon adjudant ?

 

 ─ Non, pas complètement, imbécile. En bon soldat tu dois garder le casque sur la tête.

 

 ─ C’est au cas où un missile me tomberait sur la tête, mon adjudant ?

 

 ─ J’ai dit à poil ! A poil devant tout le monde, tu vas nous faire sept pompes au carré.

 

 ─ Je ne sais pas ce qu’est une pompe au carré, mon adjudant.

 

 ─ Arrêtez de rigoler, vous autres. Vous ne savez pas ce qui vous attend.

Puis s’adressant au dénudé :

Sept au carré, sept fois sept si tu préfères. Allez, en position, exécution, bras bien tendus, fesses dans l’axe du corps… si tu triches tu recommences tout à zéro, je t’ai à l’œil.

Stop à la rigolade, vous autres. Quand il aura fini, c’est le suivant qui prendra sa place.

En avant, marche, un, deux, un, deux.

 

5° partie

 

Arriva le tour d’Alex

 

 ─ Toi, tu me fais 10 pompes au carré.

 

 ─ Et pourquoi le double des autres, mon adjudant ?

 

 ─ Parce que tu as une tête de rebelle.

 

 ─ Qu’est-ce qu’elle a ma gueule ?

 

 ─ La ferme. A POIL. 10² pompes.

 

 ─ Un rebelle n’obéit pas à des ordres débiles.

 

La face de l’adjudant instructeur devint rouge carmin, puis vira au violet, mais resta toujours aussi carrée.

 

 ─ Je vais te mater petit avorton.

Commence par te foutre à poil.

 

Alex obéit… mais pas à l’ordre donné.

Il obéit à une impulsion qui sommeillait en lui depuis toujours.

Il s’offrit un magnifique instant de rébellion et jubila de ressembler enfin à l’image mentale qu’il s’était faite de lui-même.

Il avança de cinq pas en direction de l’adjudant, convaincu d’être à l’intérieur d’un corps qui était le sien et d’avoir définitivement abandonné celui du garçon prêt à se déshabiller et à s’humilier en faisant des pompes à poil.

Il avait bien un peu la sensation de flotter au dessus du champ de mines de la réalité, mais il fut emporté par le sentiment euphorisant qu’il était en train de faire ce que lui-même ne s’était jamais senti capable de faire.

Il lança, dans une grande envolée combative, bien qu’il eût l’impression de s’adresser à un inconnu d’un autre monde :

 

  Je déclare la guerre à la connerie, à l’arbitraire, à la tyrannie, à la barbarie, à la torture morale et physique, aux traitements humiliants et dégradants (article 5 de la Déclaration universelle des droits de l’homme)…

 

Il n’eut pas le cœur de continuer. L’instructeur, vaincu par l’insoutenable douleur de ses mortelles blessures d’amour propre et par les funestes blessures de son autorité bafouée, commença à se fissurer de toutes parts.

Chacun put alors constater que ses mots, ou plutôt ses cris d’orfraie sénile atteinte de la maladie d’Alzheimer, ne correspondaient plus aux mouvements de ses lèvres. On vit peu après se fossiliser ce qui lui servait de pensée, et se lézarder le petit pois de son cerveau. Puis il ferma les yeux et tâtonna un instant dans sa complète obscurité intérieure, avant de s’effondrer sur le sol et de commencer à se dissoudre sous les yeux ébahis d’Alex et des autres conscrits.

S’étant toujours pris pour un carré magique, il se damna d’être réduit à une bouillie informe où les viscères s’entrelaçaient aux circonvolutions du cerveau avant de l’absorber et de le transformer en matière fécale.

Bientôt il ne resta plus sur le dallage qu’un gros étron qui ne pouvait même pas être conservé comme trophée de guerre.

C’est alors que le ciel prit enfin parti dans cette bataille et envoya une énorme averse qui lava l’excrément, inonda la cour du château, puis le château lui-même, avec son vestibule de marbre blanc, sa galerie des glaces et son  dénudé butin de guerre, sa salle du trône et son général fétiche. Le tout fut englouti et disparut comme s’il n’avait jamais existé.


088 Vie de famille

 

Alex venait de croiser une très jolie fille. Il était toujours fasciné par la beauté, qu’elle soit féminine ou masculine. Pas la beauté des magazines, plus ou moins standardisée ; pas non plus la beauté intérieure, qui ne se voit pas au premier coup d’œil, mais la beauté qui t’émeut, ou te coupe le souffle, qui te fait redevenir petit garçon timide. Ah, ces conjugaisons de formes, de textures, de couleurs, qui, pourtant loin de la perfection, et pour une raison qui t’échappe, te soulèvent de terre et font palpiter ton cœur !

Bref, immergé dans son univers de sensations et d’émotions, il lui arrivait de se retourner sur un garçon ou sur une fille qui lui avait « tapé dans l’œil » et dans le cœur.

C’est ce qu’il fit ce samedi, alors qu’il arpentait la ville à la recherche d’une chambre à louer pendant la durée de son stage dans l’entreprise Guérin-Tréboux. Sans doute fit-il plusieurs pas ainsi, sculptant dans sa mémoire ces images de rêve, car il heurta une femme qui, sous la secousse, lâcha son cabas rempli de provisions. Les tomates, les pommes et les oranges se répandirent sur le trottoir et roulèrent dans toutes les directions. Alex prit instinctivement la femme par le bras et se confondit en excuses. Ils se retrouvèrent tous deux accroupis, affairés à ramasser les fruits épars. Pour se faire pardonner, Alex invita cette inconnue à venir se remettre de ses émotions à la terrasse d’un café. Elle déclina l’invitation mais fut sensible à la mine contrite du jeune homme, qui lui disait se sentir un peu désemparé dans cette ville inconnue où il cherchait un gîte.

 

  Venez nous voir ce soir à 19h, lui dit-elle. Mon mari a beaucoup de relations et vous trouvera un logement.

 

Elle lui donna sa carte de visite. Elle s’appelait Clara Desmudes, habitait au 75 avenue Victor Hugo, et était orthophoniste.

 

Alex se présenta, à l’heure dite, devant la majestueuse porte d’entrée de cette imposante maison de maître, les bras chargés d’un énorme bouquet de fleurs.

Il s’attendait à ce qu’une domestique vînt lui ouvrir, mais c’est Clara elle-même qui l’accueillit avec naturel et simplicité.

C’était une jolie femme qui devait avoir une quarantaine d’années, mais avait su garder tout l’attrait de ses appas féminins.

Elle l’introduisit dans le salon où deux hommes étaient en train de siroter un whisky. Elle lui présenta Philippe, son mari, un homme de 45 ans environ, chirurgien, et Mathias, un garçon du même âge que lui, Alex.

En quelques phrases entrecoupées de courtoisies envers ses hôtes, Alex se présenta, parla de sa famille, de ses études, et du stage en entreprise, objet de sa présence dans cette ville.

 

  Nous allions nous mettre à table, dit Clara. Voulez-vous nous faire le plaisir de vous joindre à nous ? J’ai mis une assiette pour vous.

 

Un peu confus de cet accueil tout à fait inhabituel, Alex accepta.

Au cours du repas, la rencontre renversante de Clara et Alex fut évoquée avec amusement. Puis ce furent les professions de chacun qui alimentèrent la conversation. Clara exposa brièvement en quoi consistaient les méthodes de rééducation du langage oral, en particulier de la prononciation, et de l’écrit. Alex remarqua que Mathias, bien que participant à la conversation, souvent en lui donnant une tournure humoristique, était d’une réserve absolue à propos de lui-même. Il se demandait quelle était la place de ce garçon dans cette famille : trop âgé pour être le fils, il pouvait être le petit frère de l’un ou de l’autre, bien qu’il n’y eût aucune ressemblance. Mais quelle importance, après tout ?

Quelle ne fut pas la surprise d’Alex quand, à la fin du repas, il entendit Philippe lui dire :

 

  Vous nous êtes très sympathique. Je pourrais facilement vous trouver un logement en ville, mais nous avons une grande maison avec plein de chambres qui ne servent à rien. Vous n’avez qu’à vous installer ici.

 

Alex était subjugué par tant d’hospitalité. Il remercia vivement, et accepta cette offre à condition de payer un loyer.

 

  Gardez votre argent, dit Philippe, vous en aurez peut-être besoin un jour. Vous offrirez de temps en temps des fleurs à Clara, elle adore les fleurs.

Et à partir de maintenant on se tutoie, c’est la règle dans cette maison.

 

Alex promit d’aller chercher ses bagages dès le lendemain.

 

Partie 2

 

Vivre dans cette famille se révéla d’emblée être très agréable. Chacun était aimable, conciliant et prévenant, tout en disposant d’une grande autonomie. Clara était très attentionnée envers tous les trois, sans jamais materner. Alex avait cru remarquer qu’il était l’objet d’une attention plus particulière de sa part. sans doute parce qu’il était l’invité.

 

Un soir, ne trouvant pas le sommeil, Alex enfila un pantalon et descendit dans la bibliothèque pour se trouver un bon livre occupant son insomnie. Il lui sembla, au passage, que quelqu’un s’affairait dans la cuisine, mais il n’y prêta pas attention. Il était depuis un moment devant les rayonnages où étaient soigneusement classés les ouvrages, ne sachant lequel choisir, quand il sentit une main se poser sur son épaule nue. Surpris, il réfréna néanmoins la réaction instinctive de se retourner brusquement. Il tourna légèrement la tête et aperçut cette longue main aux doigts effilés se terminant par des ongles parfaits aux reflets délicatement nacrés. Clara ! C’est alors seulement qu’il pivota lentement pour lui faire face. La main accompagna un moment le mouvement de l’épaule, puis glissa doucement sur le bras, effleura l’avant-bras, avant de retomber le long du corps de Clara. Elle était vêtue d’un déshabillé de soie gris-bleu, et souriait à Alex.

 

  Clara, j’ai envie de toi depuis le jour où nous nous sommes rencontrés. Mais je ne peux pas faire ça à Philippe qui est si gentil avec moi et me fait confiance. Ce serait une trahison…

  Tu n’y es pas du tout, Alex. Notre couple n’est pas un couple habituel. Nous nous sommes mariés par convenance et parce que nous nous aimions bien, avec un contrat d’entraide mais aussi de liberté sexuelle de chacun. Philippe est homo et Mathias est son amant depuis à peu près deux ans. Il n’est pas le premier. Les liaisons parfois sont très courtes, parfois elles durent assez longtemps. Le record a été de six ans. Mathias paraît très attaché à Philippe, et c’est un garçon discret et réservé qui gagne à être connu.

Quant à moi, je sais depuis mon adolescence que je ne peux pas avoir d’enfants. Alors je compense ce manque en cherchant mon plaisir dans des liaisons plus ou moins éphémères, tant que ça m’est encore possible.

Tu veux bien de moi ?

 

La jolie main s’était aventurée sur le sein d’Alex. Les doigts glissèrent tout doucement le long du ventre dans une délicate caresse, et atteignirent les boutons du pantalon, qu’habilement ils défirent un à un. Le pantalon s’affaissa, et d’un geste rapide, Alex s’en débarrassa complètement.

Un instant, Clara contempla ce jeune corps ardent et parut satisfaite de la rapidité et de l’ampleur de la manifestation de virilité. Elle se jeta dans les bras d’Alex qui délia, non moins habilement, les cordons du déshabillé de soie.

Clara était nue là-dessous, et offrait un corps svelte et harmonieux, presque aussi ferme que celui d’uns jeune fille.

C’est debout, adossés aux lambris de la bibliothèque, qu’ils devinrent amants.

 

Partie 3

 

La vie de famille continua à se dérouler le plus naturellement du monde, sereine, sans arrière-pensées.

Philippe multiplia envers son épouse les marques de gentillesse. Il semblait heureux qu’elle trouvât, dans les bras de ce jeune homme aux bonnes manières et aux charmes indéniables, la plénitude qui lui était un peu moins coutumière depuis quelques années. Lui-même n’était pas du tout insensible à la jeunesse, à la plastique et au tempérament du garçon. Il eût été tenté de le séduire, mais pour rien au monde il ne romprait les engagements réciproques que Clara et lui avaient pris. Et puis il aimait Mathias, tout en se forçant à ne pas trop s’y attacher car il savait que ce garçon, de plus de vingt ans son cadet, finirait par lui échapper.

Mathias paraissait, effectivement, très attaché à Philippe, mais peut-être jouait-il, par intérêt, un rôle de composition, pensait Alex. Il l’avait surpris, plusieurs fois, en train de l’observer. Sans pouvoir lire dans son regard, il avait imaginé, de façon assez présomptueuse, qu’il était pour Mathias le fruit défendu. Inaccessible en plus, car dans l’autre camp pensait-il, insensible aux mâles appas. Il n’eût pas déplu à Alex. Il avait un envoûtant regard de velours noir entre de longs cils très denses, de belles lèvres sensuelles et un corps vigoureux et élancé. Mais il était hors de question de trahir ses hôtes et de semer la zizanie dans cette maison où régnaient la confiance et la bonne entente affectueuse.

Alex était d’ailleurs très content d’avoir cette liaison avec une femme plus âgée que lui, une femme expérimentée, qui saurait lui prodiguer des caresses expertes et lui enseigner à mieux maîtriser son impétuosité, jusque dans les égarements du désir, à maintenir le volcan au bord au bord de l’éruption, jusqu’à ce que le tempo féminin soit synchrone.

 

S’aimèrent-ils d’amour ? Ils ne se dirent jamais « je t’aime », sachant que ceux qui en sont les plus prolixes sont souvent les plus menteurs. ou au moins les plus incertains. Mais il sembla à Alex que Clara était très éprise de lui. Il savait que lui-même, tôt ou tard, retournerait dans les bras d’un garçon ou d’une fille de son âge ou plus jeune. Et il avait la hantise de la faire souffrir quand il la quitterait, car le terme de son stage approchait, et il ne voyait pas bien comment leur relation pourrait résister à l’éloignement et surtout à l’absence. Il craignait par-dessus tout le moment des adieux, celui de la dernière nuit, moins torride que les autres, parce que baignée de mélancolie. La nuit des inévitables petits mensonges du genre « on se reverra souvent », « je viendrai te voir », « on s’appellera tous les jours », …

Mais Clara avait une grande force en elle :

 

  Nous ne nous reverrons sans doute jamais, lui dit-elle, il nous faut garder purs ces moments de bonheur. Tu as été un magnifique rayon de soleil dans ma vie.

  Et toi tu as été une fée dans ma vie.

 

Le lendemain, quand il quitta la maison, Clara n’était pas là. Il embrassa Philippe et Mathias, attristés de son départ, leur souhaita longue vie commune, et se précipita dans le taxi au moment où les larmes envahirent ses yeux.

 

Il ne la revit jamais. Elle ne lui répondit jamais au téléphone. Longtemps il s’enquit de ses nouvelles auprès de Philippe, et quelquefois de Mathias, qui un jour devint Xavier. Il tomba aussi sur Antoine, dont il se demanda quel âge il pouvait bien avoir. Antoine lui parla si gentiment de Clara, avec un tel amour dans la voix qu’il fut ému aux larmes de ce bonheur retrouvé.


089 La punition

 

La scène se passe dans une immense cour de caserne fermée sur les quatre côtés par de sévères bâtiments de trois étages, construits au XVII° siècle en appareil de briques isodomes et architraves de pierre, couverts de hautes toitures d’ardoises avec de grandes fenêtres en mansarde et de curieuses petites cheminées sortant du faîtage. Au centre de cette cour, bien ancrée dans le sol pavé, en madriers de chêne de forte épaisseur, une croix en forme de X.

 

Ce matin de juin à neuf heures précises, une unité de compagnie, commandée par un sergent chef, se dirige au pas cadencé vers le centre de la cour. Arrivé à cinq mètres de la croix, le chef donne sèchement et avec toute l’autorité due à son petit rang, l’ordre de s’arrêter.

 

 Soldat de deuxième classe Alex B…, sortez des rangs…garde à vous !

Vous avez commis une faute gravissime en vous présentant sans votre couvre chef, c'est-à-dire nue tête, au capitaine commandant la compagnie. Le Conseil de discipline, saisi de ce manquement aux règles vestimentaires qui font la force des armées, vous condamne, pour vous convaincre de la nécessité de respecter en tous lieux et en toutes circonstances la tenue réglementaire qui fait la fierté du soldat, et en vertu des articles 234 et 13625 du règlement intérieur, à être exposé entièrement nu devant toute la compagnie jusqu’au coucher du soleil.

Conséquemment, soldat de deuxième classe B…, ordre vous est donné de vous déshabiller immédiatement.

 

A poil Alex ! Et pas fier de l’être devant toute sa section ! Le rituel voulait qu’il fût attaché sur la croix, par les chevilles, jambes écartées pour correspondre à la forme du « présentoir », par les poignets, bras levés et écartés pour la même raison. Deux soldats, désignés par le chef, étaient chargés de cette besogne.

 

 Soldat de première classe Mermet, vous serez chargé de nourrir et désaltérer le condamné aux heures définies par le règlement.

 

Les battements du cœur d’Alex s’accélérèrent encore. Julien Mermet était le mec le plus croquant de la section. Qu’adviendra-t-il quand il viendra tout contre le corps nu d’Alex pour lui donner à boire ? Quand il frôlera de son corps, habillé certes, mais néanmoins désirable, cette peau frémissante, pour détacher les mains au moment du repas ? Quand il approchera son beau visage de romain aux yeux profonds et aux lèvres pulpeuses ? Alex aura peut-être les membres engourdis mais il y en a un qui sera raide comme une tringle de métal, et baveux en plus !

C’est la panique ! Comment faire ? Julien est un hétéro pur et dur et dans ses propos, ses récits, ses blagues, il affiche toujours une homophobie ostentatoire. D’ailleurs toute la section se dit homophobe, et même si ça cache des refoulements inavouables, voire inconscients, le résultat est que ces mecs sont toujours prêts à casser du pédé.

En attendant, chaque section de la compagnie défilant dans cet enclos vient se mettre à l’arrêt, au repos, devant l’exposé, pour un inventaire oculaire, avant de repartir vaquer à de fondamentales occupations.

Humiliant ! Très humiliant, certes. Mais Alex commence à s’habituer à sa nudité publique. Les rayons du soleil le réchauffent et lui dorent la peau. Il aimerait bouger bien sûr, à la longue cette position est particulièrement inconfortable, mais c’est moins horrible qu’il l’avait imaginé…

 

Tout à coup apparurent, sorties d’on ne sait où, une flopée de bonnes femmes qui se mirent à danser en ronde. Quand la ronde se rapprocha, Alex vit que ces femmes étaient nues. Elles étaient nues, elles étaient grosses et elles étaient vieilles. La ronde se rapprochait de plus en plus. Alex pouvait voir se dandiner ces horribles corps. Les mamelles ballottaient dans tous les sens, les bourrelets graisseux du ventre, des cuisses, des fesses, tremblotaient comme de la gélatine. C’était un spectacle cauchemardesque.

Lorsque la ronde fut tout près, la plus grosse des femmes se détacha et vint vers lui, tandis que les autres reformaient le cercle autour d’eux. Elle plaqua son énorme panse sur le beau ventre plat d’Alex. Immobilisé par ses liens, celui-ci ne pouvait faire aucun mouvement. Elle commença à se frotter contre lui dans une danse obscène. Il paniqua littéralement lorsqu’il comprit que le monstre allait, par une boulimie d’anthropophagie utérine, par un phénomène de succion de ses trompes de Fallope, lui aspirer le sexe dans son vagin visqueux et glaireux, et qu’il allait se noyer dans cette sanie nauséabonde.

 

Il se réveilla en poussant un horrible cri.

Il était en nage et, bien qu’éveillé, eut beaucoup de mal à chasser ces dernières images.


090 La chambrée

 

Côté chambrée pendant ses classes, Alex n’avait pas été gâté. On ne sait qui avait présidé au regroupement des individus (pardon : des numéros matricules !) dans ces chambrées de huit de cette base de l’armée de l’air où on l’avait affecté.

 

Dans la vie normale, Alex avait toujours fait le choix de ses fréquentations. Des cons, il en avait rencontré, et il s’appliquait à les éviter. De même qu’il fuyait la bêtise, l’agressivité et la grasse vulgarité. Mais à l’armée pas de choix. Il semble au contraire qu’on s’applique à rassembler tout cela. Il n’y a qu’à subir ! Alors il subissait.

 

On l’avait collé avec des jeunots complètement bourrins. Des bourrins du sexe. Du moins se manifestaient-ils comme tels. Et chacun d’en rajouter une couche pour épater les potes. Ça allait de la baise sur un capot de voiture dans un parking d’hypermarché, au nez et à la barbe des clients, ça passait par le bon coup dans l’ascenseur entre le rez-de-chaussée et le quatorzième étage, puis par la performance des douze décharges dans la même nuit, pour terminer par les inévitables tournantes avec des filles toujours consentantes et en extase devant la puissance sexuelle illimitée de ces étalons. Tout ça avec force détails, à tel point qu’on s’y serait cru.

 

Dans cette ambiance sexo-hétéro-connarde Alex se sentait particulièrement hors jeu. Il trouvait toutes sortes de prétextes pour échapper à leurs divagations pornos. Evidemment il était régulièrement apostrophé :

 

 Et toi, tu veux rien nous lâcher ? Ou t’as rien à nous raconter ? A ton  âge (Alex a 24 ans) tu dois en avoir baisé un paquet !

Allez, crache…Ou alors p’tête que t’es pédé ?

 

C’est alors qu’Alex leur racontait une histoire paillarde bien grosse et bien grasse, parfois une histoire de pédé bien dégueulasse. Plus c’était lourdingue, plus ça les faisait rigoler. Après ça ils lui foutaient la paix… pendant un certain temps.

  

Il y avait cependant de nombreuses soirées plus calmes dans les propos. Nos héros, à cours d’anecdotes, se contentaient de quelques déjections verbales. Mais au retour de perm c’était terrible ! C’était à qui serait le plus outrancier, à qui déballerait l’ego le plus hypertrophié.

Un soir qu’ils étaient particulièrement excités par leurs histoires invraisemblables, ils imaginèrent de jouer un tour au sous-off qui venait chaque soir, à heure militairement fixe, faire une brève inspection de la piaule avant l’extinction des feux. Il fallait que tout soit rangé dans un certain ordre défini une fois pour toutes. Il fallait aussi que chacun se tienne au pied de son lit, au garde à vous, en sous vêtements. Ils avaient décidé de se mettre au garde à vous à poil, et ils s’asticotaient la quéquette pour qu’elle fût elle aussi au garde à vous. Pour Alex, qui pourtant avait la fâcheuse tendance de triquer à la moindre apparition de peau nue, ce spectacle était particulièrement débandant. Il sentait qu’il ne pourrait pas échapper à ce « divertissement ».

 

 Allez, tu t’ramènes ? T’es une tapette ou quoi ?

 

Alex ferma les yeux et appela son fantasme favori. Son imagination le transporta aussitôt dans les arcanes de sa libido. Il sentit le gonflement caractéristique dans son shorty. En un tournemain il atteignit son maximum d’érection. Alors il enleva tout et se plaça comme les autres, à poil au pied de son lit. On a déjà dit qu’Alex était bien monté, aussi l’exercice tourna très vite à son avantage, car il avait la plus grosse biroute de la chambrée.

 

Cela lui valut définitivement le respect de ces avortons. Respect dont il n’avait rien à foutre, mais qui lui permettait de remettre à sa place le petit emmerdeur par un méprisant « Ta gueule, p’tit bout ! ».


091 L’infirmerie militaire

 

Depuis quelques jours il avait des spasmes abdominaux auxquels, au début, il n’avait guère prêté attention. Les douleurs devenant plus fréquentes, il s’inscrivit à une consultation médicale.

Il faut dire qu’il espérait aussi échapper un peu à la débilité des exercices pendant cette période dite « d’instruction ». Etre réveillé au milieu de la nuit pour faire le paquetage en un temps record, pour le défaire aussitôt ; marcher pendant des heures en tenue de combat avec les godillots à ergonomie antédiluvienne et le casque lourd sur la tête, de préférence sous un soleil de plomb, sans autre but que les ampoules aux pieds et l’épuisement général ; ramper sous des barbelés dans de la boue pour exiger une heure après la disparition des salissures ; obéir aux rassemblements alors qu’on est sous la douche, tout cela n’était pas sa tasse de thé. A noter que le rassemblement en question ne se faisait pas à poil, comme on peut le lire dans certains récits de service militaire où les auteurs confondent leurs phobies, leurs inhibitions, leurs obsessions ou leurs fantasmes avec la réalité. Ou alors ont des arrières pensées plus ou moins perverses.

Alex reconnaît que les sous-officiers d’encadrement, aussi agressifs que soient les aboiements de leurs commandements, aussi stupides que soient les ordres destinés uniquement à briser toute velléité de contestation, aussi vexatoires que soient les brimades qu’ils infligent, aussi limitée que paraisse leur intelligence, et aussi misérable leur culture, reconnaît donc que les sous-officiers d’encadrement n’attentaient jamais à la pudeur des jeunes recrues.

Il en allait différemment à l’infirmerie, où Alex, à peine arrivé dans la salle d’attente remplie d’une douzaine de patients, reçut l’ordre de se foutre à poil par un bidasse sorti du cabinet médical.

En fait personne n’était déshabillé, sauf le premier arrivé, sans doute, qui attendait en slip qu’on le fît entrer. Il apprit que ce médecin militaire, pour une raison inconnue, exigeait que le garçon rentre nu dans son cabinet, qu’il ait mal à la tête ou des plaies au bout des orteils.

Quand vint son tour, Alex fit comme les autres, il enleva son slip et pénétra tout nu dans le cabinet du médecin.

 

  Qu’est-ce qui vous arrive ? Demanda le médecin.

  J’ai mal au ventre depuis quelques jours.

  Allongez-vous, je vais vous examiner.

 

Alex s’allongea sur la table d’auscultation.

A ce moment arriva de la pièce voisine un caporal-chef qui adressa quelques mots au médecin en aparté.

 

  Ne bougez pas, dit ce dernier à Alex, je reviens dans cinq minutes.

 

Et il quitta le cabinet.

Alex resta tranquillement allongé à poil sur la table d’examen. Au bout de quelques minutes, un téléphone se mit à sonner. Un bidasse en blouse blanche vint répondre et engagea une longue conversation avec l’interlocuteur, tout en promenant négligemment son regard sur les différentes parties du corps d’Alex.

A se sentir ainsi observé par ce jeune garçon, Alex craignait un brusque réveil de ses aptitudes érectiles. Il se mit assis sur la table, en se coinçant le joujou entre les cuisses et en tournant le dos à la blouse blanche.

A peine le téléphone raccroché et la blouse blanche sortie qu’un autre bidasse fit son entrée et, contournant la table et venant se planter devant Alex, lui demanda :

 

  Il est passé où le toubib ?

 

« Peut-être qu’on s’habitue à être à poil devant des jeunes de mon âge tout habillés, mais moi ça me fout la trique. Réflexe narcissique, peut-être, mais qui est interprété aussitôt comme un désir de l’autre. Et l’autre me colle instantanément une étiquette sur la poitrine. »

 

Le médecin rentra en trombe :

 

  Allongez-vous, dit-il à Alex.

 

C’est là que le julot, libéré de la pression des cuisses, au lieu de rester tranquillement à sa place, se redressa et vint se positionner sur le ventre. Dire qu’Alex était gêné est un doux euphémisme. Il se sentait rougir comme un gamin pris en faute.

 

  Montrez-moi dans quelle zone se situent vos douleurs.

Dit le médecin, semblant ne pas remarquer la virile expansion. Tout en l’auscultant, il posa quelques questions à Alex. Les mains qui palpaient le ventre effleuraient, voire déplaçaient la verge tendue, ce qui ne faisait qu’accentuer la tension.

 

  Ça n’a pas l’air d’affecter les autres fonctions, fit-il remarquer. Je ne vois rien d’anormal, c’est sans doute provoqué par un excès de stress. Vous allez prendre ce médicament pendant sept jours, un comprimé le matin, un le soir. Et vous serez exempté d’exercices physique pendant deux jours, jusqu’à vendredi minuit.

 

« J’aime la précision militaire actuelle, pensa Alex. On n’est plus au temps où il fallait savoir répondre à la question de l’adjudant :

  Combien de temps met le canon pour se refroidir après le tir d’un obus ?

Les réponses fusaient :

  Trois secondes. Six mois. Huit jours.

  Toi tu me les feras les huit jours, ça t’apprendra.

Il met un certain temps. C’est écrit là en toutes lettres, bande de crétins.

 

Maintenant, le minutage des opérations est d’une précision à faire pâlir l’horlogerie suisse. »

 

Ces pensées profondes eurent le mérite inespéré de mettre en veilleuse l’impulsion de la libido. Alex put regagner la salle d’attente sans provoquer de goguenardises du genre « Il t’a fait une petite gâterie, le doc ? ».


092 Oui mon capitaine

 

Ils étaient tous alignés face à face sur le tarmac sableux, formant une haie d’honneur, depuis environ une heure en plein soleil, transpirant dans leurs combinaisons de camouflage que certains avaient trafiquées pour qu’elles révèlent les formes avantageuses de leurs corps, sans entraver leurs mouvements.

Ils l’avaient vu arriver de loin dans ce ciel inépuisablement vide. Le petit avion s’était posé en douceur sur la piste, soulevant un nuage de poussière de sable, et avait manœuvré avec agilité pour venir s’arrêter exactement dans l’axe des rangs qu’ils formaient.

Elle descendit sportivement du cockpit en sautant avec élégance et souplesse. Elle rajusta cet uniforme qui lui allait si bien, répondit avec application au salut qu’ils lui faisaient, et s’engagea d’un pas assuré entre ces deux rangées de jeunes hommes qu’elle voyait pour la première fois et qui allaient être ses subordonnés.

Elle était précédée d’une réputation un peu sulfureuse dans cette mini base dont on pouvait se demander si elle avait eu un jour un rôle opérationnel.

C’était une belle femme aux cheveux bruns presque aussi courts que ceux des garçons, aux yeux noisette, pétillants d’intelligence et de malice, mais aussi d’intransigeance et d’autorité, avec de temps en temps une lueur d’humanité. C’est en tout cas ainsi que les perçut Alex quand, après s’être arrêtée ici et là dans les rangs, elle se figea devant lui et planta son regard dans le sien. Il soutint un instant ce regard qui semblait vouloir percer tous les secrets de ses pensées, puis baissa les yeux, non par soumission à l’autorité hiérarchique, mais par crainte qu’elle ne lise ce qu’elle n’avait pas à connaître.

Elle reprit son parcours entre les hommes.

Elle avait une silhouette élancée, une taille très fine qui s’évasait doucement sur des hanches étroites presque masculines, et de longues jambes de mannequin qui lui procuraient une démarche élégante.

Elle était leur chef et avait tous les pouvoirs sur cette petite unité perdue aux confins du désert.

 

Alex se demandait quelles pouvaient être les raisons de cet arrêt devant sa personne et de ce regard insistant. Avait-elle remarqué quelque négligence dans sa tenue ? Quelque relâchement dans son attitude ? Quelque oubli du sacro-saint règlement qui fait la force et l’invincibilité des armées ? En tout cas il avait été repéré pour une raison ou pour une autre et attendait, mi-inquiet, mi-amusé, à ce qui allait suivre.

 

Sur le moment il ne fut pas surpris de son affectation comme secrétaire. Ses connaissances dans l’utilisation de l’ordinateur, son écriture presque calligraphique et d’une parfaite lisibilité, son orthographe et sa syntaxe irréprochables, avaient été soigneusement consignées dans son dossier.

Il était seul dans un tout petit bureau attenant au vaste bureau du pouvoir central, et envahi de dossiers poussiéreux et jaunis qui contenaient certainement des informations décisives pour le succès des opérations qui n’eurent jamais lieu.

Chaque fois qu’elle s’installait dans son bureau, sa chef le convoquait pour une urgence dont il fallait s’emparer toutes affaires cessantes, et qu’il fallait traiter dans les minutes suivantes. Un rappel ou deux dans le grand bureau étaient toujours nécessaires pour mettre soit ce mot en italique ou le souligner, soit ajouter là une virgule. Il fallait qu’il s’approchât tout près du capitaine afin qu’il ne perdît pas une miette des instructions particulièrement détaillées.

Il arrivait fréquemment qu’elle frôlât négligemment son bras nu ou sa main. Alex finit par congédier sa candeur et prendre conscience que la belle avait jeté son dévolu sur lui pour ses distractions dans ce lieu perdu et presque oublié de tous.

Pourquoi lui ? Il n’était pas le plus grand, il n’était pas le plus fort, il n’était pas le plus beau, et les quelques qualités qu’il se reconnaissait n’étaient pas visibles de l’extérieur.

 

A suivre…

 

2° partie

 

Avait-il envie d’être le jouet de cette femme orgueilleuse, susceptible, autoritaire et volontiers arrogante ? Avait-il envie d’être jour et nuit aux ordres ? Pourtant c’était le type de fille qu’il affectionnait depuis longtemps, depuis que son indéfectible et fidèle compagnon d’aventures s’était mis, au seuil de l’adolescence, à manifester ses besoins et ses appétits.

Pourquoi ne pas en profiter ? En tout cas il ne ferait pas le premier pas. Un peu par crainte : ses soupçons n’étaient-ils pas injustifiés ? Un geste significatif de sa part ne provoquerait-il pas une réaction outragée aux conséquences dévastatrices ? Un peu par crainte et beaucoup par orgueil de mâle : comment une femme, dont il subissait l’autorité teintée d’une cordialité qu’il estimait condescendante, se permettrait-elle de décider de faire de lui son amant ? Le droit de cuissage, il était farouchement contre, et il ne supportait pas l’idée qu’il pût s’exercer à ses dépens.

A ses dépens ?

Pourquoi donc serait-il assez sot pour ne pas profiter de la situation, alors qu’il est sevré depuis si longtemps, et qu’il doit avoir recours à des succédanés certes efficaces mais avec un arrière-goût d’ersatz ? Après tout elle serait peut-être une partenaire performante. Avec sa dizaine d’années de plus que lui et ses bourlingues successives, son expérience et son savoir-faire méritaient le détour. Sans doute avait-elle des petits secrets de couette dont il serait le bénéficiaire.

Il conclut au bon plan de laisser son orgueil au vestiaire et de prendre avec passion la situation à bras le corps.

Avec passion ?

« Non, je ne pourrai jamais aimer cette femme qui s’apprête à faire de moi le simple objet de ses désirs. L’amour ne peut naître sous la contrainte, fût-elle douce et voluptueuse. L’amour, c’est… »

 

 ─ Alex, je vous attends.

 

« C’est le grand jour. Je sens que c’est le grand jour. Je crois qu’elle a compris qu’elle n’avait aucune initiative à attendre de ma part pour satisfaire ses appétits sensoriels. »

 

Lorsque les feuillets du dossier N° 108 735 425 XLH 231 0017 tombèrent en s’éparpillant sur le sol, elle se baissa en même temps que moi pour les ramasser et nos têtes se heurtèrent assez légèrement mais suffisamment pour provoquer une douleur. Alors elle me regarda en souriant, posa sa main sur mon épaule, la laissa glisser sur la manche de ma chemisette, puis sur le bras nu, s’empara de ma main et la porta à son front, là où une légère rougeur était apparue.

Le contact de cette main et la douceur de sa peau m’avaient ébranlés. Je sentis s’effondrer toutes mes résistances et je la pris affectueusement dans mes bras. Elle m’enserra la taille et nous restâmes ainsi de longues minutes silencieuses.

 

 ─ Je t’attendrai ce soir à 22 heures.

 ─ Je viendrai.

 

A suivre…

 

3° partie

 

Le travail de paperasse reprit son cours normal, comme s’il ne s’était rien passé. L’après-midi lui parut s’étirer indéfiniment. Le repas du soir, agrémenté comme d’habitude de toutes sortes de plaisanteries salaces complètement éculées, lui sembla bien triste. Ensuite il ne parvint pas à lire une seule page du roman qui pourtant le tenait en haleine d’habitude.

Il avait pris une douche pendant au moins une demi-heure, avait renoncé à l’eau de toilette, préférant laisser agir les effluves naturelles de son corps.

Son regard était irrésistiblement attiré par les aiguilles de sa montre posée devant lui. Elles se déplaçaient avec une lenteur tout à fait inhabituelle.

Enfin l’heure fatidique arriva.

Il enfila une chemisette, l’assujettit soigneusement dans le pantalon de toile, inspira profondément et prit, le cœur palpitant, le chemin de son rendez-vous.

Il sentit une moiteur envahir ses aisselles et regretta de ne pas s’être aspergé de cette eau de toilette qui aurait combattu de désagréables exhalaisons.

Il frappa timidement à sa porte.

 

Non, elle ne se jeta pas sur lui comme une mante religieuse prête à dévorer le mâle après l’accouplement.

Non, elle ne lui arracha pas ses vêtements comme une succube impatiente et vorace.

Non, elle ne brandit pas de fouet, de cravache ni de chaînes.

Non, elle n’exigea pas qu’il exécute ses ordres.

Elle n’était plus le chef, elle était une femme.

Qui manquait de tendresse, avait besoin d’amour.

 

La musique était douce, la lumière chaleureuse.

Par de gentils câlins elle le mit en confiance.

Quand ils devinrent caresses elle le sentit vibrer,

Et dans ses bras ouverts elle vint se blottir.

 

Alex était étendu sur son lit, les mains croisées sous la nuque, et revivait la nuit qu’il avait partagée avec elle.

Comme il s’était trompé ! Elle n’avait pas sorti ses griffes. Elle n’avait pas montré les crocs. Ce n’était pas une sauvageonne du sexe qu’il avait rencontrée. Ce n’était pas une femelle en mal de gigolo qu’il avait honorée. C’était un être aimant, capable de donner plus que de prendre. Un nectar ruisselant sous l’épaisse cuirasse.

Cette première nuit qu’il avait partagée avec elle était la plus sensuelle qu’il ait jamais passée avec une femme.

Il revit le beau corps aux lignes mélodieuses, aux courbes de dunes et aux senteurs de vagues. Son regard remonta les longues jambes de fan, caressa la toison, le ventre tendu, et modela les seins aux brunes aréoles. Il sentit  contre lui, ô divines sensations, les petits tétons dressés, et il s’abîma à nouveau dans cette science accomplie des plaisirs de la chair.

Comme elle s’était lovée autour de son corps avec toute la sensualité du monde ! Comme elle avait crié de plaisir quand il l’avait possédée debout contre le mur ! Leurs étreintes s’étaient prolongées tout au long de la nuit, violentes et passionnées, tendres et voluptueuses. Elle élevait l’amour à l’étage de l’art.

 

 ─ Tu reviendras demain ? Lui avait-elle demandé comme une petite fille un peu timide et vaguement inquiète.

 ─ Oui, je reviendrai. Tous les soirs je reviendrai.


093 L’embuscade

 

1re partie

 

Alex était assis, à l’ombre, sur un muret de pierre, et ses pensées l’amenaient à revisiter ses dernières lectures. A ces évocations, une multitude d’images se bousculaient dans sa tête, au point de l’entraîner dans une sorte de vertige où le rêve se mêlait à la réalité, où l’éveil se conjuguait à l’endormissement.

Flottant ainsi entre deux espaces, il crut percevoir un mouvement dans la fixité surnaturelle du paysage. Etait-ce une illusion provoquée par quelque réfraction de la lumière sur le sable ? L’endroit n’était pas du tout réputé pour ses mirages. Son attention en éveil, il scruta cette immense plaine sableuse hérissée çà et là de buissons épineux à demi secs. Non, il n’avait pas rêvé. Il y avait bien un petit point qui bougeait là-bas. Etait-ce un animal ? Il y en avait si peu par ici. Il aurait fallu qu’il fût bien gros pour être perceptible à cette distance !

Intrigué, il se leva pour aller chercher ses jumelles. Ce n’était pas un animal, c’était un homme, qui semblait plutôt tituber que marcher. Mais était-ce la distance qui troublait sa démarche ?

Il donnait l’impression de se diriger vers la base. Alex ne pouvait distinguer qu’une silhouette claire se détachant à peine de la couleur du sable et se brouillant par moments. Aussitôt il abandonna son poste d’observation et courut au QG pour donner l’alerte.

Bientôt ce furent une dizaine de jumelles qui se mirent à fouiller le lointain dans la direction indiquée par Alex. La silhouette était toujours assez indistincte.

 

  C’est un gars de la patrouille partie en observation il y a deux heures, dit le sergent. Ils étaient deux, il a dû leur arriver des bricoles ; Pourquoi n’ont-ils pas fait d’appel radio ? Alex, viens avec moi, on va le chercher en Jeep. Thomas, prévient le capitaine.

 

Le sergent prit le volant et Alex se cala comme il put pour tenter de poursuivre son observation à travers les lentilles de ses jumelles. Les soubresauts du véhicule rendaient toute trépidante cette petite forme lointaine.

 

  C’est le caporal-chef Darcourt et le 1re classe Trouvelle qui sont partis tout à l’heure en Jeep. Qu’est-ce qui a bien pu leur arriver ?

 

Petit à petit, entre deux cahots du 4x4, Alex put mieux distinguer le naufragé des sables. Il marchait lourdement comme quelqu’un d’épuisé, au bord de la syncope et de a chute. Il était dépenaillé, sa chemise ouverte et déchirée pendait en lambeaux sur ses épaules, son pantalon était fendu tout le long de la jambe droite. Alex décrivait au sergent, au fur et à mesure, les révélations des jumelles, mais en même temps se déroulait dans sa tête le scénario de cet improbable désastre.

 

« Ils ont été pris dans une embuscade, se dit-il. Un piège d’autant plus inattendu qu’on est en pays ami et que personne ne s’attend à une si lâche attaque.

Ils cheminaient tranquillement entre les dunes, sur une vague piste peu fréquentée, en déconnant un peu avec

la Jeep

qu’ils faisaient déraper dans des congères de sable mou, lui faisant prendre des angulations génératrices de petites frayeurs qui pimentaient un peu cette balade réglementaire et totalement dépourvue d’intérêt et de suspense. Patrouille, disaient-ils au QG. Il fallait bien justifier les besoins en troupe, carburant, matériel et frais de fonctionnement ! Promenade dans le désert, donc.

Et puis tout à coup… »

 

A suivre…

 

2° partie

 

« Au moment de passer le goulet du verrou rocheux qui se dresse devant eux, hostile masse noirâtre percée de trous d’ombre caverneux, un éboulement de rochers barre totalement la piste. Raphaël, le caporal-chef, stoppe la jeep et s’apprête à descendre pour déblayer le passage avec l’aide de Romain. A peine ont-ils posé un pied par terre que des individus, tapis dans les anfractuosités rocheuses, déboulent sur eux et les immobilisent avant même que les deux bidasses aient eu le temps de réaliser qu’il s’agissait d’une agression.

Les agresseurs sont huit et n’ont aucun mal à maîtriser ces deux garçons pas du tout aguerris aux attaques surprises. A première vue ils font davantage penser à des brigands qu’à des guérilleros. Loin d’avoir une tenue de combat, ils sont plutôt dépenaillés. Ils n’ont pas tous une arme à feu mais des gourdins et des poignards. Oui, ce sont des malfrats qui ont saisi l’occasion de s’emparer d’armes de guerre, d’un émetteur récepteur, de jerricans d’essence, des roues de

la Jeep

et on ne sait quoi encore. Des garçons peut-être, pour exiger une rançon.

Le gros ventru bien moche, qui manifestement est le chef, articule alors quelques paroles dans un jargon incompréhensible. C’est un ordre, que les autres s’empressent d’exécuter.

Romain est emmené, malgré sa résistance gesticulatoire et ses vociférations tonitruantes, vers une faille dans la paroi rocheuse et disparait derrière de gros monolithes avec ses kidnappeurs.

Raphaël est attaché par les poignets derrière le dos à la grille de désensablement fixée sur la jupe de

la Jeep.

Raphaël est un beau gosse, grand et bien balancé, qui, loin de rouler les mécaniques et de jouer de son charme, est d’un naturel modeste et un peu candide, un peu timide aussi, et peu sûr de lui, ce qui le rend doublement, ou triplement attachant. Il semble ignorer les regards tout chargés d’envie, de désirs, de tentations, qu’immanquablement il provoque autour de lui. Combien auraient aimé étancher avec lui leur soif de plaisir. Mais il n’en a cure et désarme (remarquable pour un soldat !) chacun par son indifférence aux éphémères voluptés. Il poursuit sa route, droit dans ses rangers, vers l’enivrant mirage du grand amour unique.

Ses grands yeux bleus si doux regardent avec horreur le gros homme s’approcher de lui, une lame à la main. L’acier brille tout près de sa gorge. Non, ce n’est pas possible, il ne va pas mourir aussi stupidement ! S’il doit mourir, au moins que ce soit pour une noble cause, mais pas dans les mains de crapules aveugles et irresponsables. Le bandit est maintenant presque contre lui. Il sent mauvais en plus, est-ce bien raisonnable de faire cette remarque olfactive aux portes de la mort ?

La lame s’avance vers le col de la chemise. Raphaël hurle son refus et son désespoir. Son cri percute la paroi rocheuse et se répète en échos dans le silence minéral.

Il revoit en un millième de seconde les étapes majeures du déroulement de sa courte vie, et même quelques détails insignifiants qu’il avait oubliés. Ses parents sont là et se disputent comme d’habitude. Il les aime, pourtant ils l’ont beaucoup fait souffrir par leur mésentente chronique. Il y a aussi sa grande sœur Adeline, sa confidente, et son petit frère Hugo, adorable gamin qui traverse l’adolescence comme un jardin des cinq sens. Et Tania, la première fille qu’il a prise dans ses bras…

« Adieu, adieu, je ne vous oublierai jamais… »

 

A suivre…

 

3° partie

 

Un gros doigt velu tire sur le col de la chemise, la lame vient se glisser entre la peau brune et le tissu et fait sauter le premier bouton. Puis le deuxième. Jamais elle ne touche la peau, mais elle tranche prestement l’étoffe, comme s’il s’agissait de couper une pelure de pomme. Au troisième bouton elle dévie sur la gauche et fend jusqu’en bas la chemise que les doigts velus ont sortie du pantalon. Les doigts, non plus, jamais ne touchent la peau. Ils font glisser les pans en arrière, dénudant les épaules et le thorax, et laissent le tissu s’affaisser sur les avant-bras.

La lame est de retour, plus bas, elle menace le nombril, et la même technique que pour la chemise s’applique au pantalon de toile. La ceinture de tissu n’offre qu’une résistance légère. La lame s’attaque au premier bouton qui saute et rebondit joyeusement sur une pierre, comme s’il était heureux d’être émancipé. A nouveau la lame dévie et tranche en biais le long de la cuisse jusqu’au genou. Jamais elle n’a touché ni même effleuré la peau. Les doigts noirâtres aident le pantalon à quitter la taille, à glisser sur les fesses, jusqu’à ce qu’il s’affale en accordéon sur les rangers.

Il reste le caleçon. Ce n’est pas lui qui va offrir une grande résistance à la lame d’acier. A quoi rime cet outrageant striptease ? Pourquoi le veut-on nu ? A n’en pas douter il a affaire non seulement à des voleurs mais aussi à des sadiques. On ne va pas lui trancher la gorge tout de suite, ce serait trop rapide et trop peu jouissif pour ces dangereux malades. On va d’abord profiter de lui.

N’est-il pas appétissant…

 

Dans cette livrée de chair ambrée par le soleil ?

Ce garçon aux yeux bleus est une source claire.

Beau mâle jeune et bien fait aux gangsters livré nu.

Il y a charme fou dans ce corps bien cambré.

Une peau si parfaite est une invitation.

On ne peut que frémir en pensant au plaisir.

Avant d’en bien jouir il ne faut l’abimer.

 

Un éclat lumineux annonce le retour de l’acier près de cette peau fragile toute hérissée de peur et de dégoût. La lame fait son travail et laisse dans son sillage le caleçon retrouver la poussière du chemin.

 

C’est alors que se produit un phénomène étrange. Il est dans

la Jeep

à côté du sergent, en train d’observer dans ses jumelles la silhouette de plus en plus précise du garçon à la rencontre duquel ils se hâtent. En même temps, par un extraordinaire et incompréhensible phénomène d’ubiquité, il est ce pauvre Raphaël livré nu aux regards lubriques, avant d’être abandonné à leurs mains avides, à leurs corps crasseux, leurs odeurs de putois, leur peau vérolée, leurs poils morpionnés, leurs sexes verminés. C’est lui la victime expiatoire de ces pirates des sables.

S’il en sort vivant, il sera à tout jamais brisé, intérieurement brisé, hanté le jour par des images de laideur et de violence ; hanté la nuit par un improbable sommeil peuplé de monstres, de sorciers, de succubes, de démons, dans l’enfer rougeoyant d’un triptyque de Jérôme Bosch.

 

A suivre…

 

4° partie

 

Mais Alex n’est pas au bout de ses surprises, de ses angoisses et de ses terreurs. Par un sortilège démoniaque il quitte l’identité de victime pour prendre celle d’agresseur. Non pas celle de ce gros répugnant qui humilie Raphaël et va abuser de lui, mais la sienne, celle d’un Alex inconnu, généré par une voix intérieure qu’il n’avait jamais entendue, un Alex transformé en bourreau.

 

Il est vêtu d’une combinaison de cuir noir et entièrement cagoulé. Il est armé d’un poignard à la lame acérée comme celle d’un rasoir. Il ne s’en est jamais servi. Heureusement ! Oui, il en est certain, il n’a jamais fait usage de cette arme blanche. Mais aujourd’hui est un autre jour, et il a furieusement envie de tester son tranchant. Oh, pas pour blesser ou laisser sa marque sanglante sur un corps livré à sa merci. Encore moins pour lui trancher la gorge ou lui percer le cœur. Atteindre son cœur, oui, c’est son vœu le plus cher, mais pas de cette façon là. Plutôt en lui envoyant une flèche de Cupidon.

Il a flashé sur ce garçon dès qu’il l’a aperçu. Il a senti son cœur battre un peu plus fort que de raison, et ce trouble et cet émoi, si caractéristiques et bien familiers, l’envahir.

Mais Raphaël, car c’est bien de lui qu’il s’agit, est resté indifférent aux avances à peine déguisées. Ce cœur est insensible aux mâles appels. Ce cœur est en attente de l’âme sœur féminine, en quête du mirifique grand amour du siècle.

 

« Il se dérobe, il me fuit, il refuse mon amitié, mais moi je le veux.

Je l’ai  fait capturer et il est là devant moi, attaché à l’arrière de

la Jeep.

Ses grands yeux bleus ne me regardent même pas. Je sens son angoisse et son désespoir mais aussi son mépris, et je ne peux le supporter.

Ma main gantée s’empare du col de sa chemise et la lame fend la chemise jusqu’à ce qu’elle pende au dessus du pantalon. Ce buste aperçu bien des fois et tant admiré, je veux le voir là devant moi et le dévorer des yeux. Tombée en arrière, la chemise livre à découvert les si belles épaules, magnifiées par la tension des bras attachés dans le dos. Les seins exaltent les vastes pectoraux à la courbure parfaite. La cage thoracique, qui se soulève et s’abaisse à un rythme proche du halètement, anime les ondulations douces des longs abdominaux qui invitent à découvrir les prolongements de ces tendres palpitations. J’honore d’ailleurs aussitôt cette invitation. Ma lame, comme un éclair, ouvre ce pantalon qui cache de si belles formes. Encore un coup de lame et je peux à loisir contempler ces joyaux tout illuminés des éclats d’or de la blonde toison.

 

Raphaël…

 

Ai-je déjà un aussi beau corps admiré ?

Il se refuse à moi, je respecte ce choix.

Ton bourreau tout brûlant d’un désir exalté,

Voit sur ta joue briller la larme de désarroi.

Un aussi doux garçon je ne peux maltraiter.

Mes yeux emplis d’éclats et mon sexe en émoi,

Mon cœur déchiré et mon âme souillée,

Je te quitte à jamais et me garde de moi

Qui, te dévêtant, me suis à jamais damné. »

 

A suivre…

 

5° partie

 

Cette scène délétère, aussi fugace fut-elle, terrifia son auteur pris soudain de nausée.

Quelle était cette voix intérieure qui l’avait entraîné dans une action sordide et malsaine, contraire à tout ce qu’il croyait connaître de lui-même ?

Etait-ce un venin, inoculé à son insu, qui allait peu à peu brûler son cœur et faire naître un être malfaisant ?

Etait-ce le Mal, tapi au fond de lui, vaincu et endormi, qui était tout à coup sorti de sa torpeur et avait ébranlé les fondements de la belle architecture ?

Ce Mr Hyde l’avait obligé, quand il était petit, à tirer avec sa fronde sur d’inoffensifs petits oiseaux, et sur des nids d’hirondelles ; l’avait forcé à martyriser des insectes avant de les faire mourir ; lui avait imposé de faire crever les belles fleurs du jardin que sa maman aimaient tant parce qu’elle lui avait interdit de grimper en haut de l’arbre. Ce Mr Hyde a eu encore quelques exigences au moment de l’adolescence.

 

« Non, je ne dirai pas ce qu’il m’a fait faire, j’en ai encore un peu honte. Mais depuis il m’avait laissé tranquille. Je m’étais confectionné des potions pour le neutraliser. Il était tellement silencieux que je le croyais occis. Et le voilà réapparu !

Heureusement j’ai résisté. Je n’ai franchi que la première étape. Mais c’est déjà une étape de trop. Je n’arriverai jamais à me pardonner l’agression préméditée contre ce garçon innocent.

Ma grande interrogation, angoissante, porte sur ma capacité, dans certaines circonstances, à être lâche, à être traitre, à être cruel. Je me demande si le monstre, caressé, flatté, ensorcelé, ou apeuré, acculé, menacé, ne serait pas capable de détruire toute trace d’humanité. Je le demande pour moi, je le demande pour chacun, et je flippe, je flippe…

Non. Tu exagères ! Tu as lu des horreurs, mais tu as aussi connaissance de comportements admirables dans des conditions effroyables, dans les camps de concentration nazis par exemple, ou dans les camps de rééducation par le travail en URSS. Sans être un héros, tu serais de ceux qui ne renoncent jamais à leur dignité d’être humain, quitte à en mourir. Ce n’est pas un petit songe érotico-sadique qui va te détruire. La souffrance que tu en éprouves est la preuve que tu es dans l’incapacité de faire le mal… »

 

  Je le reconnais, c’est Mick, il n’a pas l’air d’être blessé, dit Alex crispé sur ses jumelles.

  On arrive, on va savoir ce qui s’est passé, dit le sergent

 

Quelques instants plus tard, ils sont près de ce pauvre Mick qui semble à bout de force et les regarde d’un air affolé.

 

  Vite, vite, des secours, Eric est blessé, il a une jambe cassée.

  Qu’est-ce qui vous est arrivé ?

  La jeep s’est retournée et…

  Tu raconteras après. Alex, la radio…

Ici Gazelle 55, un blessé, envoyez secours d’urgence, un véhicule accidenté, direction 187°, position non déterminée, à vous.

  ………..

  Bien reçu. Terminé.


094 Corps masculins

 

Alex envisageait depuis quelque temps de commencer une collection d’œuvres d’art. Il aimait dialoguer avec la peinture, la sculpture, la photographie, ou des moyens plus contemporains comme les installations, les vidéos, etc.

Il pensait que leur présence à ses côtés lui permettrait de développer son exploration intérieure. Il se disait aussi qu’il fallait, dans la mesure de ses petits moyens financiers, encourager et aider à vivre les jeunes artistes qui bien souvent crèvent de faim, et malgré cela ont la force et le courage de persévérer ; qu’il était heureux que certains aient le goût et les moyens d’acheter des œuvres d’art, parce que sans cela la misère des artistes serait plus grande encore.

Il pensait avec tristesse à la rhétorique des gens qui se disent de gauche, qui consiste à persuader qu’il faut appauvrir les uns pour subventionner les autres. Ce qui revient, à terme, à appauvrir tout le monde. Il y aurait, selon cette théorie, le camp des bons, des justes, des généreux, dans lequel ils se rangent évidemment, et celui des méchants d’en face qui ne pensent qu’au profit. Manichéisme naïf et destructeur, qui divise quand il faudrait s’unir.

 

Il exprimait ces quelques réflexions, un peu caricaturales, à un jeune sculpteur dans l’atelier duquel il se trouvait. Ce garçon réalisait des œuvres superbement sensuelles. Oh, pas de l’érotisme primaire et bestial comme certains d’artistes, et non des moindres, ne se privent pas de faire. Non, de l’érotisme subtil, allégorique, symbolique, dans le genre de ce que fait Louise Bourgeois. La mise à nu d’une intimité féministe, chez Louise, se retrouvait sous l’angle masculin chez Brice.

 

En regardant ces plâtres, ou ces bronzes, ou ces inox, pourtant pas réalistes du tout, Alex était pris d’un vertige où se mêlaient la vitalité, la virilité, la puissance, la pensée, les émotions, la sensualité. Cette glorification du corps de l’homme est d’autant plus géniale qu’elle est induite par des formes et des volumes qui ne font aucune description anatomique. Alex pensait inévitablement à cette phrase de Michel-Ange : « Le corps masculin est un parangon de beauté. Une merveille de symétrie, de force, de grâce. Rien n’exprime mieux les idées, l’expression, la pensée, les émotions. Chez un esprit étriqué, il se pourrait qu’il inspire des désirs charnels. Mais à mes yeux, c’est l’argile dans laquelle Dieu l’a modelé à sa propre image. »

 

  Eh bien, dit Alex, après avoir cité ce passage, je crois bien que j’ai un esprit étriqué.

  Ça m’arrive aussi, répondit Brice, un peu intimidé.

  Explique-moi comment te viennent ces formes magnifiques.

  Au départ j’ai besoin de modèles. Pour moi, c’est la partie la plus difficile. J’ai beaucoup de mal à trouver les garçons qui stimulent ma créativité. Les modèles professionnels ne me conviennent pas du tout. Ce sont des acteurs, tout me paraît artificiel. Je veux du naturel. Ils n’ont pas besoin d’être beaux. Les bogosses savent qu’ils le sont et perdent leur spontanéité. Quand je crois avoir trouvé, et avoir convaincu le mec de vivre nu pendant une heure ou deux dans mon atelier (il y en a qui refusent catégoriquement l’idée même de se mettre à poil), il y a encore le test du déshabillage. Difficile de se déshabiller complètement avec naturel. Ou ça va trop vite, et les sensations visuelles, psychiques, n’ont pas le temps de naître ; ou c’est trop lent et ça fait strip. La façon d’enlever le slip est infiniment révélatrice. Ce que j’aime, c’est une fraction de seconde d’hésitation, un léger mouvement de protection. Ce sont les marques d’une pudeur qui ne manque jamais de m’émouvoir.

Pendant la séance je ne fais que regarder, m’imprégner, tout en bavardant avec le modèle. Mon travail de réalisation plastique commence après de longues périodes d’intériorisation.

  Et tu n’as jamais ce désir charnel dont parle Michel-Ange ?

  Si, mais il a raison Michel-Ange, ça réduit l’échange à la seule chair. C’est ce qu’il appelle l’esprit étriqué.

  Est-ce que tu crois que je te ferais bander si j’étais ton modèle ?

  Oui. J’en suis sûr.

  Alors je ne suis pas ton type. Je risquerais de gâcher ton talent.

Mais je t’achète cette sculpture.


095 Délire de jalousie

 

C’était une maison qui aurait pu être ordinaire mais qui avait un charme fou avec cette vigne vierge qui envahissait les murs et tentait de gagner la toiture. Les petits volets bleu clair, décorés dune attendrissante petite ouverture en forme de cœur, tranchaient sur le vert foncé du feuillage et donnait un air de gaieté à cette petite masure champêtre. Elle avait un côté irréel au milieu de son jardinet fleuri de roses anciennes, odorantes, aux délicates couleurs pastel. Un petit paradis romantique, un peu à l’écart du village, environné de paisibles prairies parsemées de bosquets de charmilles. Au dernier détour du chemin empierré, elle apparaissait comme un mirage.

Jérémie avait souvent parlé de la maison de sa grand’mère à Alex. Il l’évoquait toujours avec un léger tremblement dans la voix et des mots qui l’auréolaient de merveilleux. Alex mettais cette émotion sur le compte de la nostalgie, des souvenirs émus de cette grand’mère toujours bienveillante et pleine de mansuétude, à qui il avait tant de fois menti pour lui épargner peine ou inquiétude, et qu’il  aimait de tout son cœur. Sur le compte aussi des rémanences attristées de cette partie joyeuse et insouciante de sa jeunesse de garçonnet.

C’était la première fois qu’il amenait Alex dans ce foyer de souvenirs. Ce dernier se sentit aussi ému que lui de réveiller les fantômes paisiblement assoupis dans ce havre de quiétude.

Jérémie lui fit visiter la maison de la cave au grenier, égrenant, au fil du parcours, des anecdotes qui avaient laissé des traces profondes dans sa mémoire. C’était une petite habitation avec seulement deux chambres contiguës qui donnaient sur l’arrière. L’ameublement était rustique mais élégant et les cretonnes à fleurs des rideaux, des lits et des fauteuils égayaient cet intérieur un peu sombre et complètement désuet. Il me fit faire le tour du petit jardin que des mains habiles entretenaient amoureusement. Aucune fleur fanée ne venait altérer l’harmonie des massifs de roses, de belles grappes de raisins encore verts pendaient aux pampres de la treille, de belles couleurs jaunes et orangées habillaient la glycine de sa parure d’automne. Des bordures de millepertuis bien taillés délimitaient les allées de gravier blanc qui serpentaient entre les massifs.

 

 ─ C’est toi qui entretiens si bien ce jardin ? Demanda Alex

 ─ Non, c’est Enzo, le jardinier. Il habite au village.

 ─ En voilà un qui aime son métier.

 ─ Oui, il est très sérieux. Il est chargé aussi d’entretenir la maison, refaire les peintures extérieures, vérifier l’étanchéité de la toiture,… C’est quelqu’un de confiance, il m’est très précieux.

 ─ Il a connu ta grand’mère ?

 ─ Non, celui qui jardinait pour ma grand’mère est mort l’année dernière. Heureusement j’ai trouvé Enzo.

 ─ C’est un jeune ?

 ─ Oui, il a 21 ans. Regarde, il a approvisionné la maison, on a de quoi manger pour le week-end.

 ─ Il a l’air formidable ce garçon. Tu me le feras connaître ?

 ─ Oui bien sûr. Il est beau en plus. Je vais nous préparer un poulet au Riesling, avec un riz créole. Pendant que ça cuit on sirotera le reste de Riesling. Et après…une bonne sieste.

 ─ Joli programme. Dis-moi comment je peux t’aider, je suis nul en cuisine.

 ─ Garde tes forces pour tout à l’heure à la sieste.

 

2° partie

 

La bouteille de Riesling avait été descendue en apéritif, et un Côte Rôtie, arrivé à une belle maturité, avait arrosé le repas. C’est guillerets et en folâtrant qu’ils grimpèrent l’escalier pour aller faire la sieste dans la chambre de Jérémie.

Ils se dévêtirent l’un l’autre comme ils avaient l’habitude de le faire. Le déshabillage n’était pas, chez eux, une formalité négligée, conduite dans la hâte et la fébrilité de se retrouver nu et de gagner le plus vite possible le terrain des opérations. Ce n’était pas non plus une cérémonie ni un rituel. Ni théâtral, ni sacré, le déshabillage était un prologue porteur de toute la volupté complotée par les corps. Les mains remontaient délicatement et lentement le long des flancs, jusqu’aux aisselles, lors de l’enlèvement du t-shirt, elles glissaient savoureusement sur les hanches et les cuisses pour faire descendre le slip et libérer le petit être intime soudain éveillé et heureux de manifester sa délivrance. Seul un petit baiser furtif était autorisé lorsque, les mains conduisant le slip jusqu’aux pieds, la tête se trouvait à la même hauteur que lui.

Ils constatèrent une fois de plus l’effet que leur nudité provoquait chez l’autre.

 

 ─ L’air de la campagne te réussit bien, Alex.

 ─ Tu sembles très en forme aussi.

 

Ils plaisantèrent en s’enfouissant sous l’édredon en plumes et commençérent une lutte amicale pour savoir qui aurait la meilleure place dans le lit dont le sommier avait une petite faiblesse d’un côté.

 

 ─ Arrête de me chahuter Jérémie, j’ai l’estomac qui proteste.

 ─ Je t’ai dit que tu buvais trop pour quelqu’un qui n’a pas l’entraînement. Ça va ?

 ─ Ça va passer.

 ─ Ça va pas tu débandes. C’est pas ton habitude.

 ─ Ecoute, je vais dormir un peu, après, tu verras, ce sera la pleine forme.

 ─ Je vais te chercher un cachet pour digérer. Ne bouge pas, je reviens tout de suite soigner mon bébé.

 

Jérémie revint avec un verre d’eau effervescente. Il s’allongea auprès d’Alex qui s’endormit presque aussitôt.

 

Son sommeil fut très agité. A un moment il crut percevoir le bruit d’une portière de voiture claquée, suivi de voix indistinctes dans le jardin. Puis plus rien. Mais à l’instant il réalisa que Jérémie n’était plus à côté de lui et s’étonna de ne pas l’avoir entendu se lever.

Les marches de l’escalier en bois craquèrent sous des pas. Ces pas approchèrent, retenus, précautionneux, manifestement désireux de dissimuler leur présence, trahis par les grincements du vieux plancher. Ils s’arrêtèrent devant la porte de la chambre. A n’en pas douter c’était Jérémie qui venait s’assurer qu’il allait mieux. Il s’attendait à ce que la porte s’ouvrît tout doucement pour éviter de faire grincer les gonds. Mais la porte ne s’ouvrit pas et c’est l’ouverture de la porte de la chambre contiguë qu’il perçut très nettement.

 

3° partie

 

Il tendit l’oreille pour guetter  les bruits provenant de la chambre voisine. Pendant un moment il n’entendit rien, ce qui lui mit la puce à l’oreille, car ce silence était lourd de sens. Un silence à couper au couteau, qui ne pouvait que cacher des occupations coupables. Ah ! Un bruit. Le son mat et feutré d’un vêtement qui tombe sur le sol. Et puis à nouveau plus rien. Que l’attente est longue quand on attend la triste confirmation de ce que l’on sait déjà !

Dans le jardin une pie se mit à jacasser, l’empêchant d’entendre les soupirs des ressorts du sommier sous le poids des occupants.

 

« Ah, je comprends maintenant, se dit-il. Ce petit tremblement d’émotion dans la voix de Jérémie quand il me parlait de cette maison, ce n’était pas du tout à mettre sur le compte du souvenir de sa grand’mère, ou de celui de sa première jeunesse irrémédiablement évanouie. C’était l’image du corps svelte et musclé, souple et docile, puissant et savoureux du beau jardinier, qui le bouleversait. Puisqu’il mentait si facilement à sa grand’mère « pour ne pas lui faire de peine », pourquoi ne mentirait-il pas à moi aussi, pour ne pas me faire de peine ? »

 

Pourtant il doutait encore. Ce doute, il le regardait dans tous les sens, à l’endroit et à l’envers, et même par transparence. Il se raccrochait à lui pour ne pas tomber dans le précipice du désespoir.

 

Ce silence ! Toujours ce silence. Il était de plus en plus attentif aux ouï-dire du silence. Il s’efforçait d’en intercepter les moindres murmures, mais à chaque fois qu’il était sur le point d’en capter un, la pie déclenchait son tapage de crécelle. Nul doute qu’elle était de connivence avec les habitués de la maison pour masquer certaines de leurs activités.

Tout le soin que mettaient ceux-ci à garder le silence frisait l’absurdité, car c’était justement ce silence qui éveillait les soupçons. De qui se méfiaient-ils sinon de lui, Alex, endormi et cuvant son vin ? De quoi se méfiaient-ils sinon d’être découverts pendant des actes d’infidélité, pendant la trahison éhontée de l’ami intime, à quelques mètres de lui ?

Le doute qui subsistait en lui peu à peu se consumait de l’intérieur. Alex savait que bientôt, ce doute qui n’en finissait pas de finir, se replierait sur lui-même et achèverait de se calciner, emportant avec sa disparition jusqu’au souvenir de son ombre.

Une atroce souffrance le crispa soudain au point qu’il se mit en position de fœtus. Oui, à ce moment il aurait aimé retrouver le ventre de sa mère et baigner béatement dans le protecteur liquide amniotique. Mais il était là à se tordre de douleur tant la noirceur et la perfidie d’un ami à qui il s’était livré en toute confiance lui étaient insupportables.

 

4° partie

 

Jérémie était en train de le tromper avec ce beau et jeune jardinier Enzo dont il s’était méfié avant même de le connaître.

Bien sûr qu’ils étaient amants, il aurait du s’en douter à la façon qu’avait Jérémie de ne jamais parler de lui. Ce silence était de toute évidence éloquent. Comment lui, Alex, n’avait-il pas entendu l’écho de ce silence assourdissant ? Comment n’avait-il pas compris que tout était justement dans ce silence, dans ce rien. Jusqu’à aujourd’hui il ignorait jusqu’à l’existence du jeune Enzo. « Et c’est un beau garçon, en plus » lui avait-il dit. Est-ce que ça lui avait échappé ? Dans ce cas c’était presque un aveu : « Il est plus jeune et plus beau que toi, et puis il a la charpente de l’emploi, une musculature entraînée à l’effort physique, une peau qui respire la nature et en restitue les effluves,… »

 

« J’enrage, se dit Alex, je me vengerai, mais je vais de ce pas de loup les prendre sur le fait, ou plutôt sur le méfait. »

 

Avec des précautions de chat s’approchant d’un oiseau il se dirigea vers la porte de sa chambre. Au moment de poser la main sur la poignée il retint son souffle : les gonds allaient-ils le trahir eux aussi ? Il eut un moment de découragement en se disant qu’il était dans la maison des trahisons. Mais la porte s’ouvrant en silence lui redonna courage. Il parvint même à atteindre la porte de la chambre contiguë, lieu de la forfaiture, sans faire craquer le vieux parquet. La main qu’il avança tremblait tellement qu’il dut attendre qu’elle se calme. 

Difficile de décrire les sentiments contradictoires qui en lui s’entrelaçaient.

Le plus virulent était la souffrance. Elle s’entortillait sue elle-même en coinçant méchamment la queue de la détresse, laquelle s’agrippait aux basques de chagrin, noir et annelé de gris, qui s’enroulait autour du centre de torture avec un air dépité, provoquant le mépris de la colère, vert argenté tacheté de sombre émeraude, très en verve devant les ulcérations vénéneuses infligées à la confiance et à l’illusion, dont les couleurs incertaines s’évanouissaient dans l’ombre, et tordant douloureusement le cou à l’affliction et à la désespérance, dont les ombres lie de vin mangeaient la lumière, pour mettre à leur place une véhémente révolte insurrectionnelle, à la flatteuse couleur de l’or incrusté d’écailles carminées, s’insinuant dans tous les interstices de la torsade, et fermant ignominieusement la porte aux dernières et tristes tentatives  de l’amour pour s’échapper de ce noeud venimeux.

 

Ô, suprême instant de vérité…

Il saisit la poignée et ouvrit tellement brutalement la porte qu’elle alla heurter brusquement la cloison et fit tomber un sous verre qui se brisa en mille morceaux.

 

5° partie

 

Le spectacle qui s’offrit à lui le stupéfia au point de le pétrifier.

 

« Comment ! Jérémie ! Toi le garçon si sûr de lui et volontiers dominateur, orgueilleux et parfois intolérant, mais pouvant être si tendre, délicat et affectueux, toi dans cette situation abominable ! Dis-moi que ce n’est pas vrai, que je rêve, que je fantasme, que j’affabule, que je délire, dis-moi que ce n’est pas toi qui es là. Dis-moi que ce n’est pas toi que je vois.

Dis-moi que ce visage que j’aime tant prendre dans mes mains, et sur lequel j’ai posé tant de baisers, n’est pas ton visage mais le masque de ton visage.

Dis-moi que ma vue me trompe quand elle reconnaît dans ses moindres détails ce corps tant de fois caressé, tant de fois parcouru dans tous les reliefs et les creux de sa cartographie.

Dis-moi que ce sexe est en plastique, parce que le tien ne se dresse que pour moi.

Dis-moi que tu n’es pas l’esclave de cet escogriffe qui te chevauche après t’avoir ligoté les mains et les pieds au fer du lit, et qui s’apprête à t’humilier et à te faire souffrir.

Toi, le responsable, le chef d’équipe qui insuffle le dynamisme et bouscule les obstacles, toi, sous la domination de celui à qui tu donnes des ordres et que tu paies pour les exécuter, avec sans doute de généreux pourboires, toi sous la domination sexuelle de ton jardinier !

Mais dis-moi que je suis fou, que je me mens à moi-même, que je suis un autre que tu ne connais pas. Que je suis rentré dans cette maison par effraction, que je n’ai aucun droit à pénétrer dans ta chambre, surtout au moment où tu es sur le point d’atteindre le sommet du plaisir, ton Everest à toi.

 

Tu as raison je suis un intrus, et en plus je suis d’une rare insolence en faisant toutes sortes de commentaires sur ton comportement intime.

En vertu de quel principe ou de quelle morale, me demandes-tu, est-ce que je condamne ce que je ne t’ai jamais offert ?

Voilà que tu me méprises à présent, tu prétends que j’ai une tête à des amours conformistes dans des positions conventionnelles et que je suis incapable d’imaginer qu’il existe des goûts un peu moins stéréotypés et des postures plus excitantes, comme celle de l’ange écartelé, du poulet à la broche, de l’écrevisse à bicyclette, ou encore du violon dingue gobant un piano aqueux.

Et voilà que tu me chasses, « fous le camp » me dis-tu, « le plus loin possible, je ne veux plus te voir ».

 

 

 ─ Alex ? Alex ? Ça va ? Réveille-toi. Tu n’as plus mal à l’estomac ? Réveille-toi, il est passé 4 heures…

 

 ─ Jérémie, embrasse-moi, je reviens de loin tu sais, j’ai fait un horrible cauchemar… tu étais avec Enzo…

 

 ─ Oui, il est venu pendant que tu dormais. Viens, habille-toi, je vais te le présenter.


096 Je t’écris

 

Je t’écris mais je ne t’enverrai pas la lettre. Par orgueil bien sûr. Je ne veux pas que tu saches que je souffre à ce point. Je veux que tu continues à croire que je suis resté indifférent à ton départ comme j’ai réussi à le feindre devant toi.

« On reste amis, on se passera des coups de fil de temps en temps. On se reverra »

Pourquoi le ferait-on puisque tu n’as plus rien à me dire ?

C’est terrible, ce vide qui a peu à peu envahi le flot de des paroles dont tu m’enivrais. Volubile. Tu étais volubile. Sans être futile, ce qui est assez rare. Tu parlais de nous, de la profondeur de tes sentiments, de la totale confiance que tu avais en moi, de ton attachement à la fidélité, une valeur quelque peu tombée en désuétude, de la joie de trouver enfin, après avoir tant erré, un amour partagé. Tu racontais peu de toi, mais tu voulais tout connaître de moi. Tu connaissais mon corps dans ses moindres détails. Tu aimais le décrire et chaque description avait une tonalité différente suivant l’endroit par lequel tu commençais. Elle pouvait être sur le mode humoristique si mes orteils débutaient l’itinéraire,

élégiaque lorsqu’un petit téton durci engageait le parcours,

tendre quand mon oreille était le point de départ,

passionné avec mes yeux et ma bouche,

exalté avec la chute de mes reins,

brûlant avec les herbes folles de la raie de mes fesses,

enflammé avec le plat de mon ventre et sa petite forêt noire,

bouillonnant avec mon sexe éperdu de désir de toi.

En lettré tu improvisais des tirades ou des couplets louangeurs dans un langage éblouissant. Jamais tu ne te laissais aller à la vulgarité de propos lubriques. Le vice, la débauche, le stupre ne faisaient pas partie de ton univers érotique, pas plus que du mien.

Les caresses de ton regard et de tes mots me procuraient une infinie jubilation. Je sentais le grain de ma peau se hérisser et mes poils se dresser sous cet hommage intarissable.

Le regard, la voix, le toucher.

Quand tes doigts se mettaient à effleurer la pulpe de mes lèvres, les veines de mon coup, les poils de mes aisselles, la pointe de mes seins, je me mettais à frémir, à vibrer, à palpiter de volupté. Quand tes doigts survolaient en rase motte la pilosité de mes couilles, ou la soie au plus profond de mes cuisses, les fibres bouclées de mon pubis, la tubescence de la raie de mes fesses, je poussais des râles de plaisir. Tu t’amusais à prolonger ces instants qui étaient autant de préludes aux grandes orgues de la volupté.

Tu ne te contentais pas de l’éveil de mon corps à une sensualité paroxysmique, dont tu tirais aussi une jouissance charnelle qui ne passait pas inaperçue. Tu voulais savoir tout ce que ce corps avait vécu. Un peu par jalousie, je pense. Parce qu’il était désormais à toi, et que toute intrusion dans ton territoire, fût-elle un souvenir lointain au bord de l’oubli, exacerbait en toi le sens de la propriété.

Il fallait que je te raconte mes premiers émois sexuels, ma sexualité adolescente. Avais-je souvent partagé des moments intimes avec des garçons de mon âge ? Echangé des caresses, livré mon sexe à la main amie jusqu’à ce qu’elle mène au sommet du plaisir ? Ma première fille ? Le premier garçon avec qui j’avais fait vraiment l’amour ? Etc.

Je te racontais, parce que j’aime raconter, bien que ce qui m’intéresse soit surtout le présent. J’inventais parfois, car je me rendais compte que tu ne te serais pas contenté d’une simple et souvent banale réalité. Ce n’était pas pour te mentir, ou pour te tromper, c’était pour que tu vives un peu dans mon imaginaire, dans mes pensées, dans mes phobies, mes fantasmes, mes rêves, et que tu me découvres tel que j’étais. Je ne te cachais pas mes défauts, même ceux dont j’avais un peu honte, et tu avais la gentillesse de les minimiser et de e retenir que mes qualités. Tu m’idéalisais. C’était l’amour. Il te rendait indulgent, et un peu aveugle, c’est bien connu.

 

2° partie

 

Je reprends ma lettre laissée inachevée hier.

De nous deux le plus aveugle ce fut moi.

Comment ai-je fait pour ne pas m’apercevoir des abandons de ton attention ? Imperceptibles au début, il est vrai. Ils m’ont échappé parce que je ne voulais pas les voir, parce que j’avais décidé de ne pas les voir, de fermer les yeux sur ce qui bientôt devint une évidence. Je voulais te garder. Je refusais d’admettre que tu allais me quitter, que probablement tu en aimais un autre. Je me suis laissé glisser ainsi vers la plus amère de mes illusions.

Tu ne voulais pas me faire de peine en me disant la vérité, ou tu étais trop lâche pour oser affronter ma douleur. Tu me disais toujours les mots que j’aimais entendre, mais je lisais sur tes lèvres un autre texte, où je n’avais plus d’existence. Et puis tes mots se sont taris, tu pensais trop à l’autre pour parler avec moi. Tu n’avais plus rien à me dire.

Moi, je ne posais pas de questions, j’avais trop peur de tes réponses. Je ne me reconnaissais pas, moi qui m’étais juré de ne pas me laisser prendre dans les rets de l’amour, de ne pas me laisser emprisonner dans des passions incontrôlables et pouvant être dévastatrices. Moi dont l’orgueil m’avait jusqu’alors protégé d’un abandon à des frénésies amoureuses indomptables, j’avais trouvé de la grâce dans l’abandon.

Moi qui voulais conserver l’entier contrôle de mes sentiments, parce que je sais parfaitement la précarité des amours, je me conduisais comme un être dépourvu de raison. Rien ne me paraissait pire que de te perdre.

Moi qui aimais aller toujours de l’avant, voilà que j’appréhendais demain… sans toi.

 

Eh bien c’est fait. Tu m’as quitté. Assez élégamment il faut dire. Tu as de la classe, je dois le reconnaître. C’est d’ailleurs ce qui m’a d’abord attiré vers toi, ton allure et ta classe sans aucune affectation. Une distinction naturelle que je t’ai toujours enviée. Une douceur et une gentillesse lisibles sur ton visage, et qui n’ont pas été démenties. C’est bien pourquoi je me suis tant attaché à toi.

Quand tu m’as annoncé que nous ne serions plus amants je le savais déjà, mais je voulais que ce soit toi qui me le dise. Je voulais que tu choisisses les mots qui me feraient le moins de mal possible. Tu les as trouvés et je t’en remercie. Pour ma part j’avais anticipé ma réaction. Je ne voulais pas te montrer ma souffrance, à la fois pour ne pas te donner de remords, et pour ménager mon foutu orgueil qui ne supporte pas que je dévoile les faiblesses et le désarroi d’un cœur trop tendre. Il fallait que tu me trouves insensible, indifférent à ton désamour. Je crois y avoir réussi. Ton visage a exprimé la surprise. Tu t’attendais à quoi ? de la colère ? des pleurs ? Tu as eu droit à de la froideur et tu as laissé paraître une certaine désorientation. Tu as pensé finalement que notre séparation se passait beaucoup mieux que tu ne l’avais prévue. Un soulagement pour toi. Je suis content d’avoir pu te jouer cette comédie, et de garder pour moi seul les larmes que tu m’as fait verser.

 

3° partie

 

Je ne devrais pas t’écrire le soir, car c’est le moment où, quelle que soit l’heure à laquelle je rentre, je me retrouve avec toi. Ou plutôt en présence de ton absence. Je ne peux chasser las images qui m’assaillent. Je te vois assis sur ce canapé de cuir gris, me lisant un passage qui t’a particulièrement marqué dans ce livre de Cocteau, ou de Camus. Camus, c’est ton écrivain préféré. Tu insistes lourdement pour que je lise « Le mythe de Sisyphe ». Sisyphe, c’est ce héros de l’absurde, voué à pousser éternellement son rocher. C’est la condition de l’homme, qui ne comprend pas la raison d’être ni le sens d’une vie destinée à la mort. Cette absurdité est une réalité inhérente à la condition humaine. C’est promis, je lirai « Le mythe de Sisyphe », et j’en parlerai, mais plus tard, quand je serai libéré de ton fantôme, quand je serai apaisé. Ce sera la trace que tu auras laissée, mon enrichissement philosophique.

Je te revois en train de te brosser minutieusement les dents avec cet appareil électrique qui faisait un bruit de grosse mouche, vêtu de la serviette de bain enroulée autour de tes reins. A part sous la douche tu n’étais jamais nu. Par pudeur sans doute. Par souci esthétique aussi. Tu prétendais que les organes génitaux masculins n’étaient beaux que dans certains contextes et dans certaines conditions. Tu disais que les voir ballotter et pendouiller n’était pas un spectacle toujours affriolant. Et puis il fallait se garder d’une accoutumance banalisant la vue des instruments virils. Leur dissimulation les rendait plus vénérables et désirables.

 

─ Tu es beau mais je n’aime pas te voir tout le temps nu, me disais-tu, tu me prives de la magie de mon imaginaire. Je ne veux pas d’une accoutumance à ton corps qui finirait par le banaliser à mes yeux. Garde lui cette distance et cette touchante et sensuelle pudeur qui me donnent l’envie de l’apprivoiser.

 

Je te revois t’approchant de mon lit. C’est affreux. Je vais changer d’appart, et de meubles et surtout de lit. D’abord j’en ai marre de ce style étudiant, je veux un intérieur design, chaque objet étant choisi avec le plus grand soin, parce qu’il a la ligne, la forme, la matière, la couleur que j’aime.

 

Pour m’endormir je me plonge dans la lecture. Au bout de deux ou trois phrases, c’est toi qui apparais entre les lignes, et tu brouilles le sens des mots. Je finis par m’endormir. Et je plonge dans les rêves.

Curieusement je ne rêve jamais de toi. Dans mes rêves tu n’existes pas. C’est merveilleux.

Parfois je me réveille au milieu de la nuit. Machinalement je me tourne pour me lover contre toi, ma poitrine contre ton dos, mon ventre contre tes fesses, mes cuisses contre tes cuisses. Ma main se glisse le long de ta hanche, flatte délicatement ton ventre, joue légèrement avec les poils de ta touffe, et s’empare avec prévenance de ton sexe dans son état de tendre abandon à la mollesse. La douceur de ton sexe ! Cette finesse de la peau qui ne se retrouve nulle part ailleurs ! J’aime me rendormir avec cette petite chose dans la main. Je la sens tressaillir par moment et se dilater sous la caresse. J’aime entendre tes petits ronronnements dans ton sommeil. J’aime sentir ma bite se durcir contre tes fesses, déjà prête à rejouer la grande scène de la volupté. Mais c’est l’heure de dormir.

Hélas, je me tourne dans le vide et ma main ne rencontre que la fraîcheur du drap.

 

4° partie

 

J’aurais encore tellement de choses à te dire, mais ce serait me vautrer dans la complainte. Aussi cette lettre s’achèvera-t-elle aujourd’hui. Tu imagines bien que je ne vais pas m’enfoncer dans un tunnel de ténèbres. J’ai besoin de vivre, j’ai besoin de rechercher le bonheur. Le bonheur, on ne peut pas le vivre seul, le bonheur se vit dans le partage. Alors je vais le rechercher avec quelqu’un d’autre que toi. J’ai besoin d’amour. Pas de baise. La baise, ce n’est pas mon truc. Les rencontres d’un quart d’heure, j’en ai si peu connues, m’ont toujours laissé un goût amer. Un goût de solitude. Et une sorte de dégoût de moi-même, confronté à cette régression à des instincts primitifs. Les pulsions sexuelles restent ce qui rapproche le plus l’homme de l’animal. Je sais, je suis ridicule. Ce comportement instinctif est monnaie courante, a une multitude d’adeptes, et se développe de manière exponentielle, en particulier grâce à, ou à cause d’Internet. Mais ce ridicule ne me dérange pas. J’ai besoin d’amour.

 

Je vais cultiver un jardin de l’oubli. Ce sera un petit jardin dans une grande boîte en plastique pour que la terre et l’humidité ne la détériorent pas. J’enfouirai tous mes souvenirs de toi dans la terre.

J’y mettrai aussi tous nos petits secrets, la douceur de ta voix quand tu me disais des mots d’amour, l’intensité de ton regard lorsque tu cherchais à me convaincre, la délicatesse de tes attentions…

J’y mettrai de ton corps tout ce qui me faisait bondir de désir : tes longs cils de rêveur « qui arrachaient des soupirs aux pierres », ta mèche de cheveux noirs qui immanquablement tombait devant tes yeux, et qu’immanquablement tu remontais sur ton front, dans un geste qui aurait pu m’agacer et qui au contraire me charmait ; ce léger cerne autour de tes yeux, qu’au début je croyais maquillés, le dessin de tes lèvres souligné par une ombre de barbe mal rasée avec laquelle tu t’amusais à me titiller la peau ; tes épaules, larges, mais dont la forme un peu tombante te désespérait, les cavités fourrées de tes aisselles toujours délicatement parfumées, tes petits seins à l’aréole très brune, toujours prompts à réagir au passage de ma langue, la ligne de ton ventre que tu trouvais désespérément lisse malgré tes efforts pour muscler les abdominaux, ton buisson ténébreux, écrin enchanteur de cette petite merveille tendue vers le plaisir que j’allais lui donner ; la fragilité de l’aine où palpite au rythme du cœur une veine bleutée, la fermeté des cuisses musclées à souhait pour s’être défoncées sur des terrains de handball, lequel hand a aussi modelé de belles fesses bien rebondies de part et d’autre du profond sillon ombragé et secret ; l’attendrissante mobilité de tes couilles sous cette peau veloutée et fluctuante,…

Je n’y mettrai pas le bonheur que j’ai partagé avec toi, parce que ce bonheur est bien plus qu’un souvenir, il est ce à quoi j’aspire à nouveau, de toutes mes forces.

Puis je refermerai le couvercle. Si je n’ouvre pas le couvercle et si je ne les appelle pas, les souvenirs resteront enterrés. Ils ne continueront pas à se promener comme des êtres humains. Ils ne seront plus que des fantômes de ma mémoire, avant de se fossiliser à tout jamais.


097 En prison

 

 Ils s’étaient bien connus il y a deux ans. Ils avaient passé de très bons moments ensemble. Malik était un garçon charpenté et athlétique, doté d’une vigueur physique inépuisable. Il avait un parler riche et fleuri, le ton toujours presque menaçant, l’air insolent. Généralement turbulent, mais sans jamais faire l’imbécile, il pouvait passer pour un histrion.

 Il avait fasciné Alex par une personnalité apparente aux antipodes de la sienne. Ce qu’il aimait en lui, c’était cette spontanéité viscérale et cette tendresse qui se dissimulaient sous cette carapace. Sous une présentation de petit dur, c’était un être fragile et incertain. Le contraire d’Alex, réservé, déterminé, solide, cultivant la maîtrise de soi, évitant le piège de l’émotivité pour ne pas trop souffrir dans les accidents affectifs.

 

 Malik s’était laissé entraîner dans des activités louches pour profiter sans attendre des délices de la société de consommation. Il avait d’abord mis son petit doigt dans cet engrenage infernal et s’était réjoui des petits plaisirs qu’il avait pu immédiatement s’offrir. Bientôt son appétit se développa et il lui fallut mettre le bras entier dans la machine interlope. Puis il fut entièrement happé. Et il se perdit.

 En quoi consistait son trafic ? Alex n’en savait rien et ne voulait pas le savoir. Il se sentait complètement étranger à ce monde souterrain. Leurs rencontres, qui déjà s’étaient considérablement espacées, s’interrompirent totalement.

 Mais Alex gardait un attachement à ce garçon qui était finalement un peu victime de cet appétit féroce de nourritures matérielles qui caractérise notre société de l’abondance. Un peu victime de la facilité apparente avec laquelle certains peuvent se payer les nouveautés les plus chères et souvent les plus inutiles. Quelle valeur accorde-t-on à la richesse intérieure ? Sans doute espérait-il, sans trop y croire, son retour à une vie moins flambeuse mais honnête. Aussi fut-il très affecté quand il apprit que Malik était condamné à une année de prison ferme.

 

 Alex fut très impressionné lorsqu’il se présenta devant l’énorme portail blindé. A droite une toute petite ouverture avec une grille. Par ce judas le gardien regarde. Puis il s’en va, revient, jette à nouveau un regard vers les visiteurs qui attendent dans le courant d’air froid, et se décide à entrouvrir un battant du lourd portail.

 Fouille. Il faut vider ses poches, les sacs. Signer deux registres. Puis passer des grilles qu’on referme derrière vous, des portes qu’on reverrouille ensuite, des couloirs sinistres,… puis s’installer dans une longue pièce séparée en deux par une énorme grille, à courte distance des visiteurs de gauche et de droite.

 Malik a été prévenu de la visite d’Alex qui a fait une demande préalable. Il arrive. Il porte des vêtements civils de bonne facture, ceux dont il a toujours aimé se vêtir. Mais ce look sportswear branché ne dissimule pas la tristesse du visage. Il s’assoit en face d’Alex et esquisse un pâle sourire. Difficile d’engager une conversation. Tous deux ont la gorge serrée. Ils se disent quelques banalités… et, brusquement, ce grand gaillard se met à chialer.

 

  Tu peux pas imaginer ce que c’est… C’est un calvaire…

 

 Et il se libère en lui racontant ce qu’il vit dans cette prison.

 

   Déjà ma cellule c’t’un un vrai taudis. On est entassés à trois dans 10 m2. Les murs sont crades, pleins de salpêtre. Les matelas pourris remplis de vermine. Il faut chier devant les autres et on peut pas aérer…

 Et pis t’a les matons. Te considèrent comme de la merde. A part un ou deux plus sympa. Tout pour t’humilier. La fouille à poil. Tu sais même pas ce qu’ils cherchent. Tiens, après ta visite, ils vont me fouiller à corps. C’est le règlement qu’ils disent. Tu te fous à poil devant deux mecs, t’vois ? Et ils te matent un max. Des fois ils te font foutre les mains par terre et écarter le cul pour qu’ils voient bien ta rondelle. Tu t’rends compte ? J’f’rais pas ça à mon chien !

 Y’a pire ! Dans ma cellule y’a un gros tas tout vieux, il me fout la paix. Pis y’a un mec à moitié taré qu’arrête pas de me tourner autour. J’lui plais pas, qu’il dit, mais il va quand même m’enculer. Parce que des mecs comme moi, tant que ça n’a pas le cul en étoile de mer, c’est pas content. J’ai la trouille qu’il passe à l’acte. On s’est déjà bagarrés. Il est costaud. J’dors pas. J’ai peur qu’il me saute par surprise.

 J’deviens enragé, j’ai les nerfs, j’tiendrai pas le coup…

 

 

 

 Que dire pour apaiser un peu une telle détresse ? Alex essaya de trouver les mots qui redonnent de l’espoir. Il lui fit parler du sport qu’il pouvait pratiquer en détention, des matchs de foot, de la télé, des livres,…

 Hélas il connaissait bien les conditions de détention dans les prisons françaises. Il avait lu le livre de Véronique Vasseur qui avait eu un certain retentissement : « Médecin-chef à la prison de la santé ». Il savait bien que ça se passait comme le lui racontait Malik, et même bien pire encore ! Des prisons de tiers monde, comme l’ont souligné des experts internationaux.

 

 A la fin de la visite, lorsqu’il le vit partir promptement en dissimulant son émotion sous une certaine brusquerie, Alex eut un peu de mal à retenir ses larmes.

 Il se mit aussitôt à rappeler le souvenir de leur cocasse première rencontre. C’était à l’anniversaire d’un copain. Il n’avait jamais vu ce garçon typé espagnol plus qu’arabe. Sans doute avait-il autant de sang andalou que maghrébin. Tous deux s’intéressaient à la même fille au look ravageur et à la félinité prometteuse.

 Les méthodes de drague étaient aussi différentes que les personnalités des deux garçons. L’un cabotinait, jouait les petits caïds à qui on ne la fait pas, un tantinet provocateur, affûtant son vocabulaire imagé, et abusant de sa carrure. Les cartes de l’autre étaient le charme, la douceur, les yeux de velours, l’invitation à un voyage fait de surprises, d’aventures et de tendresse. C’était, de sa part, également un jeu.

 Valait-elle un acharnement à la séduire ? Sans doute pas se disaient en eux-mêmes les deux garçons. Un challenge. Oui, c’était un challenge.

 C’est un geste innocent qui a fait basculer la situation. Une main masculine a rencontré fortuitement, oui fortuitement, une autre main masculine. Et l’autre main ne s’est pas retirée. Au contraire elle a approuvé ce contact, elle l’a recherché. Une fraction de seconde. Il y a des actes qui n’ont pas besoin de temps pour être signifiants. Les regards, tout aussi brefs, ont confirmé le geste.

 Restait la fille, évincée du synopsis, qui finaudait pour encourager les deux garçons, avec probablement l’arrière-pensée coquine d’être au milieu du sandwich. Il fallut donner le change, et lui jouer la comédie jusqu’à la fin de la soirée, en lui laissant espérer des lendemains qui n’eurent pas lieu.

Pour Malik et Alex les lendemains furent heureux.


098 Hugo

 

« Que savais-je de lui ? » demanda Alex en se posant la question à lui-même.

« Il était peintre, ou plutôt étudiant peintre.

Il faisait des peintures de grand format avec de vastes plages colorées à la texture très travaillée, localement meurtries de griffures nerveuses.

J’avais l’impression qu’il détruisait ainsi, anéantissait tous les efforts qu’il avait consentis pour réaliser cette belle matière picturale. Ces balafres prenaient parfois l’apparence de calligraphies illisibles. A d’autres moments elles avaient un côté humoristique, évoquant, de très loin, un monde de petits animaux rocambolesques.

Je me demandais quel était le sens de ces blessures. Je comprenais, sans l’excuser, qu’on griffe une belle porte fraîchement laquée ou qu’on tague un mur nouvellement enduit sur cette grande maison bourgeoise ou sur ce tribunal d’instance. Certains trouvent toujours de fausses bonnes raisons pour dégrader : l’envie, la hargne, la vengeance, le mal-être, le désespoir, le marquage d’un territoire, comme ces animaux qui pissent pour délimiter une aire bien à eux.

Mais ce garçon griffait ses propres réalisations, et semblait satisfait du résultat. Certes, il n’était pas le premier à le faire. On connaît les compositions lacérées et griffées de Tapiés, peintre barcelonais, ses « champs de batailles où les blessures se multiplient à l’infini », qui évoquent l’expression d’un monde déchiré et angoissant. Mais cette conscience tragique du monde ne me paraissait pas miner ce garçon avenant, sympathique, enjoué, confiant.

 

 ─ Ça me vient comme ça, me dit-t-il quand je lui posai la question. C’est comme un besoin d’abîmer ce que j’ai fait de trop joli, de trop réussi, de trop consensuel.

 

J’écoutai à peine ce qu’il me disait, tant j’étais fasciné par la beauté de son visage. Je le voyais très bien poser pour des magazines de mode un peu chics, comme Vogue Hommes par exemple. Il avait un type très particulier de méridional mâtiné de catalan. Très brun, la peau mate, les cheveux courts très légèrement ébouriffés par un gel brillant, des yeux d’ébène sous l’arc noir des sourcils, un regard direct, franc et lumineux, que tu sens couler en toi comme un nectar revitalisant. Des pommettes hautes légèrement marquées, une barbe mal rasée ombrant la concavité des joues, venant souligner un menton très viril, encadrant des lèvres charnues particulièrement sensuelles lui donnaient un charme fou. Pas très grand mais svelte et élancé, il me paraissait, bien que son corps me soit inconnu, avoir le physique d’un superbe mannequin.

Mais il semblait n’en avoir cure. Il s’habillait n’importe comment et sa seule excentricité était sa coiffure. Il semblait vivre dans sa sphère artistique, dans sa thébaïde picturale, et être étranger à toute autre préoccupation.

 

Je l’avais connu petit garçon, mes parents étant amis des siens. A l’époque je le trouvais déjà très mignon, mais j’étais le « grand » et du haut de mes quinze ans je regardais ce petit mioche avec condescendance. Ses parents avaient déménagé et je ne l’avais pas revu.

 

Un jour, je reçus un carton d’invitation pour un collectif de jeunes espoirs de la peinture sur lequel figurait son nom. Par curiosité je me rendis à ce vernissage.

Quelle ne fut pas ma surprise de voir un splendide garçon venir vers moi en souriant et m’appeler par mon nom. Comment m’avait-il reconnu après tant d’années, lui qui n’avait que huit ou neuf ans quand nous nous étions perdus de vue ? Mystère.

Le contact fut très facile, et presque chaleureux. Il me présenta ses peintures, dont je lui fis des compliments, un peu convenus sans doute, après les avoir regardées attentivement. En fait je n’étais pas très sensible à ce genre de peinture abstraite, mais en revanche le garçon m’intéressait énormément. »

 

2° partie

 

« Hugo se mit à évoquer le temps déjà lointain où nous nous étions rencontrés alors qu’il était un gamin. Il me dit avoir eu de l’admiration pour l’ado que j’étais. Je détournai aussitôt cette conversation car je n’avais pas le souvenir d’avoir été très sympa avec lui, tourné que j’étais vers mes préoccupations pubertaires. Ce faisant je ratai la belle occasion de lui dire que maintenant c’était lui qui faisait mon admiration. Mais aurais-je osé le dire à cette première rencontre ?

Je lui demandai de me parler un peu de lui, de son parcours.

Il avait opté, au lycée, pour une section Arts Plastiques, ou Arts Visuels je ne sais plus, et son prof l’avait remarqué pour son tempérament de peintre et des aptitudes assez inhabituelles à son âge. Ce prof était très sympa avec lui. Un peu trop peut-être. Il l’emmenait voir des galeries, visiter des expos, lui expliquait comment aborder une œuvre, la situer dans un contexte, etc. Hugo s’était demandé si ce prof, encore jeune, n’avait pas pour lui une attirance autre que professionnelle. Il s’était demandé s’il n’était pas un peu pédé sur les bords, bien que marié et ayant un gosse. Mais le prof n’avait jamais eu un geste déplacé, ni même ambigu, ni un propos équivoque. Sans doute Hugo s’était-il fait des idées, et c’était mieux ainsi car il ne savait pas comment il aurait réagi. Il avait beaucoup d’estime pour ce prof et n’aurait pas aimé être déçu.

Pourquoi me racontait-il cela, à moi qui lui avais posé une question prosaïque ? Avait-il décelé en moi quelque intention ? Etait-ce un avertissement ? Devais-je comprendre qu’il n’était pas attiré par les hommes, même au temps fastueux des appétits insatiables et des expérimentations en tous genres, je veux parler de ses dix-sept, dix-huit ans ? Ou bien amorçait-il un jeu avec moi ?

Je voulais en savoir davantage.

 

Bref. Après son bac il était entré aux beaux Arts, pour une année à Nantes, puis il avait été admis dans la célèbre Villa Arçon de Nice, où il était actuellement en première année.

 

Je l’invitai à dîner dans un petit resto sympa que je connaissais, où on était sûr de bien manger. Il accepta avec plaisir et ce fut l’occasion pour moi de savoir s’il vivait seul car je lui proposai de venir accompagné s’il le désirait. Non, il vivait seul. Il avait quelques petites aventures de temps en temps mais ne voulait pas se fixer. Je n’avais donc aucun indice nouveau sur ses préférences sexuelles. Certains me disent qu’ils détectent instantanément l’hétéro et l’homo. Moi, non. Il me faut des signes évidents qui sautent aux yeux de tout le monde.

 

Je perdis un peu confiance en moi quand je le vis entrer dans le restaurant où j’étais arrivé avant lui. Il me sembla encore plus beau que l’autre jour à l’exposition, dans cette chaude lumière tamisée. Il était vêtu d’un pardessus noir un peu trop grand pour lui, aux épaules tombantes, pas du tout à la mode, d’un pull mou et flottant, d’un jean assez tirebouchonné, et pourtant je le trouvai élégant. Du coup il me sembla que ma tenue sportswear chic parfaitement coupée et discrètement siglée était un peu déplacée.

Nous nous installâmes à une petite table un peu à l’écart.

Sa simplicité, sa gentillesse, son léger fonds de timidité, me mirent tout de suite à l’aise. J’orientai la conversation sur des sujets propices à une relation amicale.

Manifestement il ne se doutait pas de l’effet qu’il me faisait.

Il revenait toujours à cette peinture qui semblait remplir sa vie à elle toute seule. Je l’imaginai en train de peindre. Coupé du monde, oubliant le jour, la nuit, la soif et la faim, immergé dans sa peinture, dans ses couleurs, aspiré par cet univers où l’intuition guide les choix et les gestes, livré à la passion encourageant les audaces les plus folles, prisonnier de l’amour presque charnel de la peinture. Je ne pus m’empêcher de le voir faire l’amour à son dernier tableau, celui qui lui avait si longtemps résisté et qui avait fini par lui céder en le laissant faire cet accord chromatique si hardi et si rare.

Je n’avais qu’une envie, celle de le prendre dans mes bras.

J’aurais aussi aimé le voir nu.

J’imaginais que l’esthétique et le style de son visage imprégnaient son corps tout entier et j’étais prêt à le vénérer, à lui donner le sentiment d’être un dieu, à lui vouer un culte tout au long de mes jours, tout au long de mes nuits. Je me dessinais son torse, fin et élégant, ses épaules vigoureuses, ses jambes élancées et solides, et ses fesses surtout, charnues, rebondies, fermes. J’étais fasciné par ce petit cul presque insolent que j’aurais tant aimé toucher, palper, caresser. »

 

3° partie

 

« Il fallait que je trouve un moyen de vérifier mon flair. Il fallait que je trouve une circonstance naturelle où il serait nu à côté de moi.

Ce serait aussi l’occasion de vérifier s’il avait ou non une attirance pour moi, même à son corps défendant, si l’on peut s’exprimer ainsi.

Et dans le meilleur des cas, je pourrais me donner à lui corps et âme.

 

Je lui proposai donc que nous allions ensemble à une séance de sport, cardio, fitness, musculation ou autre. Je me disais qu’avec un peu de chance il accepterait de prendre une douche. Nous serions alors fixés l’un et l’autre sur nos pouvoirs d’attraction. S’il restait indifférent, je pourrais toujours lui expliquer que je bandais chaque fois que je prenais une douche. Cela m’avait souvent, quand j’étais plus jeune, plongé dans l’embarras. Je me tournais alors vers le mur, tâchant de dissimuler mon érection qui n’échappait à personne, et d’éviter les plaisanteries grossières qui ne manquaient jamais. Mais maintenant je m’en fous. Je suis un homme et je bande. Ceux à qui ça ne plaît pas n’ont qu’à aller se rhabiller.

 

Mais non ! Ma proposition ne lui convenait pas. Il ne faisait malheureusement jamais de sport, il n’en avait pas le temps, il se consacrait entièrement à ses études, à sa peinture. Et puis  il craignait les courbatures des jours suivants, l’empêchant de se donner à fond à son activité favorite.

 

Un sauna alors ? Il détestait ça. Il avait la sensation d’étouffement rien que d’y penser.

 

Raté ! J’avais raté toute ma procédure d’approche. Il me fallait trouver autre chose. Jouer sur son propre terrain.

 

Je lui expliquai que je m’intéressais beaucoup à l’art, que j’achetais parfois, quand mes moyens me le permettaient, des œuvres qui m’étaient éloquentes.

 

 ─ Ah, mais tu es un connaisseur ! Me dit-il le visage épanoui.

 ─ Non, plutôt un amateur. J’ai étudié l’art moderne pour essayer de comprendre l’art contemporain.

A propos d’art moderne, connais-tu Anna Halprin ?

 ─ Oui, j’en ai entendu parler dans les cours d’histoire de l’art. Je crois qu’elle est à l’origine de la « performance ». C’est une danseuse et chorégraphe. Une amie de la célèbre Merce Cunningham.

 ─ Tout à fait. Elles sont californiennes toutes les deux.

As-tu déjà vu un de ses spectacles ?

 ─ Non

 ─ Il y en a un qui a fait beaucoup parler de lui, c’est « Parades and Changes ». Scandale, quand il a été présenté à New York dans les années soixante. Scandale accompagné d’une interdiction du spectacle aux USA, qui durera vingt ans.

 ─ Ah bon ? Qu’est-ce qu’il y avait de si provoquant ?

 ─ Parades and Chances était une chorégraphie qui tournait autour de la banalité de gestes quotidiens comme s’habiller, se déshabiller. Les danseurs s’enveloppaient dans de grandes feuilles de papier couleur chair qui commençaient par se froisser avant de se déchirer et de livrer la complète nudité des corps. C’est cette mise en scène de la nudité qui a choqué.

 ─ Heureusement on n’en est plus là.

 ─ Oui, fort heureusement. Et c’est pourquoi je voudrais te soumettre l’idée d’une performance que nous pourrions réaliser ensemble.

 ─ Tu sais que les performances ne sont pas vraiment mon truc. Je suis branché peinture.

 ─ Oui, j’ai constaté. Mais justement il s’agit d’une immersion dans la peinture, dans la couleur que tu aimes tant.

 ─ Allez, dis vite, tu m’échauffes.

 ─ J’aime t’entendre parler ainsi.

 ─ Allez, ne me fais pas languir. »

 

4° partie

 

 «  ─ Je vais commencer par te raconter une petite histoire. C’est une histoire vraie.

Dans mon jardin, il y a un gros saule pleureur. Ses branches retombent jusqu’au sol. L’été, j’aime me faufiler dans son feuillage, entre ses lianes, et sentir les fraîches feuilles argentées glisser tout le long de mon corps. Je me mets nu et je pénètre dans cet espace végétal qui me coupe du monde et me fait retrouver les sensations primitives de l’homme en harmonie avec la nature. Celle-ci est douce et accueillante, elle me caresse. J’aurais presque envie de lui faire l’amour.

En extrapolant on pourrait imaginer un saule pleureur pictural.

 ─ Ouais, raconte. Traverser la peinture, ça me plaît.

 ─ Imagine que dans une pièce on accroche, sur toute la surface du plafond, une trame à laquelle on attache de gros fils de nylon multicolores qui descendent jusqu’au sol,…

 ─ Tu n’as rien inventé. Le peintre vénézuelien Soto, Jesùs Rafael de son prénom, ça ne s’invente pas ! a fait des trucs comme ça il y a longtemps. Il les a appelés « Pénétrables ».

 ─ Peut-être, mais moi je vais beaucoup plus loin. Laisse-moi continuer.

Ces fils envahiraient tout l’espace de la pièce. Tu pourrais mettre là des fils jaunes, là des fils bleus, là des rouges, bref, tu ferais une véritable composition chromatique comme tu sais si bien les faire, une harmonie subtile des couleurs, des mélanges savants et variés, des rapports doux ou puissants, mais dans l’espace au lieu de rester sur une toile.

En pénétrant nu là dedans, tu aurais des sensations visuelles inhabituelles : passage d’une couleur à une autre, harmonies douces ou contrastées,… ; tu aurais des sensations tactiles : le frôlement frais des fils de couleur sur ta peau, comme une douce friction printanière,… ; tu pourrais même avoir des sensations auditives, si les fils étaient plombés de petites billes creuses résonnant musicalement en s’entrechoquant, …

Et surtout tu aurais des rencontres prévisibles, mais fortuites, avec un autre corps, ou d’autres corps.

On pourrait inventer un jeu : si l’on se rencontre dans la couleur bleue, on se raconte un rêve où tout n’est que pureté, fraîcheur et volupté. Si l’on se rencontre dans le jaune, on s’échange les pépites d’or qu’on a accrochées dans nos cheveux, et on loue le soleil de réjouir notre humeur ; dans le vert on se fait saule pleureur, en riant du printemps retrouvé ; dans le rouge on se laisse aller à la passion dévorante, à l’amour sans retenue, à …

 ─ Là tu t’emballes. Tu te laisses déborder par ton lyrisme. Je n’ai aucune envie de me donner ainsi en spectacle, j’ai même horreur de me donner en spectacle. Et puis je n’ai aucune envie de faire l’amour avec toi. Avec une jolie fille, oui, mais pas dans ces conditions.

 ─ Excuse-moi de m’emballer ainsi. J’aime bien ce qui sort des sentiers battus, et c’est vrai que faire l’amour dans une œuvre d’art me plairait beaucoup.

 ─ Si je comprends bien, je suis passionné par la peinture et toi par l’érotisme en tous genres.

 ─ On ne vis qu’une fois, il faut goûter à tous les plaisirs de la vie. L’érotisme en fait partie.

Mais ce projet n’est pas de la folie érotique, c’est bien plus beau.

Tu as raison, ce n’est pas la peine de réaliser cette œuvre, c’est beaucoup plus magique de la rêver. »


099 Le garçon de la piscine

 

« Ce garçon au bord de la piscine, en Speedo de compétition, je ne peux pas en détacher mes yeux. Il est d’une beauté à couper le souffle.

C’est curieux comme j’ai l’impression de le connaître. Où l’ai-je déjà vu ? Ce n’est pas dans le cadre du boulot. Chez des amis ? Je m’en souviendrais. A une soirée ? Je m’en souviendrais aussi. Dans un film ? Je le saurais, jamais je n’aurais oublié un tel acteur, ni le rôle qu’il jouait, fût-il modeste. Est-ce lors d’un vernissage dans une galerie ou dans une exposition ? Non, je l’aurais enregistré dans ma mémoire, je n’ai pas fréquenté si souvent les lieux artistiques pour perdre une trace aussi fascinante. L’ai-je croisé sur un quai de gare ou à une descente de train, dans la rue tout simplement ? Ça m’étonnerait beaucoup parce que je garde un souvenir très précis des lieux où j’ai entrevu la beauté à l’état pur. J’oublie un tas de choses, mais ce genre d’apparition, jamais, je ne l’oublie jamais. Pendant un certain temps je me la repasse en boucle, et puis la roue de la vie continuant à tourner et à apporter son plein de nourritures, je zappe sur une autre séquence alléchante.

Non, c’est la première fois que je le vois.

Mais alors, comment se fait-il que je connaisse ce visage ?

L’ai-je vu lors de quelque pérégrination dans l’art grec, au cours de cette fréquentation passionnante du Beau idéal ? Un Praxitèle peut-être ? Il en a la grâce dans le port de tête, il en a cet air un peu mélancolique mais néanmoins volontaire et tenace qui font le charme du style de ce sculpteur grec tant de fois copié. Non, ce n’est pas cela. Cette tête ne correspond pas aux canons de Praxitèle : plus libres les boucles de la noir chevelure, plus bas les sourcils horizontaux, plus ombré le regard un peu inquiet mais baigné de douceur, plus rectilignes les belles lèvres pleines de réserve et de pudeur,… Plus de finesse, et sans doute plus de fragilités.

Serait-ce un héros romantique échappé de je ne sais quel tableau du XIX° siècle ? Si, je sais : Géricault. Oui, c’est le jeune homme retenant un cheval cabré au premier plan de la « Course de chevaux libres », ou plutôt le garçon en tunique courte bloquant par le mors le « Cheval arrêté par quatre jeunes gens ». Géricault lui-même était beau et aimait les beaux garçons, il est normal que son œuvre soit chargée d’un souffle érotique puissant dans les représentations masculines.

C’est possible, mais je n’en suis pas vraiment sûr. J’ai même de sérieux doutes. Alors faut-il chercher du côté de la littérature ?

Est-ce le Lorenzo de Musset affrontant la fatalité et le destin ? C’est peut-être le pur Lorenzo épris d’idéaux mais il est impossible que ce garçon joue double jeu et soit en même temps le Lorenzaccio débauché, corrompu et pervers.

Mon Dieu, pourvu qu’il ne soit pas le René de Chateaubriand qui, en proie à des tourments inconnus, aspire au suicide !

Il pourrait être tout autre héros romantique, sensible, rêveur, tourmenté, passionné, prêt à mourir pour une idée ou pour une femme, et pourquoi pas pour un homme. Dans ce cas, s’il est un personnage de roman, je ne l’ai jamais vu, je n’ai fait que l’imaginer. Comment une image mentale peut-elle ainsi s’incarner dans un être vivant, là, à quelques pas de moi ? »

 

 

2° partie

 

« Comment se fait-il que j’aie l’impression de connaître aussi bien ce corps ? Cette anatomie svelte et musclée, cette vigueur des bras et des cuisses, cette fine saillie des muscles, ce ferme galbe des pectoraux, ces doux vallonnements des abdominaux, ces athlétiques bombés iliaques, le velouté de la peau,… chaque muscle, chaque courbe, chaque pli, chaque veine de ce corps me sont familiers. Je peux même décrire, pour ne rien cacher de l’étendue de ma familiarité, ce qui dans cette piscine est pudiquement dissimulé aux regards : une dense mais néanmoins pénétrable forêt noire, un vigoureux appendice ne se laissant jamais aller à une liquéfiante flaccidité, une peau…

 

S’ensuit un monologue à deux voix.

 

─ C’est une peau de chagrin.

 

─ C’est la jalousie qui te fait parler, mon vieil Alex. Je peux t’affirmer qu’il a au contraire, à cet endroit, un épiderme mordoré à la texture soyeuse, et que cette peau ceint avec une élégance de haute couture, tout en le laissant deviner, un chaleureux et généreux fruit rouge nullement défendu.

 

─ T’en rajoutes pas un peu trop, là ? Et puis tu peux pas avoir un langage moins ampoulé ?

 

─ Ce sont encore des propos de dépit que tu profères, parce que tu es très loin d’être aussi beau que lui, et tu voudrais entendre que quelque part il a une secrète anomalie, une défectuosité inavouable, ou une déficience humiliante, pour reprendre sur lui un avantage qui t’a échappé complètement.

Mais laisse-moi terminer ma description, et ne compte pas sur moi pour te dire tout bêtement « il a un beau cul », ou plus vulgairement « il a une bite à faire se damner tous les anges et archanges de l’empyrée », ou carrément grossièrement… Non, je ne m’abaisserai pas à des propos orduriers. Donc je continue mon inventaire des splendeurs de ce garçon, et je dois dire que c’est avec un plaisir certain que je mets la main dans le sillage de ma plume, douce et caressante, pour glisser jusqu’aux confins de ses territoires d’ivresse et de béatitude.

 

─ Avec tes descriptions à la noix, je peux te dire que tu ne tiens pas le bon bout.

 

─ Arrête avec tes jeux de mots, tu n’es vraiment pas drôle.

 

─ Je suis sûr que tu vas maintenant jouer en bourse et surveiller de près la montée des actions.

 

─ Et toi tu ferais bien de relever un peu le débat, et d’arrêter ton persiflage.

 

─ Regarde un peu la perche que je te tends pour te ramener dans le droit chemin, au lieu de te laisser divaguer et te perdre dans je ne sais quelle gorge profonde.

 

─ Il ne suffit pas que tu tournes sept fois ta langue dans ma bouche pour m’enlever le goût des autres, et de cet autre en particulier, objet de ma fascination et de mon émoi. Chez lui se marient la beauté, la virilité, la grâce, et ce qui te manque le plus, la délicatesse.

 

─ Si tu le connais si bien, pourquoi ne vas-tu pas l’aborder ? Et pourquoi t’ignore-t-il ?

 

 C’est que nous avons vécu ensemble un amour difficile. Laisse-moi te raconter. »

 

3° partie

 

« Il est environ treize heures. Je suis pour une fois chez moi car ce matin j’ai oublié d’emporter deux dossiers que je voulais traiter dans la journée. Un coup de sonnette. Je vais ouvrir. C’est lui. Il vient me livrer un colis. Ses 18 ans rayonnent dans l’encadrement de la porte. Sa beauté me subjugue. J’ai l’impression de perdre mon naturel.

 

 Entrez je vous prie. Dois-je signer un bordereau ?

 Oui, ici, s’il vous plaît.

 J’allais prendre un café, voulez-vous m’accompagner ?

 Oui, merci. Vous êtes mon dernier client aujourd’hui.

 Asseyez vous, je vais préparer. Expresso ? Capuccino ?

 Expresso s’il vous plaît.

Ce concerto de Mozart que vous écoutez, est-ce que vous le connaissez exécuté sur basson allemand ?

 Je ne sais pas. Quelle différence ?

 Les sonorités sont très différentes. Le basson français a une sonorité très timbrée, un peu pincée, un son clair et un peu étroit, un peu aigre…, tenez, écoutez ici… Le basson allemand a une sonorité plus ronde, plus chaude, plus ample, très pleine, qui convient mieux à ce concerto de Mozart, à mon avis.

 Vous êtes musicien ?

 Oh non, mais j’aime la musique. J’aime toutes les musiques.

 Vous semblez bien la connaître, en effet. C’est votre métier de livrer des colis ?

 Non. Je fais ça pour aider mes parents à payer mes études.

 Ce n’est pas trop dur ?

 Ça va.

Je n’y connais rien en peinture, mais je les trouve magnifiques vos tableaux.

 Vous aimeriez être initié ?

 Oh oui, la musique, la poésie, la peinture, la sculpture, ça va ensemble, non ?

 Je connais un peu les arts visuels. Il y a là aussi des bassons de différentes tonalités. J’aurais plaisir à vous en parler.

 

Il est revenu le lendemain soir, et il a aussitôt parlé un peu de musique. Il a tout de suite identifié Norma de Bellini sur le CD, et bien entendu

la Callas.

 

 C’était une passionaria, m’a-t-il dit, et elle en est morte. Moi je me méfie de la passion, ça vous dévore de l’intérieur, ça vous pousse peut-être à de grandes choses, mais ça vous anéantit, comme dans ce drame de Norma.

 Il s’agit de passion amoureuse.

 Je me méfie des passions amoureuses, c’est un enfermement, et la porte ouverte à la souffrance.

 On dirait que tu en as fait l’expérience.

 Hélas ! Mais ça m’a vacciné et maintenant je vis l’amour avec beaucoup plus de bonheur.

 

Je fus un peu attristé qu’un aussi jeune et aussi beau garçon soit ainsi désabusé, alors que j’étais en permanence à la recherche du grand amour qui enflammerait ma vie. Moi, le romantique attardé qui se donne des airs  d’indifférence. J’aimais qu’il ait abordé la question avec franchise et pour l’instant je m’efforçais de goûter au plaisir de sa présence et de sa compagnie sans oser espérer d’avantage. Aucun regard, aucune attitude ne m’autorisaient à envisager avec lui autre chose qu’une relation d’amitié à travers nos échanges sur la musique et la peinture.

 

Dehors l’orage menaçait. Le ciel s’était brusquement assombri et de sinistres grondements accompagnés d’éclairs aveuglants annonçaient un violent déchaînement des éléments. »

 

4° partie

 

─ Dis-moi franchement, je suis venu en mob, vu le temps ça t’ennuierait que je reste chez toi ce soir ?

 

Mon cœur se mit à battre un peu plus fort, et mes lèvres à trembler un peu.

 

─ Je n’osais pas te le proposer, mais ça me ferait vraiment plaisir.

─ j’aime beaucoup le style de ton appart, le design des meubles qui mêlent le bois sombre, l’inox, le verre, le cuir gris ou rouge… les lampes surtout, elles sont magnifiques, ce sont de vraies sculptures… et puis ces tableaux ! Quelle profondeur dans ce bleu ! Et dans celui-là quelle sensualité, quel subtil érotisme ! Non ?

─ Oui. J’aime ta sensibilité, et ton enthousiasme. J’ai beaucoup de choses à te montrer… mais d’abord on va casser une petite croûte.

─ Ah ! Bien volontiers. J’ai la dalle.

 

Il m’a aidé à préparer un petit repas, avec naturel comme si nous étions des amis de longue date habitués à vivre ensemble ? Je me suis surpris à rêver à une vie à deux, avec lui. A une classique vie de couple.

 

─ Non, merci. Je ne bois jamais d’alcool. De l’eau, tout simplement. C’est super bon ta tambouille, t’es un spécialiste de la cuisine.

─ Pas du tout, je ne connais que 3 ou 4 recettes et pour moi tout seul c’est surgelés micro-ondes, ou resto.

 

L’orage était violent. Les bourrasques rabattaient des giclées de pluie qui percutaient bruyamment les volets d’aluminium. Les feuillages des érables bruissaient sauvagement et des sifflements aigus disaient la force et la vitesse du vent. Ce déchaînement extérieur ne rendait que plus douillette notre conversation dans le grand canapé aux coussins de plumes.

 

─ On va se coucher ? Demanda-t-il.

 

Mon sang ne fit qu’un tour. Comment comprendre ce bout de phrase ? Moi qui m’apprêtais à lui laisser ma chambre et à dormir sur le canapé, je ne savais que penser. Ou plutôt je ne savais que trop à quoi penser, sans oser vraiment y penser, tout en ne pouvant m’empêcher d’y penser.

 

─ Tu veux prendre une douche ?

─ Oui, OK.

─ Tiens, voilà une serviette.

 

Discrètement je me retirai, bien que j’aie une furieuse envie de trouver un prétexte pour rester dans la salle de bain. J’allai m’affairer dans la chambre, ayant tout à coup un besoin de rangement. Je le vis revenir de la douche vêtu de la seule serviette autour des reins et s’enfiler nu dans les draps tandis que je faisais semblant de reclasser des vêtements sur des cintres.

 

─ Allez, viens, dépêche-toi, qu’est-ce que tu attends ?

 

Curieusement je fus contrarié qu’il ne m’ait pas laissé plus longtemps dans le doute. J’aimais ce moment d’incertitude où flottaient les non-dits de nos envies. J’aimais la pureté virginale de cet instant, auquel son invitation à consommer mettait un terme.

Comment avait-il su que je mourais d’envie de l’avoir dans mes bras, dans mon lit ? Comment avait-il deviné qu’une soudaine timidité me faisait rester dans une prudente réserve ?

Pourquoi cette inhibition ? Sa beauté était trop éclatante, il était trop beau pour moi et je ne voulais pas casser mon rêve. Peut-être aussi sentais-je naître une passion et que tout mon être se raidissait devant son improbable réciprocité.

Et lui, dans quelle disposition était-il pour m’appeler le plus naturellement du monde à le rejoindre ? »

 

5° partie

 

«  Je n’osai me déshabiller devant lui. J’allai prendre une douche en jouissant de ce don inespéré, relevant davantage du rêve, du mirage, du merveilleux, que d’une réalité tangible.

Il m’accueillit avec un sourire approbateur quand il me vit arriver nu dans la chambre, passablement démonstratif. Je me glissai tout frémissant contre lui et avançai une main pour constater ce que je savais déjà : que nos deux corps parlaient la même langue.

Cette langue, nous en avons investi la grammaire. Laissant aux dialogues futurs matière à conjugaisons, nous avons évité les conjonctions de subordination. Mais nos propositions ont fait de magnifiques conjonctions de coordination, dont nous avons particulièrement apprécié la morphologie, agrémentée d’une chaleureuse phonétique. Attentifs aux ouï-dire de la ponctuation, abusant des alléchantes prépositions, nous avons combiné nos savoirs jusqu’à une sublime unité linguistique. Dans l’euphorie d’une syntaxe parfaite, nous avons épuisé les conjugaisons et les déclinaisons jusqu’à parvenir à une fiévreuse conjonction de talents.

Peu importait que les phrases reposent moins sur leur sens que sur leur pouvoir d’émerveillement érotique.

 

Note du narrateur :

Les petits cochons qui viennent ici, la bave aux commissures des lèvres à défaut d’être ailleurs, dans l’espoir d’y trouver des descriptions pornos, en sont pour leurs frais et peuvent aller se rhabiller.

 

Après nous être abandonnés à une nouvelle tentation, le sommeil éteignit la braise et ne nous laissa plus mettre la main au feu.

 

Le réveil fut brutal.

 

─ Je suis à la bourre, dit-il en se levant précipitamment et en s’habillant en catastrophe.

─ Je te prépare le déjeuner.

─ Non, pas le temps, à plus.

 

Et déjà il franchit la porte et dévale l’escalier.

Heureusement il n’avait pas dit « c’était super ». Ça m’aurait fendu le cœur, parce que c’est la formule consacrée et polie pour qui veut dire « c’était bon pour une fois ». J’aurais su que je le perdais à tout jamais alors que je n’avais qu’une envie, presque douloureuse, celle de le revoir le plus vite possible.

Je n’avais aucun moyen de le joindre. Je n’avais même pas eu le temps de lui demander son numéro de téléphone, ni son adresse, ni même son nom.

Je me préparai pour partir au travail, en revivant les moments les plus intenses de nos voluptés nocturnes. Je n’arrivai pas à être attentif aux gestes les plus simples et les plus quotidiens pour me faire un bol de café sans mettre du thé dans le perco, me raser sans étaler du dentifrice au lieu du gel moussant, m’habiller sans dépareiller le haut et le bas.

Le travail au bureau me remit d’aplomb. Aucun des clients venus me rencontrer ne prit la forme et le visage de mon petit postier mélomane. Je ne perçus bientôt plus aucune altération de mes facultés d’écoute et de mon attention.

Après tout j’avais vécu une belle et brève aventure, tout à fait inattendue, et tout à fait improbable car jamais je n’aurais osé aborder, sans des circonstances particulières, un aussi beau garçon. »

 

6° partie

 

« Rentré chez moi le soir, je me surpris à guetter les bruits de mobylette. Contrairement à mon habitude je n’allumai pas la chaîne hi fi pour la lecture des albums de mes groupes préférés. J’écoutais les bruits. J’attendais un bruit, un seul, le sien, celui de son arrivée.

J’attendis longtemps, incapable de rien faire, et surtout pas de lire, espérant encore, espérant toujours. Et puis la raison finit par l’emporter. Cette belle aventure serait sans lendemain, il ne viendrait pas.

Il ne vint pas.

Le jour suivant non plus.

Je remis de la musique et passai quelques coups de fil pour retrouver des amis autour d’un pot ou au ciné.

 

─ OK Karine, on se retrouve devant le ciné. Je te laisse, on sonne à ma porte. Bisous, à tout à l’heure.

 

Je vais ouvrir. C’était lui !

 

─ Salut. Je te dérange ? Me demanda-t-il devant mon air ébahi.

─ Ne crois pas ça. C’est tout le contraire. Mais je ne comptais plus sur toi. Un peu plus tard tu ne m’aurais pas trouvé.

─ C’est ça, tu devais sortir, je te dérange.

─ Mais non idiot. Je suis aux anges. Plutôt que d’être seul ce soir je devais retrouver des amis et aller au ciné. J’appelle pour annuler. A moins que tu préfères venir avec nous voir un bon film ?

─ Non, je préfère rester avec toi.

 

Mon Dieu ! Quel bonheur d’entendre ça !

C’est alors que j’eus la certitude de l’aimer, et, beaucoup plus encore, de l’avoir toujours aimé, avant même de le connaître. Il était celui que j’attendais depuis que j’avais dû renoncer à Marc, mon premier amour. Celui que je voyais en rêve, celui qui avait été mon ange gardien quand j’étais petit et qui réapparaissait parfois, me remplissant d’allégresse, sous la forme de ce jeune garçon qui était à l’instant devant moi et que j’embrassais fiévreusement.

Ayant compris que l’amour de Marc serait à tout jamais hors d’atteinte, j’avais cru alors que je ne pourrais plus jamais être véritablement amoureux. Je m’étais jeté dans le mirage de l’amour, tantôt avec une fille, tantôt avec un garçon, et j’avais vécu dans les bras de l’illusion, je m’étais promené complaisamment au milieu des chimères. Je m’en rends compte maintenant parce que à aucun moment je n’ai perdu la raison, jamais je n’ai glissé sur le verglas de la passion au point de perdre l’équilibre et de me désarticuler. Jamais je n’ai vraiment souffert non plus d’un sentiment non partagé. Mais peut-être ai-je fait souffrir malgré moi. Je suis passé entre les mailles de l’amour sans trop y laisser de plumes, mais en me posant cette question lancinante et récurrente : suis-je capable d’un véritable amour jusqu’à m’oublier moi-même ?

 

─ J’ai envie de toi. On se fera une bonne bouffe après.

─ Je crois que mon envie de toi est encore plus grande et impatiente que la tienne.

 

Ce fut aussi merveilleux que la première fois, bien que nous n’ayons pas exploité toutes les ressources de nos corps, malgré la tentation, pour que le sexe ne soit pas le despote de nos amours. Laisser du temps au temps, pour aller dans une totale confiance au plus profond de nous. »

 

7° partie

 

« Je reviens demain » me dit-il en partant et en m’embrassant sur les deux joues.

Le lendemain je l’attendis en vain, en me rongeant les ongles.

L’appeler ? Ne pas l’appeler ?

« Il aurait quand même pu me prévenir s’il avait un empêchement ! Et s’il avait eu un accident avec sa mob ?

J’ai besoin d’être rassuré, je vais l’appeler.

Mais si j’appelle il va me trouver pot de colle. Non, je ne l’appelle pas.

Mais puisqu’il m’a dit qu’il viendrait, s’il n’est pas là c’est qu’il s’est passé quelque chose. Je vais l’appeler.

Si je l’appelle je me mets en état d’infériorité, et je lui donne l’impression d’exercer le droit de le voir. Non, il ne faut pas que je l’appelle, le risque est trop grand de gâcher notre relation. Il est libre. Je ne suis pas son père ou sa mère pour m’inquiéter d’une absence. Je ne suis pas son amant en titre pour avoir des exigences. Un peu de psychologie, s’il te plaît. Laisse-le venir à toi. Occupe-toi à quelque chose, met un DVD si la télé te paraît comme d’habitude insipide. Ou bien travaille tes dossiers pour les jours prochains. Oui, le travail est un excellent dérivatif. Et puis tu prendras un petit somnifère pour passer une bonne nuit. »

 

Le lendemain soir, sans nouvelle et anxieux, je l’appelai enfin.

 

─ Oui, Alex, j’allais t’appeler pour te dire que je viendrai demain.

─ Et hier ?

─ J’ai pas pu. J’avais oublié un mémoire à finir, à rendre impérativement aujourd’hui. J’ai bossé presque toute la nuit.

 

Autour de lui j’entends des éclats de voix et des rigolades. Où est-il donc ? Dans un bistrot ? Chez des copains ?

 

─ Tu aurais pu m’appeler, je me suis fait du souci.

─ Oui mon ange gardien. A demain, sans faute, je t’embrasse.

 

Et il raccroche au milieu d’éclats de rire.

« Ça aurait pu être pire, me dis-je. Il aurait pu t’envoyer promener. Il est resté gentil malgré mon intrusion manifestement inopportune. Il a bien le droit de mener sa vie comme il l’entend. Il n’est pas question que tu deviennes un boulet. Que cet appel maladroit te serve de leçon. »

 

Il est venu le lendemain comme il me l’avait promis. Il était plein d’entrain, d’allant, de vivacité, de plénitude, ardent. J’aimai cette pétillante fraîcheur de vivre, je le trouvai encore plus beau que les premières fois.

 

La nudité était de loin la tenue qui lui allait le mieux. Pourtant il restait un peu pudique, sans pudibonderie. Il avait voulu une lumière très tamisée dans la chambre et ne se déplaçait jamais entièrement nu dans l’appartement. J’aimais cette réserve, que je préférais de loin à un étalage exhibitionniste. Les fruits ainsi protégés d’un voile pudique semblaient garder quelques petits secrets et n’en étaient que plus désirables.

J’aimais aussi chez lui ce mariage de virilité et délicatesse, sa radieuse énergie naturelle, son goût du jeu des corps, son talent en matière de lutineries érotiques.

Je l’aimais.

Je garde présents en moi, dans le jardin secret de mes amours, ce jardin des cinq sens aux inflorescences voluptueuses, ces moments de bonheur presque absolu. »

 

8° partie

 

« Ces moments de bonheur « presque » absolu.

Pourquoi ce presque qui vient obscurcir un ciel particulièrement lumineux ?

C’est que j’étais dans l’attente d’une passion forte, aussi forte que la mienne qui s’emparait de tout mon être. Une passion unique, exaltante, exclusive, celle dont je rêvais depuis si longtemps. Mais il m’a prévenu dès le départ : pas question de passion, il en a trop souffert, il en a trop peur maintenant, il s’en protège.

Alors, à sens unique la passion ?

Ne devais-je pas être sur mes gardes ? Me garder de moi bien sûr. Ne pas laisser éclore en moi un sentiment violent et incontrôlable qui pouvait devenir dévastateur.

Devais-je combattre cette délicieuse affection qui envahissait tout mon être comme plus jamais il ne l’avait fait depuis mon adolescence ?

Comme je craignais le mal d’amour !

 

« J’ai le mal d’amour et j’ai le mal de toi

 Dis, quand reviendras-tu,

 Dis, au moins le sais-tu,

 Que tout le temps qui passe

 Ne se rattrape guère,

 Que tout le temps perdu

 Ne se rattrape plus »

 

Une vieille chanson de Barbara.

 

Il est revenu au bout de quatre jours. Il était affamé et épuisé. Il a dévoré tout ce que je mettais sur la table, puis il s’est mis à bailler, s’est déshabillé, a pris sa douche et s’est glissé dans les draps. Sommeil immédiat.

Je l’ai regardé dormir. Je l’ai contemplé dans son sommeil, dans son abandon aux bras de Morphée alors que je l’aurais tant souhaité dans les miens. Il avait une respiration paisible, qui soulevait sa belle poitrine à intervalles réguliers. C’était un mouvement très doux, fascinant. Il était en confiance ici, il était sûr de pouvoir compter sur moi, sur mon attachement.

Combien de temps suis-je ainsi resté à admirer sa beauté encore juvénile, à le désirer ? Je n’en sais rien. J’étais à la fois heureux de sa présence physique, et malheureux qu’il soit ailleurs. Dans quel monde onirique vivait-il ? Quelles rencontres y faisait-il ? Quel plaisir prenait-il, quelle souffrance l’affectait ? Apparemment ni l’un ni l’autre, mais j’en imaginais mille.

 

S’il revient, me disais-je, c’est qu’il se sent bien avec moi, c’est qu’il a de l’affection pour moi. Et il ne revient pas pour baiser. Ça, je suis convaincu qu’il ne s’en prive pas ailleurs. D’ailleurs il me l’a un peu laissé entendre l’autre jour, sans doute par inadvertance.

 

J’ai lutté contre mon irrésistible envie de me blottir contre son corps, de me coller contre lui. Ç’eut été pur égoïsme. Ce soir il n’avait pas besoin de moi sous cet aspect charnel. Je voulus préserver cette intimité muette, chaste et pure, et allai dormir sur le canapé.

 

Il renouvela souvent cette séance du « manger dormir » et peu à peu j’en pris ombrage. Au point qu’un soir éclata notre première « scène de ménage », comme il se plut à l’appeler, et ce sarcasme me fit mal. »

 

9° partie

 

─ Crois-tu que je n’espère pas autre chose de toi quand tu viens me voir, lui demandé-je ?

─ Ah bon ? Chaque fois que je viens ici il faut accomplir le devoir conjugal ?

─ Ne sois pas sarcastique, tu sais bien que je ne parle pas seulement de ça. Tu me fais mal.

 

Alors, pour la première fois, il m’a pris dans ses bras et a posé sa tête au creux de mon épaule, et nous sommes restés ainsi longtemps, longtemps, immobiles. Il ne se passait presque rien. Il y avait seulement cette étreinte silencieuse, son corps contre le mien, sa tête contre mon épaule, le battement de nos cœurs. Il ne se passait presque rien mais dans ce presque il y avait une infinitude,  et j’étais heureux. Je sentis une énorme émotion m’envahir. Mes yeux s’humidifièrent. J’allais pleurer de bonheur. Non, ne pas pleurer. Pas parce qu’un homme ne doit pas pleurer, ça c’est une connerie inculquée aux garçons pour qu’ils aient bien conscience de leur supériorité sur les filles, mais parce que je me doutais qu’il n’aimerait pas cette effusion. Je lui caressai la nuque, les cheveux, et quand il redressa la tête, nos lèvres se rejoignirent, se touchèrent doucement, se taquinèrent un instant, dessinèrent un baiser, puis s’entrouvrirent et nos bouches se goûtèrent comme des friandises.

 

─ Pardonne-moi, me dit-il dans un souffle.

─ Tu sais bien que je t’aime tel que tu es, libre et indépendant.

─ Oui, je suis bien avec toi. Et ce que j’aime, c’est qu’on ne forme pas un couple de PD.

 

Mal. Cela me fit mal. Je ne supportais pas l’idée qu’un autre ou une autre le touche. Mais je me gardai bien de le lui dire. «  Tu vas encore me faire une scène, me dirait-il. T’es vraiment bourge, toi, avec ta conception de la propriété. »

 

Je rêvais de vivre avec lui. Comme j’aurais aimé qu’il apportât ici ses affaires et s’installât chez moi ! Qu’elle aurait été légère ma journée de travail avec la perspective de le retrouver en rentrant, et de l’embrasser, et de parler d’art en regardant des peintures, des sculptures, des installations dans les bouquins de ma bibliothèque, et de parler de musique en écoutant ses morceaux préférés ! Il avait une finesse de perception extraordinaire et c’était un plaisir indicible de voir pétiller ses yeux noirs quand nous découvrions une subtilité qui nous avait échappée jusqu’alors. Légères les heures de bureau, avec dans mon champ visuel l’hologramme de son corps. Légères avec l’assurance de métamorphoser cette virtualité en douceur d’une peau, en fermeté d’un muscle, en battement d’un cœur, en chaleur d’un sexe, de son frémissement de plaisir lorsque ma langue le décalotte, en montée du désir jusqu’à l’ultime et sublime délivrance par la jouissance, des délicieuses retenues d’une virilité impatiente.

Je rêvais de partager ma vie avec lui. C’était une révélation pour moi. Jamais je n’avais encore imaginé vivre avec quelqu’un. J’aimais ma liberté moi aussi. Seulement voilà, j’avais envie  pour la première fois de former un couple. Je m’apercevais que finalement j’étais prêt à me conformer au modèle classique, que je n’étais pas détaché d’un certain stéréotype de l’amour aboutissant au couple. La seule différence était qu’il s’agissait d’un couple d’hommes. Et si je n’évoquais pas encore le désir d’élever des enfants, je n’en étais pas très loin.

Mais pouvais-je imaginer ce mirage ?

Pour lui le couple était une prison, une convention ridicule, encore plus ridicule lorsqu’il s’agissait d’un couple de pédés. Il voulait un amour qui ne réponde à aucun modèle. Toute contrainte ne faisait que tuer l’amour. Le couple est un leurre, me disait-il, il fige, il pétrifie l’amour, il le tue. Il ne voulait pas renouveler l’expérience de ses parents, qui étaient restés ensemble « pour les enfants », mais qui depuis longtemps ne s’aimaient plus et passaient leur temps à se disputer. « Un couple de pédés, ça se dispute forcément. Je ne veux pas me disputer avec toi, je suis trop bien avec toi » me disait-il.

 

─ Je sais, tu ne m’appartiens pas. Tu n’es pas ma propriété. Tu n’as pas de comptes à me rendre. Mais je t’aime, tout simplement. J’ai envie d’être toujours avec toi.

─ Ce serait la meilleure façon de gâcher notre amour.

 

10° partie

 

Comment puis-je être sûr que tu tiennes à moi ?

─ Et pourquoi crois-tu que tu sois le seul  avec qui je vienne régulièrement passer mes soirées et mes nuits ?

 

Je savais bien, parce que j’ai gardé ma faculté d’observation, malgré mon aveuglement d’amoureux, qu’il adorait jouer au favori. Favori de tout le monde. Sa beauté le lui permettait, son intelligence, son sens de la répartie, sa sensibilité, aussi. Il jouissait intérieurement d’être convoité par tous ces garçons et toutes ces filles autour de lui. Mais extérieurement il gardait une attitude modeste et presque réservée qui ajoutait à son charme. Je pense que c’était un séducteur. Mais séducteur par jeu, pour mesurer son pouvoir, pour en jouir un instant avec l’un et avec l’autre, une seule fois avant de passer au suivant. Je ne pense pas qu’il ait eu besoin de séduire pour juguler une angoisse existentielle, ou une vulnérabilité secrète. C’était un jeu, dont heureusement je ne faisais pas partie.

Il ne se vantait jamais de ses conquêtes. Mais il ne me mentait pas non plus.

 

─ Ça n’a aucune importance pour moi. Je veux profiter de tout ce que m’offre la vie. Tu ne comprends pas ça ? Tu ne fais pas la différence entre s’aimer et jouir ? C’est toujours vers toi que je reviens. J’ai horreur des scènes de jalousie. Laisse-moi mes territoires, j’ai besoin d’eux. Mais c’est toi qui comptes, tu le sais bien.

 

Au moins étais-je sûr de n’être pas pour lui qu’un instrument de plaisir. Ce que nous vivions ne relevait pas de la seule émotion génitale. Mais je ne savais pas très bien ce que j’étais pour lui.

 

Nous vécûmes ainsi pendant plus d’un an. Il me procura des joies immenses. Il me plongea aussi dans des tourments infernaux. J’eus de terribles moments de cafard. Je vécus les affres d’une épuisante jalousie. Quand il restait près d’une semaine sans venir je me sentais seul et abandonné. Et puis il arrivait, tout frétillant. Il me sautait au cou. Il m’enchantait aussitôt, et je balayais d’un revers de mémoire les jours difficiles. Il était là, il était avec moi, et je sentais bien qu’il était tout à notre rencontre, à nos retrouvailles, qu’il y prenait plaisir et que rien d’autre ni personne d’autre, à cet instant, n’avait d’importance.

 

Un jour, en arrivant plus tôt que d’habitude, à sa façon d’être plus câlin en me prenant dans ses bras, de m’embrasser un peu plus longuement, je sentis qu’il y avait quelque chose de nouveau. Je le regardai au fond de ses beaux yeux sombres :

 

─ Qu’as-tu à me dire ?

─ Comment as-tu deviné ? Tu es magicien ?

─ Tu n’es pas tout à fait comme d’habitude. C’est grave ?

─ Je vais te faire de la peine.

─ Tu as rencontré quelqu’un et tu me quittes.

─ Mais non, idiot, ce n’est pas ça du tout.

─ C’est quoi alors ?

─ Tu sais, je suis à la fois joyeux et triste.

─ Je crois bien que la joie va l’emporter. Allez, vas-y, je suis prêt à tout entendre.

 J’ai obtenu une bourse pour poursuivre mes études dans la fameuse NYU, l’université de New York.

─ C’est bien pour toi, tu as raison d’être joyeux. Je ne vois pas pourquoi tu serais triste.

─ Je suis attaché à toi.

─ Quand pars-tu ?

─ Dans trois semaines. Mais je reviendrai, tu sais, aux vacances. On se retrouvera, on fera la fête. Et puis tu viendras me voir. Tu es déjà allé à New York ?

 

« Est-ce que je parviendrai à l’aimer moins quand il sera à 6000 km de moi ? »

 

11° partie

 

« Les sanglots longs des violons de l’automne

 Blessent mon cœur d’une langueur monotone. »

 

« Il est parti et sans doute l’ai-je perdu à tout jamais.

Les arbres du jardin, qui d’habitude se parent de jaune et de rouge flamboyant à cette saison, sont recouverts d’une pellicule fuligineuse qui en ternit l’éclat. Mes objets favoris sont devenus gris, uniformément gris. Mon lit, en particulier, est nappé de cette grisaille épaisse qui me colle à la peau et s’insinue à l’intérieur de moi, enrobe mes organes et perturbe leur fonction. Mes tableaux, mes sculptures, ne me parlent plus. Muets, ils me laissent, indifférents, dans mon amère solitude.

Une peau de chagrin a recouvert toute chose.

Je retrouve mes amis, que j’avais délaissés. Ils ne me reconnaissent pas. Jamais ils ne m’ont vu avec ce masque de tristesse. Où est ma gaieté, où sont mes plaisanteries, mon humour, mon ironie ? Me demandent-ils. Qu’est-ce que cette léthargie soudaine chez un garçon qui prenait la vie à bras le corps et cultivait le plaisir sous toutes ses formes ? Ils me connaissent passionné mais jamais terrassé par une passion. Ils ne me connaissent pas amoureux transi. C’est un rôle qui ne me va pas du tout, paraît-il.

Que puis-je leur répondre ? Que nous ne sommes pas au théâtre. Que ce costume de tristesse, lorsque je me déshabille, laisse sur ma peau des empreintes indélébiles, comme un tatouage d’entrelacs de tourments. Même nu je suis vêtu de ce voile d’affliction qui m’oppresse et que je ne parviens pas à déchirer.

Je suis là, avec mes amis, je discute avec eux, je ris de leurs bons mots, je les aime bien, ils sont présentement ma bouée de sauvetage. Que ferais-je sans eux ? Je me trouve bien ingrat de les avoir négligés depuis plus d’un an. Je suis de nouveau avec eux mais je sens le vide d’une absence, je sens la morsure d’un manque, je sens la meurtrissure du souvenir.

Des bribes du poème de Lamartine, dont la sensiblerie romantique me faisait ricaner quand j’étais au collège, me reviennent en mémoire :

 

« Un seul être vous manque et tout est dépeuplé.

 Que dire après ces mots si justement trouvés

 Comment décrire l’ennui qui vient m’anéantir

 Lorsque je dois rester si loin de ton sourire.

 

 Je ne peux réprimer les multiples soupirs

 De mon âme accablée, qui sans toi tourne et vire

 Cherchant quelque intérêt à la vie qui l’entoure

 Et n’en trouvant aucun…

 

 Etendu sur le sable…le soleil m’envoie

 Vers le monde des songes qui m’offre le bonheur…

 La fraîcheur du soir me réveille…

 Je retrouve le manque et ses tourments.

 

 Le murmure des vagues, les caresses du vent

 Me bercent comme une mère consolant son enfant. »

 

Le monde des songes ! J’ai vécu un rêve qui était trop grand pour moi, et qui s’est transformé en cauchemar. »

 

12° partie

 

« Combien de fois ai-je imaginé vivre un grand amour, me transportant au-delà de moi-même ? Un grand amour dont je ne me sentais pas capable.

Est-ce ce doute en mes capacités à aimer vraiment qui m’a fait inventer cet épisode de l’amour éperdu de ce trop beau postier-étudiant-amoureux de la musique?

Est-ce cette crainte de «  tomber amoureux », selon cette expression qui évoque la chute, une chute où l’on se blesse, et qui laisse des cicatrices après la guérison, qui m’a dicté ce récit de mes souffrances ?

Est-ce cette appréhension de devenir dépendant, et finalement malheureux, qui me fit saborder mon roman d’amour imaginaire ?

Je n’étais pas étonné d’avoir ainsi inventé un moi-même aveuglé par la passion, tâtonnant les yeux clos dans une complète obscurité intérieure, car c’est bien ainsi que je craignais de me voir en me regardant être amoureux fou.

N’avais-je pas réveillé, avec ce vrai faux roman, tous les doutes qui planaient dans mon cœur ? Ces doutes avaient bien sûr des ombres, qui m’enténébraient du dedans, me privaient de lumière.

En fait j’avais la confirmation de ce que je savais déjà : l’antinomie entre mes désirs et mes refus.

Parfois, en m’écoutant rêver, je suivais le parcours, étape par étape, de mes désirs et de mes envies, de mes craintes et de mes refus. Leur itinéraire était chaotique sur la cartographie de mes rêves mais ils avaient un redoutable pouvoir. Je savais bien, pour les avoir poursuivis dans leur labyrinthe, qu’ils étaient capables d’envahir ma conscience en éveil.

Ils envahissaient aussi ma mémoire. Ils s’y perdaient parfois. Je n’en avais aucune nostalgie, au contraire je les guidais vers les fondrières de l’oubli. Mais quelquefois ils plaçaient des appâts ou des leurres qui provoquaient des illusions.

C’est ainsi qu’il m’arriva aujourd’hui, tandis que je reprenais mon souffle après quelques rapides longueur de bassin, de métamorphoser un jeune homme ordinaire, mais pas mal tout de même, en parangon de beauté.

J’eus aussitôt l’impression de connaître intimement ce garçon, et pourtant je ne parvins pas tout de suite à me rappeler où je pouvais l’avoir rencontré. Non, ce n’était pas chez des amis ou à un vernissage. Ce n’était pas d’avantage dans l’art grec, ni dans une peinture du XIX° siècle, encore moins dans la littérature romantique. Je mis un certain temps à me convaincre que c’était bien le garçon avec qui j’avais vécu une fictive passion douloureuse.

Ce garçon, que finalement j’identifiai, n’était que l’image fantasmatique du héros de mon roman d’amour imaginaire et il n’avait de réalité que dans sa non-existence. Cet adonis de la piscine n’avait aucune présence physique, il n’était autre que le souvenir d’un être qui n’allait pas au-delà d’une certitude de mon imagination.

 

Je fus pris de vertige et quittai ce lieu en titubant, y laissant sans amertume les mirages de mes illusions et les mensonges cruels de mes rêves. »


100 La caserne

 

 « J’aime passer devant ces grands bâtiments de brique, de pierre et d’ardoise. Ils ont encore fière allure malgré leur désaffection, sous leurs hautes toitures aux longs arbalétriers et petites fenêtres en mansarde. Ce bel ensemble architectural du XVIII° siècle a abrité de si nombreuses vagues de jeunes appelés faisant leur service militaire que j’en suis tout ému.

Je revis à chaque fois des scènes que j’ai vécues il y a quelques années, quand je fus « appelé sous les drapeaux ». Toutes ces brochettes de garçons se déshabillant dans ces immenses dortoirs aux lits-couchettes superposés, ou à poil sous les pommes de douche tombant du plafond, tous ces jeunes corps mouillés si près les uns des autres, se frôlant parfois, se touchant même, lors de mouvements de plus grande amplitude, et cependant si éloignés. Car les débuts d’érection constatés ici et là ne sont pas le signe d’une attirance particulière pour le corps des garçons, il ne faut pas s’y tromper, mais des effets automatiques du ruissellement de l’eau chaude sur la peau, et des manipulations de savonnage. Il peut arriver, il arrive évidemment, que ce soit la vue des belles anatomies environnantes qui provoque ce phénomène, mais c’est indétectable dans ce milieu qui se la joue homophobe. Et puis il ne faut pas se leurrer, ils ne sont pas tous beaux ces jeunes bidasses sous la douche, ce ne sont pas tous des Apollons, tant s’en faut. Il y en a même qui n’ont aucun sex-appeal, ce qui ne veut pas dire qu’ils ne présentent aucun intérêt, au contraire ce sont peut-être ceux qui feront les meilleurs copains de régiment. Toujours est-il que dans ce temple de la masculinité il est tout particulièrement dangereux de laisser deviner une orientation sexuelle ne répondant pas aux normes édictées par… édictées par qui, au fait ? Long débat ! Edictées, point. J’en connais plus d’un qui ont été les victimes sacrificielles de leur homosexualité, au plus grand plaisir et à la plus grande jouissance des soi-disant hétéros homophobes.

Bref, je revisite des bribes de souvenirs encore relativement récents, mais surtout j’en imagine.

Ainsi je suis ce jeune lieutenant du train, chargé en temps de paix, de veiller au bon état des matériels et armements, ainsi que des approvisionnements.

Ce matin je vais me rendre au dortoir N°2 pour faire une inspection générale, qui sera suivie d’un rapport circonstancié.

Il est 5 heures et je me réjouis du spectacle prochain de ces jeunes appelés réveillés en pleine érection matinale et devant se placer en slip au pied de leur lit en position « repos ». Mon inspection consiste à poser, à quelques-uns d’entre eux, quelques questions bien ciblées sur l’équipement, puis à vérifier l’exactitude des réponses. Je passe les deux premiers, qui sont insignifiants. Le troisième ne vaut guère mieux, mais le quatrième est un beau petit mec bien roulé, et apparemment bien équipé. Je regrette bien de ne pas avoir à inspecter cet équipement là ! Je m’arrête devant lui. Il se met aussitôt au garde à vous en claquant des talons, si tant est qu’on puisse bien claquer des talons quand on est pieds nus, et, ce faisant, me permet de remarquer avec jubilation le tremblotement du paquet dans le caleçon. J’amorce aussitôt une érection que mon uniforme dissimule totalement. Je le mets au repos et lui pose les questions d’usage, auxquelles il répond avec application et déférence. S’il savait comme je m’en fous de ses réponses ! Il ne se doute pas que c’est autre chose que j’attends de lui, et qui n’est pas du tout réglementaire. Il ne connaît pas les ordres que j’aimerais lui donner :

  Viens avec moi 

  enlève ton caleçon 

  déshabille-moi 

  Je te prends comme aide de camp. Mets-toi au travail !

Il regarde droit devant lui, comme s’il ne me voyait pas. Ce sont les ordres, bien sûr. Mais devant mon insistance ne pourrait-il faire un discret petit signe ? Un tremblement prolongé d’une paupière, pour ne pas risquer un clin d’œil trop ostentatoire ? Un redressement partiel du petit doigt ou de l’index ? Redresser autre chose dans le caleçon serait beaucoup trop tapageur !

Allez, ça suffit. Au suivant.

Trop adipeux celui-là… Trop maigre… Déjà de l’estomac, t’as pas honte à ton âge !... Pas sexy du tout, boutonneux… Beaucoup trop poilu, nounours !... Et celui-ci, albinos au contraire… Trop grand, à côté du petit rond bien sûr, mais c’est le chevalier Don Quichotte de la Manche et son écuyer Sancho Panza ces deux-là ! Où est donc Rossinante, le cheval ?

Ah, enfin !

Qu’est-ce qu’il est typé, ce beau brun. Il fait de la muscu celui-là. Putain, ces abdos ! Magnifique ce mec !

Finalement je suis complètement frustré à ce poste.

La prochaine fois je me fais médecin militaire.


101 Visite d’une galerie

 

 ─ Bonjour Monsieur. Je vois que vous avez de l’intérêt pour ces photographies. Permettez-moi de vous présenter l’auteur.

 ─ Je vous en prie.

 ─ Vous connaissez Alair Gomes ?

 ─ Non, pas du tout. Dans ce genre de sujet, je connais un peu Robert Mapplethorpe et Herb Ritts.

 ─ Ce n’est pas la même chose, je vais vous expliquer.

 ─ Ils font tous de magnifiques photos de jeunes hommes, non ?

 ─ Robert Mapplethorpe a surtout apporté un témoignage sur les homos, les pratiques sadomaso, tout cet univers où il évoluait. Il a montré la beauté de la sexualité gay.

Herb Ritts a un style plus sensuel, il est fasciné soit par les archanges à la plasticité sculpturale, dans la lignée de la statuaire antique, de l’hellénisme, soit par les corps vigoureux, musculeux, laborieux, plébéiens, des sortes de héros titaniques comme son célèbre « Fred aux pneus ».

 

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                                                                                     Photo de Herb Ritts

 

 ─ Je vois bien qu’Alair Gomes a une sensibilité différente. C’est une sorte d’écriture des corps, comme une écriture musicale.

 ─ Vous avez une perception remarquable, jeune homme. C’est exactement ça.

 ─ J’ai un peu l’habitude de l’art, mais j’attends que vous m’éclairiez d’avantage.

 ─ Venez, nous allons regarder cette série des garçons sur la plage de Pacocabana, à Rio, au Brésil. Ici c’est un triptyque, de la série des « Beach Triptyques ». Alair Gomes fait très souvent des associations d’images en multiples, en séquences, sur le modèle des pièces musicales,…

 

Alair_Gomes_3

 

                              Alair_Gomes_4
 

                                                              2 photos d'Alair Gomes

 

Alex est subjugué par la perfection des galbes de muscles, par la soie des poils, par cette quête qui lui paraît insatiable de la beauté de ces corps de jeunes hommes. Il se sent tout de suite en symbiose avec ce photographe, parce que lui-même éprouve cet avide besoin de beauté. La différence est que lui, Alex, a les mêmes sensations devant les beaux corps de femmes. Il a, comme Gomes, cette sensualité du regard.

 

2° partie

 

Le galeriste continue son laïus. Il n’est pas inintéressant, mais un peu soûlant.

 

 ─ Vous voyez, chez lui, le désir se transforme en regard photographique. Cette quête obstinée du corps des garçons, c’est un hommage qu’il veut rendre à la beauté des jeunes hommes.

 ─ Comment procède-t-il ?

 ─ Comment procédait-il, car il est mort en 1992, assassiné par un de ses jeunes et beaux modèles, un peu comme Pasolini.

Eh bien il photographiait au petit téléobjectif, sur la plage de Pacocabana ou d’Ipanema où il résidait, les garçons qui jouaient, s’ébattaient ou faisaient des exercices de musculation. Ces « objets de beauté », comme il disait.

 ─ Et ils se laissaient photographier ?

 ─ Alair Gomes racontait que lorsqu’ils s’apercevaient qu’il les prenait en photo d’une façon obsessionnelle, ils le comprenaient comme un hommage à leur beauté, et cela leur plaisait. Parce que tous ces garçons avaient une très nette conscience de leur esthétique et ils éprouvaient le besoin très compréhensible de s’exhiber.

Je vous laisse continuer votre visite. Je suis à votre disposition, jeune homme.

 

Les garçons, le corps des garçons, le sexe des garçons, les poils des garçons, les fesses des garçons. Le sujet est unique, et il emporte Alex dans un souvenir de plage équivoque resté vivace dans sa mémoire.

 

3° partie

 

C’était en Corse. Ses parents l’avaient envoyé faire un séjour partagé entre la rando et la baignade dans un groupe de jeunes encadrés par des moniteurs. Ça se passait dans la région de Cargèse. Il avait onze ans et n’appréciait pas particulièrement les contraintes d’un groupe et les restrictions à la relative liberté dont il jouissait habituellement. La sieste obligatoire, par exemple, pendant les heures les plus chaudes de la journée, il ne la supportait pas. Il n’avait qu’une envie, c’était de passer cette vacuité sur une plage ou dans une crique sauvage pour plonger entre les rochers et goûter aux délices du séchage au soleil.

Un jour où le groupe se trouvait près de la côte, il mit à exécution le plan d’évasion qu’il avait concocté dès son arrivée dans ce gîte champêtre, isolé d’un petit village à flanc de montagne, dont il avait oublié le nom.

Il avait réussi à entraîner dans l’aventure un garçon de son âge, Thibaud, avec qui il s’était tout de suite senti des affinités.

Ils attendirent donc le moment propice pour s’échapper séparément et se retrouvèrent sous le grand châtaignier poussé de travers, à quelques pas du gîte, dans cette campagne un peu déshydratée, écrasée de soleil, et bruissant des crissements de cigales.

Ils n’étaient pas sûrs que leur petite fugue passerait inaperçue, surtout si leur escapade durait plus longtemps que prévu, mais une bonne engueulade était le risque à prendre, ou le prix à payer, pour ce petit moment de liberté.

Le sentier vers la mer s’enfonçait dans les sous-bois clairsemés, à peine ombragés, puis franchissait une vaste lande aux buissons épineux, avant de descendre, en serpentant mollement entre les pins, dans un vallon qui conduisait à une crique minuscule, qui elle-même donnait accès à d’autres petits espaces de grève blottis entre les rochers.

 

Alex raconte :

 

« Nous nous étions installés dans l’un d’eux, qui nous avait paru plus accueillant que les autres.

 

 ─ Allons vite nager, dit-il à Thibaud.

 ─ Oh oui, il fait tellement chaud ! Et puis on est venu pour ça, non ?

 ─ Tu as mis un maillot ?

 ─ Non, et toi ?

 ─ Moi non plus. Mais on n’a pas besoin de maillot. On se baigne à poil.

 

J’adorais alors dire « à poil ». Sans doute parce que je n’avais qu’un petit duvet insignifiant que j’aspirais très fort à voir devenir abondante toison. J’étais fasciné par les poils des jambes des garçons plus âgés que moi, et par leurs poils pubiens que certains ne se privaient pas d’exhiber devant ces glabres petits mioches. Cette expression m’émoustillait, sans que je sache vraiment ce que stimulation sexuelle voulait dire.

Nous avions jeté en vrac nos quelques vêtements sur la grève et nous étions précipités dans l’eau, jouant à nous éclabousser, riant aux éclats, nageant et plongeant avec l’agilité et le souplesse d’un dauphin. Nous ressortîmes un peu épuisés et je m’allongeai sur les petits galets presque brûlants. Thibaud vînt s’étendre à côté de moi.

 

 ─ Tu es juif ? Me demanda-t-il en rougissant un peu.

 ─ Pas du tout. J’ai eu une infection quand j’étais petit, c’est pour ça que je suis circoncis.

 

Voilà que tout d’un coup je me sentais gêné d’avoir ce petit bout de peau en moins. J’avais l’impression qu’il me manquait quelque chose et je me demandais si ce ne serait pas un handicap dans l’avenir. Devrais-je essayer de dissimuler cette particularité ?

Le soleil était très ardent et en quelques minutes notre peau avait séché et commençait à brûler. Nous allâmes nous allonger à l’ombre d’un gros rocher, en poussant de petits rires gamins, tant nous étions heureux de vivre ces instants volés, et de les vivre nus dans la nature.

Thibaud s’endormit presque aussitôt.

Je m’appuyai sur un coude et observai le corps de ce copain.

Il avait des cheveux blonds légèrement bouclés et un beau visage d’ange un peu espiègle. Sa morphologie, encore fluette, laissait déjà apparaître des volumes harmonieux et des courbes agréables. Je m’attardai un moment sur son sexe, dont j’enviai le prépuce qui le terminait avec élégance et protégeait un petit secret dont j’étais privé.

Troublé, je ne pus détacher mon regard de ce garçon.

Et je le trouvai beau.


102 Histoire vraie

 

Ce que je deviens ?

Que dire ? Que je suis devenu président directeur général d’une grande entreprise cotée au CAC40 ? Non, ça ne paraît pas plausible. Que je me suis marié sur un coup de tête, pas de cœur, avec une riche héritière et que je m’apprête à divorcer ? Non, la ficelle est un peu grosse. Que je suis toujours célibataire et en quête de l’amour de ma vie, que je suis très bien dans ma tête et partout ailleurs aussi, que je gagne bien ma vie ? Non, elle va chercher à me mettre le grappin dessus.

 

Eh bien voilà ce que je lui racontai :

Depuis quelque temps j’hébergeais un jeune sculpteur un peu déboussolé qui s’appelait Youri. Je ne sais même pas pourquoi j’avais entrepris cette bonne action. Je suppose qu’il se posait la même question. A moins qu’il ne se posât aucune question en dehors de celle relative à son art.

Il arrivait chez moi à n’importe quelle heure de la nuit, épuisé de travail et couvert de poussière de ponçage, mais après avoir vidé mon frigo et passé une demie heure sous la douche, il était complètement régénéré et avait des envies qui rejoignaient les miennes.

Etait-il si beau que sa bohème m’enchantât au lieu de m’irriter ? Pas vraiment. Mais il avait un charme slave indéfinissable, un regard angélique, et une candeur à toute épreuve. C’était mon petit ange. Pas mon ange gardien, parce qu’il ne veillait pas du tout sur moi. C’était plutôt moi qui étais de garde, et qui le protégeais autant que possible de tous ces prédateurs avides et cupides qui l’entraînaient dans des dérives glissantes, dans des marécages fangeux, dans des puits insondables.

Oui, il se shoutait et clamait haut et fort que la drogue décuplait sa créativité. Il buvait aussi, prétendant que l’alcool lui permettait de mieux supporter « l’insoutenable légèreté de l’être ».

Il se droguait, buvait, et c’était moi qui planais !

 

Il est sculpteur te dis-je, et il voulait toujours m’emmener dans son atelier. J’y allais de temps en temps, après mon travail, ou pendant le week-end. C’est un vieil entrepôt désaffecté plein de courants d’air avec un désordre assez indescriptible. Mais il se retrouve très bien dans cette pagaille.

Cet atelier lui convenait à merveille car il avait la place d’entreposer toutes ces vieilles ferrailles de récupérations qu’il se proposait de recycler pour les transformer en œuvre d’art. Et c’est vrai qu’il les métamorphosait. Ces matériaux de rebut, sales et rouillés, auraient pu constituer des pamphlets contre la gaspilleuse société de consommation. On en a tant vu depuis si longtemps que cela eût été du rabâchage. Ils auraient pu devenir des machines animées de moteurs électriques, singeant les machines industrielles, mais en les ridiculisant par l’inutilité ludique de leurs frénétiques mécaniques. Bien entendu c’eût été un plagiat de Tinguely, qui a pris un plaisir fou à réaliser ses machines idiotes dont il y a de merveilleux exemples au Centre Pompidou. C’était dans les années soixante, au moment du « Nouveau réalisme », en France, et du Pop Art, aux USA. 

Youri les transforme en objets poétiques, parfois drôles, toujours énigmatiques, pleins de délicatesse et de fragilité apparente.

2° partie

 

Est-ce que je posais pour lui ?

Mais qu’est-ce qu’elle me barbe avec ses questions, cette pétasse. Je déteste qu’on me pose des questions. J’ai toujours l’impression de subir un interrogatoire. Et bien entendu, dans ce cas, je raconte des blagues. J’invente n’importe quoi et à tous les coups ça marche.

J’aurais pu lui raconter que mon ami sculpteur donnait dans la statuaire naturaliste et qu’il me demandait de poser à poil pour l’aider à bien rendre tel mouvement ou tel détail anatomique apportant la petite touche hyperréaliste. Elle aurait gobé ça avec des yeux non pas brillants de malice, car elle en est dépourvue, mais de lubricité. J’aurais pu ajouter que j’avais plaisir à poser nu. Que d’être « modèle » flattait mon ego. Que j’éprouvais une jouissance narcissique beaucoup plus intense qu’avec un miroir, qui ne me renvoyait jamais l’image que je souhaitais, ou bien avec une photo ou une caméra, pour la même raison et aussi parce que la lumière est parfois assassine. Que le regard qui se promenait sur mon corps me faisait l’effet d’une douce et voluptueuse caresse.

J’imagine que dans sa tête elle m’aurait déshabillé sur le champ. Mais je me refuse à imaginer la suite de ses libidineuses pensées. Une soudaine répulsion, venant je ne sais d’où, contracta tous les pores de ma peau et darda mes défenses naturelles.

C’est la raison pour laquelle je me dispensai de ce petit paragraphe, et continuai le récit de l’histoire de mon protégé dans le droit fil du début de la narration.

 

2° partie

 

Est-ce que je posais pour lui ?

Non, évidemment, il ne me demandait pas de poser pour lui ? Son sujet n’était pas le corps humain. Il n’avait pas besoin de modèle. Rares sont les artistes maintenant qui se servent de modèles. Les écoles, oui, parce qu’il faut commencer par apprendre à dessiner avant de se lancer dans l’univers des formes.

Et puis je dois avouer que de m’exposer nu au regard d’autrui ne m’aurait pas du tout plu, fût-ce au regard d’un professionnel. J’ai toujours eu, venant sans doute de mon éducation bourgeoise, une pudeur parfois inhibitrice. Je suis de ceux qui aiment l’obscurité pour faire l’amour.

 

Pourquoi est-ce que je parle de lui au passé ?

Parce qu’il est mort.

Oui, c’est affreux.

Non, il n’est pas mort du sida.

Pourquoi le sida, tout de suite ? Pourquoi ternir son image ? N’y aurait-il pas là une pensée discriminante ? Quelque chose comme de l’homophobie qui a été mal refoulée ? On a l’esprit ouvert, dit-on, mais le fond est fangeux.

Ah, c’est à cause des seringues souillées. Non, Youri n’allait pas jusqu’à se piquer. Et puis c’était un garçon qui avait un sens très développé de l’hygiène. Je me souviens qu’au restaurant il n’était pas exceptionnel qu’il fasse changer ses couverts parce qu’il avait cru remarquer une trace suspecte.

Un accident peut-être ?

 

Un soir, en rentrant de mon travail, je l’ai trouvé couché sur le ventre, au milieu du lit, un bras replié sous la tête. Il était complètement nu. Je me suis assis doucement dans le fauteuil bridge pour profiter de l’alléchant spectacle que m’offrait le bel endormi. Je ne m’étais jamais rendu compte à quel point son âme d’ange avait imprégné son corps. Je me laissais partir dans des divagations lorsque l’immobilité de Youri me parut anormale. Je l’appelai doucement. Je n’obtins aucune réponse. Je renouvelai mon appel en haussant le ton, sans aucun résultat. Je me levai inquiet, et le cœur battant déjà, je posai ma main sur sa frêle épaule. Je la retirai aussitôt, et me rejetai en arrière, retenant un cri d’épouvante. Le corps de Youri était froid. Pétrifié. J’étais pétrifié. Comment était-ce possible ? Mon petit ange était mort. Chez moi. Il était revenu me demander secours, et je n’étais pas là. Je fus pris d’irrépressibles tremblements, je claquai des dents, plaqué contre la paroi du dressing, complètement paralysé et privé d’entendement.

 

3° partie

 

Combien de temps restai-je ainsi ? Je n’en sais rien. J’avais perdu toute notion de durée, j’avais perdu tous mes repères.

Puis je sentis le sang revenir dans mes veines. Je perçus la réactivation de mes neurones,… et ce fut pire.

Je me précipitai sur le corps de Youri et le pris dans mes bras. Non, tu ne peux pas me faire ça. Tu n’as pas le droit. Reviens, reviens. Je l’embrassai et l’inondai de larmes, tentai de le réchauffer en le serrant contre moi. Son corps était intact, son cœur ne battait plus.

Que s’était-il donc passé ?

Une overdose, me dit la bécasse.

A nouveau une pensée négative, pensai-je. C’est fou la faculté qu’ont certains de mettre leur esprit au service de la noirceur.

J’allai chercher les vêtements du pauvre petit et l’habillai en pleurant et en le caressant. Comme sa chemise était tachée de peinture, je lui mis une des miennes, la bleue cintrée qui lui allait si bien. Je lui arrangeai sa coiffure, l’embrassai sur les lèvres, long baiser d’adieu au monde de l’innocence, à la planète des mirages, au temps des chimères. Je l’installai sur le lit à sa place habituelle.

Mon étoile avait filé vers d’autres aérolithes, et me laissait nu et glacé dans ce monde misérable. Mais peu à peu je me ressaisissais. Mon esprit méthodique reprenait son ouvrage. Je sus qu’il me fallait appeler la police. Cette mort était suspecte. J’allais être interrogé, et même suspecté. Je m’en foutais. Mon petit ange était mort. Tout le reste m’était indifférent.

Une fulgurante pensée me traversa l’esprit. Je vivais dans un rêve, j’allais me réveiller. Bien entendu que j’étais dans un songe, il est irréaliste de mourir sans raison à vingt ans. Vite, vite, que je rouvre les yeux. Que j’oublie ce cauchemar en voyant à côté de moi, grands ouverts eux aussi, délicieusement tournés vers moi, les yeux ingénus et confiants de ma petite étoile. Et aussitôt je partis dans le monde de Youri, petit paradis de candeur toujours récompensée, où les délices sont la règle et la féerie naturelle. Ce monde qu’il raconte avec tant d’éloquence et d’amour dans toutes ses sculptures.

Mais un glas me ramèna à la funeste réalité. Non, ce n’était pas un glas, c’était le tintement du carillon de ma porte. C’était une intrusion dans cet enclos d’utopie et de rêve, une fracture de cette constellation édénique, un anéantissement de cet espace sublime dans lequel nous vivions. C’était l’arrivée des policiers.

Tout à coup l’air silencieux fut saturé d’éclats de voix et de vifs mouvements. C’était le branle-bas de combat, qui me brisait un peu plus. Ultime horreur me vrilla le cœur, ce mot, tant redouté, qui éclata soudain, étourdissant les autres si prompts à s’imposer : autopsie.

On allait ouvrir cette peau veloutée, tailler dans sa pulpe et découper les chairs. Des mains de latex allaient s’emparer des organes rougeoyants et dans des récipients les poser sans émoi. Je ne pus surmonter cette vision d’abattoir et sentis sous mes pieds le sol se dérober. Je perdis connaissance. Sans doute le médecin, requis pour mon ami, vint-il à mon secours. J’ignore ce qu’il me fit, mais je repris vite l’usage de moi-même.

Quelques instant plus tard, je me retrouvai seul, grand oiseau aux ailes brisées perdu au dessus des mers. Je pris des somnifères, deux fois la dose prescrite, et m’endormis sur les coussins du canapé.

 

4° partie

 

 ─ Est-ce que tu as su de quoi il était mort ?

 

Quelle idiote question !

J’ai su tout de suite de quoi il était mort. Une âme comme la sienne ne peut rester longtemps dans ce monde misérable. Un monde de violence, de haine, de vengeance, où règne la peur de l’autre, où certains meurent de faim quand d’autres se couvrent d’or, où sévissent l’égoïsme, l’injustice, l’intolérance et l’intégrisme.

Il avait un cœur beaucoup plus gros que nous. Il grossissait encore devant la souffrance. Et devant le bonheur, dans son art surtout, il grossissait aussi.

Ce qui devait arriver arriva.

Un ange n’est pas fait pour vivre sur cette planète.

J’ai pris en photo quelques-unes de ses sculptures. Regarde celles que j’ai sur moi. Elles me parlent de lui, un peu de moi aussi. Je suis persuadé qu’il vient les habiter, et qu’il est prés de moi. Il m’arrive, quand je passe à côté de celle-ci en particulier, celle qui lui ressemble tant, de la voir bouger, comme si elle était animée d’une vie intérieure. C’est complètement irrationnel et je me plais pourtant à y croire, moi qui suis cartésien et bien ancré au sol. Peut-être est-ce le chemin de la folie.

 

 ─ J’ai vu, l’autre jour en passant, des sculptures exactement dans le même genre : même style éthéré, mêmes couleurs astrales,… C’est étonnant, non ?

 ─ Ce n’est pas étonnant, ce sont celles que je viens de te montrer.

 ─ Mais alors ? Je ne comprends pas…

 ─ Je viens d’inventer cette histoire. Le sculpteur, je ne le connais pas.

 ─ Alors tu t’es payé ma tête ! Tu n’as pas vu que j’étais sur le point de pleurer, tellement j’y ai cru à ton histoire ?

 ─ Oui, je me suis rendu compte. Et j’étais content de voir que je pouvais imaginer sur le tas quelque chose de plausible. J’espère que tu ne m’en voudras pas.

 ─ Mais tu es un monstre ! Qu’est-ce que je t’ai fait pour être aussi cruel ?

 

Pourvu qu’elle ne me demande pas de me faire pardonner, et continue ainsi à me casser les pieds. Non, je crois qu’elle est vexée de son petit tour en bateau sur un lac sans eau où elle a nagé comme un poisson. Ouf ! J’en suis débarrassé.

Samedi prochain, je retournerai dans la galerie Artémis, car ce qu’il y a de vrai dans mon histoire, c’est que je suis fasciné par ces sculptures. Elles me plongent dans un univers étrange, un monde enchanteur, ensorcelant. Le magnétisme qu’elles exercent sur moi me trouble et m’étourdit. Leur sensualité diffuse me déroute et m’envoûte.

Je vais en parler avec la galeriste. Elle a une grande sensibilité, elle n’est pas seulement une marchande. Je lui demanderai de ma faire rencontrer l’artiste. C’est avec lui que je veux échanger. Il doit être quelqu’un de singulier.

 

5° partie

 

 ─ Bonjour Anne Lise. Vous avez changé de coiffure, ça vous va très bien. Ça vous rajeunit, bien que vous n’en ayez pas besoin.

 ─ Quel flatteur ! Merci quand même, c’est toujours agréable à entendre.

 ─ Je reviens pour ces sculptures. Celle-là en particulier.

 ─ Oui, vous avez raison, c’est la plus intéressante.

 ─ Ah, vous trouvez aussi ? Je ne dirais pas la plus intéressante, car elles le sont toutes, à la même hauteur, mais la plus troublante.

Je voudrais vous demander de ma faire rencontrer l’artiste. Vous m’avez dit qu’il habite la ville.

 ─ Oui bien sûr. C’est dommage que vous ne soyez pas venu au vernissage, vous auriez pu parler avec lui.

Je l’appelle tout de suite, si vous voulez.

 ─ Je vous en prie.

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 ─ Samedi prochain, dix heures, ici dans la galerie, ça vous convient ?

 ─ Oui, tout à fait.

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─ Je dois vous dire que vous risquez d’être un peu surpris. Il n’est pas un garçon comme les autres…

─ Quoi ? Il est bossu ? C’est éléphant man ?

─ Non, pas de tout, il est très mignon, il a un charme fou, mais il paraît vivre sur une autre planète. Il a un regard étrange, comme s’il venait d’ailleurs.

─ J’ai hâte de le connaître. Quel est son prénom ?

 ─ Ulry

 ─ Quel étrange prénom !

─ Il va avec le personnage. C’est un petit prince.

─ Pourvu qu’il ne me demande pas de lui dessiner un mouton, je dessine comme un pied.

─ Il suffirait de dessiner un rectangle, et il verrait le mouton, derrière cette porte, dans son étable.

─ Vous m’amusez aujourd’hui, Anne Lise. Et vous m’intriguez aussi.

 

Chose rarissime chez moi, dont les rêves sont toujours déconnectés du vécu immédiat, la nuit suivante, je rêvai de Ulry. Dans mon rêve il s’appelait Dimitri. Il avait tenu à me rencontrer dans un endroit qui me paraissait tout à fait insolite. Malgré mon étonnement et mes protestations, car je trouvais l’accès peu commode, il avait insisté pour que nous retrouvions au pied de ce rocher qui se dressait comme un gigantesque pénis couvert d’un chapeau plat légèrement débordant d’un côté, un peu comme un béret, et un peu ridicule.

D’autres semblables érections l’accompagnaient alentour, mais moins bien formées, et de tailles beaucoup plus modestes. Celle au béret était manifestement la plus grosse et la plus belle de toutes ces cheminées de fée.

Pourquoi avoir choisi ce lieu sauvage et éloigné, grandiose mais inhumain ? C’était un vaste chantier naturel où s’effondrait de temps en temps un fragment de paroi, dans un bruit désolant dont l’écho se prolongeait à l’infini. Le sol était tout en effondrements et éboulis, tellement menaçants pour les pieds et les chevilles qu’il ne fallait pas le quitter des yeux. Aucune végétation ne poussait dans cette caillasse, sauf quelques lichens en forme de serpents. Le site était serti d’une noire forêt, dense et étouffante.

Je me surpris à trembler en approchant du lieu. Jamais je n’aurais du m’y laisser entraîner. Je me voyais déjà pris dans un guet-apens et m’attendais à entendre le sifflement des flèches empoisonnées.

Pourtant tout était calme, et des oiseaux chantaient…

 

6° partie

 

Je regardais où je mettais les pieds en cheminant entre ces surprenantes élévations, car les pierres coupantes qui parsemaient le sol rendait dangereuse une marche en aveugle. De temps en temps je jetais un bref coup d’œil vers l’endroit supposé de notre rendez-vous, et je ne voyais rien d’autre qu’un univers minéral quasiment monochrome.

Evidemment je ne le vis pas.

Tel un caméléon il se confondait avec la couleur de la roche. J’avançais de ce pas hésitant et chaotique quand mon regard furtif crut déceler qu’un rocher s’animait. Etait-ce une illusion, une hallucination ?

Le phénomène se reproduisit presque aussitôt. Je découvris alors qu’il s’agissait d’une forme humaine qui s’avançait vers moi. Quelle fut ma surprise, lorsque je pus identifier les formes d’un garçon, de voir qu’il était entièrement nu.

Beau garçon ce Dimitri. De l’élan, de l’allure, de la souplesse et de la force. Une démarche féline, puissante et gracieuse, à la fois pleine et déliée.

Il se jeta dans mes bras et je reçus son corps comme un cadeau du ciel. Il était chaud et ferme et tout plein de douceur. Ses bras se resserrèrent autour de mes épaules et sa tête se blottit dans le creux de ma nuque. Je percevais nettement les battements de son cœur. Dans un tendre élan mes bras entourèrent sa taille et je sentis frémir la pulpe de ses muscles. Je remarquai aussi un autre frémissement, nettement plus insistant, qui venait rencontrer mon propre tressaillement. C’est à ce moment que je me rendis compte que j’étais nu aussi et que ce chaleureux contact et cette affectueuse embrassade avaient mis mes sens en grande effervescence.

Il ne dit pas un mot. Il me prit par la main et m’entraîna plus loin, vers l’ombre verte et fraîche au creux d’un grand rocher. Devant moi médusé, une grotte s’ouvrit. Le sol était de mousse, les parois de craie blanche. Une lumière atténuée la baignait de douceur. Nous avançâmes sur ce moelleux tapis, sans que l’ombre s’épaissît, vers le centre de la caverne.

Un groupe de jeunes vierges, drapées dans une tunique de voile blanc, s’écarta devant nous et nous salua en s’inclinant avec grâce. Dimitri s’arrêta et, toujours sans un mot, m’invita à m’allonger sur ce sol de mousse velouté et douillet. Il fit de même, tout contre moi, et je sentis de nouveau la chaleur de son corps.

Les vierges s’agenouillèrent et restèrent ainsi, hiératiques et cérémonielles, donnant à nos amours un parfum de rituel. Prononçant à tour de rôle des paroles ésotériques mais sans doute bienveillantes, elles répétèrent un mot pour que nous le sussions (ici l’auteur se marre !). Puis elles quittèrent le lieu en une procession muette et recueillie.

Je goûtai cet instant où sans les témoins de nos virils ébats j’étais enfin seul avec mon amant.

Il fut hélas fort bref. Une flopée de gnomes entoura notre couple. Tous ces petits génies, gardiens des richesses de la terre, étaient laids et difformes, au contraire des vierges qui toutes étaient belles. Ils entonnèrent en chœur l’hymne des profondeurs. Leurs voix de cristal, pures, célestes, séraphiques, me conduisirent au sommet de l’extase.

Un druide apparut.

Pourquoi un prêtre celte à cette latitude ? Je ne le sus jamais. Il bénit notre union et la recouvrit d’un voile d’avenir. Puis il nous laissa seuls, tout fiévreux de bonheur, et un barde arriva pour chanter les louanges de nos amours. Sur un drôle d’instrument il joua quelques notes. Je reconnus aussitôt un air habituel, et un petit écran, apparu dans l’instant, se mit à clignoter des chiffres hallucinants qui finirent par détruire ce merveilleux mirage : 06:35 - - - 06:35 - - - 06:35 - - - 06:35

 

7° partie

 

En attendant le samedi où je rencontrerais l’artiste, je m’efforçai de ne pas fantasmer. Aucune divagation ni élucubration. J’étais ouvert à tout, mais paisible, confiant, réfléchi.

Enfin je le vis.

Il n’était pas grand et même plutôt petit. Son corps d’adolescent à la chair fragile n’avait rien d’énergique ni de très résistant. Loin des paramètres qui me faisaient craquer. Pourtant cette délicatesse, cette fragilité, cette vulnérabilité, m’attiraient tout autant que la vigoureuse complexion d’un solide gaillard. Le visage était doux, les traits fins et racés, avec un je-ne-sais-quoi de noble et de tendre en même temps. La blonde tignasse formait une aura d’or autour de la figure. Le plus frappant étaient ses yeux, de grands yeux étonnés du spectacle du monde, couleur de lagon des mers tropicales. Il avait quelque chose d’étrange comme une apparition. Il avait quelque chose d’un ange.

Je ne doutai pas un seul instant qu’il me conduirait vers un petit coin de paradis. J’éprouvai une attirance magnétique et irrépressible pour ce garçon. Etait-ce ses phéromones au parfum envoûtant qui me plongeaient ainsi dans cette aliénation ? A l’horizon de ma folie, je suppliai les dieux de retenir l’élan qui me poussait vers lui pour le dévorer d’amour jusqu’à la dernière fibre, pour ne jamais le laisser partir vers mon oubli, et garder ainsi éternellement de lui, inscrite sur mon visage, cette « virginale et délicate lueur de bonheur » comme dans le roman de Patrick Süskind, « Le Parfum ».

 

Il m’invita à venir le voir dans son atelier.

 

 ─ C’est l’ancien entrepôt d’une métallerie qui travaillait pour les raffineries de pétrole et qui s’est délocalisée, m’expliqua-t-il. Il n’est pas très confortable parce que l’air s’engouffre par les vitres brisées. Mais quand je travaille je ne sens pas le froid. Je ne sens pas non plus ni la soif ni la faim. J’ai les mains qui pétrissent la matière et la tête dans les mirages, dans l’immatériel.

 

Dès que j’avais un moment je me rendais dans son atelier. J’y étais attiré comme par un aimant. Il me parlait de son art avec un tel enthousiasme, une telle foi, que j’étais transporté hors de notre étroite et mesquine existence. Dans un monde aux multiples dimensions où le temps est soumis et la pesanteur aussi.

 

 ─ Viens, me dit-il un jour, nous allons partager un de mes bons pétards.

 ─ Non, merci, je ne fume rien du tout. Mais je vais te tenir compagnie.

 ─ Tu as tort, tu pourrais naviguer dans d’autres macrocosmes et faire des rencontres au cœur de l’invisible.

 ─ J’ai déjà essayé. Ça me donne la nausée. Et cette terre où je suis me paraît plus hostile. Toi seul peux m’aider à franchir les barrières qui limitent notre monde. Toi seul peux m’ouvrir des horizons nouveaux et me faire admirer ce que d’autres ne voient pas. Toi seul peux m’introduire dans le mystère des choses, dans le secret intime de la nature, dans son ordre cosmique fait de hasard et de nécessité, dans l’organisation, la splendeur et l’harmonie de l’univers. Je suis perdu dans le désert de mon ignorance, j’ai besoin d’un petit prince.

 ─ Tu me donnes un pouvoir qu’hélas je n’ai pas. Je ne veux pas te mystifier, j’ai tant de mal à déchiffrer toutes mes prémonitions et toutes mes intuitions. Quand tout à coup je retombe sur le sol, je le trouve dur et inhospitalier. Il me donne des coups que je ne sais parer et me porte à souhaiter le quitter à jamais.

 ─ Viens vivre avec moi, je te protégerai.

 

8° partie

 

Je sentais en lui une force qui souvent le dépassait et donnait à son existence une fragilité, une précarité, dont il n’avait pas conscience. Il ne vivait que pour son art. Tout ce qu’il découvrait, tout ce qu’il aimait, tout ce qu’il ressentait passait dans ses sculptures, qui peu à peu le vidaient de sa propre substance.

Il ne semblait pas goûter aux plaisirs de la vie. Les mets savoureux, les grands crus de Bordeaux ou de Bourgogne, les sorties en tous genres, la fréquentation du monde, la rencontre d’amis, les splendeurs du lac, la somptuosité de la montagne, les charmes de la ville,… ne faisaient pas son firmament.

La musique ? Je lui passais de divines cantates de Jean Sébastien Bach. Elles ne semblaient pas éveiller chez lui une émotion particulière. De la pop douce, un peu sentimentale ? Snow Patrol ? Coldplay ? Pas de réaction. Du rythme, de l’Electro House, David Guetta ? Pas la moindre manifestation. Ses oreilles captaient sans doute cette musique pour la danse, mais pas son cerveau, semblait-il. Entendait-il une autre musique, une musique de l’âme inaudible pour un esprit commun ?

 

 ─ Tu aimes cette musique ? Elle ne te donne pas envie de danser ?

 ─ Oui, j’aime. Je voudrais que mes sculptures soient musicales.

 ─ Mais elles ne pourront jamais danser. Moi je peux danser avec toi.

 ─ Oui, j’aimerais. Une autre fois si tu veux bien.

 

Et l’amour ? Pas du tout entreprenant, pas du tout enivré. Il se laissait bercer par mes longs parcours sur sa peau douce et claire. Avec mes yeux, avec mes doigts, avec mes lèvres, mes seins, mon sexe, je déchiffrais ce corps abandonné, confiant, passivement offert. J’embrassais tour à tour son front, ses yeux, ses lèvres, en prenant dans mes mains ses souples cheveux dorés. J’embrassais ses mains et ses seins, son ventre et son sexe, qui de temps en temps me faisait la fête.

Il ne semblait pas bien connaître les plaisirs érotiques. Et ne paraissait pas non plus avoir pour eux un goût particulier. Ce qui me déconcertait un peu. Mais il était si étrangement éthéré que les jouissances de mes pauvres petits sens me paraissaient presque incongrue. Je sentais bien qu’il avait des désirs différents des miens. Je les respectais mais en même temps je me demandais si je savais répondre à son attente. Je me sentais presque démuni avec les gros sabots de mon érotisme, et incapable d’accéder à ce qui me semblait être une dimension supérieure de l’amour. Il se mouvait dans un espace mental et affectif où je perdais mes repères.

Nous restions blottis l’un contre l’autre comme deux enfants, deux petits frères qui s’unissent pour parer un danger. Souvent je ne lui demandais pas d’avantage, comprenant que c’était là son plus grand plaisir. Un amour platonique. Nous étions comme liés par un lien plus fort que l’amour physique. Peut-être était cela le véritable amour.

 

Mais j’étais inquiet.

Je voyais dans le lac de ses yeux la richesse des profondeurs mais aussi la précarité de la surface, soumise à la violence des vents et des courants, fouettée par la pluie, figée par le froid. Une enveloppe démunie de défenses qu’à tout instant la vie peut renverser.

Saurai-je le protéger du danger dans ce champ magnétique où les forces sont diffuses et incontrôlables ? Où les ancrages de la raison et de la passion glissent sur un fond de sables mouvants ? Dans ce monde qui à la fois me fascinait et m’échappait ?

De jour en jour mon inquiétude grandissait.

 

9° partie

 

L’histoire que j’avais inventée pour me débarrasser de cette bonne femme qui me cassait les pieds était en train de se réaliser.

Avais-je eu une prémonition ? Le personnage de mon histoire s’était incarné. Je vivais avec un être que j’avais inventé.

Soit. Cela donnait du piquant à mon ordinaire. Mais ce n’était pas sans de pénibles démangeaisons du côté de la raison.

Je me demandais parfois si je rêvais. Pourtant il était là, je lui parlais et il me parlait, je pouvais le toucher, le prendre dans mes bras. Je pouvais le décrire : son corps adolescent, ses épaules peu musclées, sa poitrine menue avec une petite tache sur le flanc droit, les courbes douces de son ventre, la fine et presque diaphane terminaison de son sexe, ses longues cuisses toutes lisses,… Tout son corps comme un beau paysage légèrement vallonné.

Il est vrai que son regard m’échappait. J’avais toujours l’impression, quand il me regardait, qu’il voyait très loin au-delà de moi, à travers moi.

Tous les instants que nous passions ensemble n’étaient-ils pas cohérents ? N’y avait-il pas une logique irréprochable dans le déroulement de nos journées de travail suivies des retrouvailles du soir ? Dans un rêve, les fragments vécus s’enchaînent de façon irrationnelle. On saute des séquences, pour se retrouver dans un autre contexte et dans une autre histoire sans être dépaysé. Ce n’était pas le cas ici. Non, je n’étais pas dans un rêve, Ulry était bien réel et coïncidait presque intégralement au fictif Youri.

Comment faire, alors, pour arrêter le déroulement de la fiction avant la tragique fin du héros ?

Cette question devenait obsédante. J’angoissais à l’idée de perdre Ulry parce que mon histoire allait inexorablement sceller son destin. Je perdais le sommeil tellement je craignais, à mon réveil, de le retrouver mort à côté de moi.

Je tombai malade. Harcelé par la fièvre, je dus même délirer.

Il s’occupa de moi comme une mère de son enfant malade. Du moins je le suppose, car je n’étais pas très loin de l’inconscience.

 

Quand enfin j’émergeai des tourments de la fièvre, Ulry n’était plus là.

Je l’appelai sur son portable, comme je le faisais si souvent. Il n’y avait que sa messagerie. J’appelai Anne Lise de la galerie Artémis, qui ne l’avait pas vu non plus. Quand je pus me déplacer j’allai à l’atelier et le trouvai fermé. Je me rendis à la police : y avait-il eu un accident, une agression, un suicide ? Oui, il y avait eu, mais aucune victime ne correspondait au signalement d’Ulry. Les hôpitaux peut-être ? Toutes mes recherches s’avérèrent négatives.

 

Quelques jours passèrent, parfois baignés de larmes. Puis des policiers vinrent me voir. Ils faisaient une enquête sur la disparition d’Ulry. Nulle part on ne l’avait vu. Ils lancèrent un appel à témoin. On parla d’enlèvement. On parla de suicide. On fouilla les eaux du port. On apposa partout sa photo…

 

Il ne reviendra pas. Je sais qu’il ne reviendra pas.

Pourtant il est toujours près de moi. J’ai acheté cette sculpture qui lui ressemblait tant. Je sais qu’il l’habite. Il continue à me parler… depuis un ailleurs que je rejoindrai sans doute un jour.


103 Le ballet

 

« J’étais assis à côté d’elle, au deuxième rang, au centre, et nous attendions le lever de rideau.

Nous aimions tous les deux les spectacles de danse contemporaine, sans toutefois en voir suffisamment pour être connaisseurs. Notre plaisir était inégal. Quelquefois il fallait s’accrocher pour réprimer des bâillements et des endormissements. Ou bien nous étions déroutés par l’hermétisme ou l’indigence de la prestation, et attendions la fin avec impatience. Mais parfois c’était la jubilation.

Je me souviens d’une chorégraphie, extrapolée de la danse hip hop de nos banlieues, absolument époustouflante d’invention, bourrée d’énergie, de dynamisme et d’allégresse. Quand une importation des ghettos américains se fortifie, en France, des cultures arabes et latines, et qu’un chorégraphe comprend la richesse de ce mélange, ça donne quelque chose de fabuleux.

Allait-on, ce soir, subir ou se délecter ?

 

Les lumières s’éteignent progressivement. Le silence se fait. Le rideau s’ouvre dans le noir.

Des pas. Un danseur se positionne d’un côté, à peine visible. Puis un autre. Un troisième. Un quatrième… Dix garçons, dont on devine les silhouettes, occupent en silence le plateau.

Quelques sons se propagent dans l’obscurité.

Un petit faisceau de lumière éclaire faiblement un danseur. Il est vêtu d’un débardeur moulant noir, très court et d’un pantalon fluide gris. Il est nu pieds.

Il commence à s’animer, puis c’est au tour d’un deuxième, pareillement vêtu, d’un troisième, jusqu’à ce que tous ces jeunes hommes soient en mouvement et se lancent les uns vers les autres dans des croisements et des entrecroisements qui paraissent risquer à chaque instant de provoquer une collision. Puis ils se stabilisent en ligne au devant de la scène, alternativement de face et de dos, et dénudent leur torse avec virilité en transformant leur débardeur en cagoule. La lumière verticale découpe vigoureusement leurs élégantes musculatures qu’ils font jouer au rythme de la musique.

J’aime cette entrée pleine d’énergie masculine, à la sensorialité assez brutale.

Comme ils sont beaux ces garçons ! Ils ont vingt, vingt deux ans et rayonnent de jeunesse. C’est magnifique le corps d’un danseur : les muscles sont à fleur de peau et ont gardé toute l’élégance d’un développement harmonieux, la souplesse se lit dans chaque mouvement, la cambrure fait rebondir les fesses dont on perçoit la fermeté et l’agilité,…

 

Ces corps, maintenant, sont lancés dans l’arène avec une force maîtrisée. Ils passent de l’exaltation dans la fureur à la sensualité dans la douceur. De barbares, avec des assauts haletants, ils deviennent tendres et se résorbent en murmures, en caresses. Puis ils repartent dans une course effrénée, se livrent au désordre, à la colère, à la violence de brusques chutes ou de soulèvements désarticulés. Enfin s’accomplissent dans une gestuelle vibrante, chaude, pulsionnelle, érotique.

Oui. Erotique. Un érotisme incandescent dégagé par le corps sans le moindre geste évoquant l’amour.

Je suis médusé, et je tremble d’émotion et de désir quand, épuisés par l’intensité leurs imperceptibles efforts, ils s’affalent un instant sur le dos, avant de rebondir pour une nouvelle fulgurance du corps.

Je vois palpiter ces ventres qui battent au rythme d’une respiration assoiffée, et je rêve d’être danseur. Je suis danseur. Je suis sur cette scène. Je suis ce garçon que j’ai choisi parmi les dix. C’est de lui dont je me sens le plus proche. Peut-être qu’on est fait l’un pour l’autre. Il est là, tout prêt de moi, beau comme un dieu, et en même temps il est moi, celui que je voudrais être. Je suis moi et je suis lui. Je voudrais le caresser et je voudrais qu’il me caresse. Il y a longtemps que je n’ai pas eu un garçon dans mes bras. Mais si c’est lui que je câline, il ne peut pas être moi, et je ne peux pas non plus être lui. Je voudrais être ce garçon et en même temps je voudrais l’aimer et lui faire l’amour. Mon ardeur me rend fou, mon désir me consume, les flammes m’entourent, le feu me brûle,…

 

 ─ Tu transpires, Alex, et tu trembles. Tu ne te sens pas bien ? Me dit-elle.

 ─ Si, ça va. Donne-moi ta main. J’ai besoin de te sentir. J’ai besoin de m’ancrer en toi. »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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