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Confidences d'Alex
Confidences d'Alex
  • Chronique de la sexualité du jeune Alex. La sexualité ambigüe de son adolescence, ses inhibitions, ses interrogations, ses rêves, ses fantasmes, ses délires, ses aventures, ses expériences.
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8 janvier 2006

Episodes 001 à 083

058  Le bizutage

 

C’était une légère ombre qui avait un peu atténué l’immense joie, pimentée d’orgueil, de son succès au concours d’entrée de cette grande école renommée qui devait le préparer à réaliser son objectif de carrière dans l’ingénierie. Cette école avait, comme beaucoup d’autres, une tradition de bizutage qui donnait lieu à des débordements pouvant aller jusqu’aux mauvais traitements. On savait que l’administration feignait d’ignorer ces pratiques, pourtant illégales, et, comme l’autruche le fait dans le sable, s’enfonçait la tête dans sa paperasse. Aucune échappatoire, donc, à ces jeux barbares et d’un autre âge, sensés souder une mini communauté d’élite.

Etre humilié et souffrir ensemble créent des liens indissociables, paraît-il, qui humanisent le label techniciste de l’école. La cerise sur le gâteau en quelque sorte, disent ces brillants esprits en mal de sado-masochisme. Que ne ferait-on pas sous couvert de tradition ? Quels instincts de domination, quel appétit de vengeance, quel potentiel de perversité n’éveille-t-on pas au nom de certaines traditions.

 

Pendant les préparatifs de la rentrée, l’ombre du bizutage avait perdu de sa légèreté et pris une certaine densité dans les pensées d’Alex. Tout ce qu’il avait entendu raconter, tout ce qu’il avait lu à ce sujet lui revenait en mémoire et était de nature à alimenter des cauchemars, dont il était relativement coutumier. Pourtant il savait bien que les récits ou les écrits sur ce sujet étaient parfois de pures fictions, des fantasmes de frustrés en tous genres, des faux témoignages d’inhibés pathologiques, des projections de désirs et d’envies inavouables.

 

Il y avait cependant les grands classiques, comme le banal strip, souvent avec mise en scène, ambiance sonore et lumineuse. Pas question de bâcler l’effeuillage, il faut du professionnalisme, sinon une pluie de gages s’abat sur le maladroit. Les bonnes performances sont récompensées par des ovations délirantes. Et malheur à qui hésite ou rechigne à enlever son slip, il est hué et gratifié d’un petit nom ridicule qui lui restera définitivement. C’est, sans dérogation possible, complètement à poil qu’il faut terminer la séance de présentation aux anciens.

Ce passage obligé est une rude épreuve, et même une brimade, pour ceux et celles qui ne sont pas bien dans leur peau, ou qui ont honte de leur corps, soit parce qu’ils ont des complexes injustifiés, soit parce qu’ils ont effectivement des déficiences physiques. Il a au moins un avantage, c’est d’éviter les déceptions lors d’un déshabillage consenti, pour un accouplement intra muros.

 

Un autre exemple de soi-disant initiation : la course olympique. Comme dans les jeux panhelléniques qui se célébraient tous les quatre ans à Olympie, les coureurs sont entièrement nus. C’est un plaisir indescriptible de voir ces garçons, car l’épreuve est réservée aux mâles, comme dans la Grèce antique, positionnés tels des athlètes, sur la ligne de départ du stade. Tous ne sont pas des athlètes, tant s’en faut, mais tous ont cette appréhension de courir nus et d’offrir en spectacle leurs quéquettes et leurs balloches qui s’agitent dans tous les sens, sans même s’adapter au rythme des cuisses. Là non plus il n’est pas question de traînasser sous peine de sévices, tandis que le vainqueur est porté en triomphe par ses pairs, toujours dans la plus totale nudité, devant la tribune des anciens. Beau spectacle qui, avec un peu d’imagination, pourrait être une célébration du corps masculin.

 

Et que dire du jeu des trois couleurs ? Il se pratique en couple. Hétéro dans la majorité des cas, mais entre filles quand il manque des garçons, et entre garçons quand il manque des filles. Tous à poil, les uns sont peints en bleu, et les autres en jaune. Il s’agit, par des contacts, des frottements, des roulés, des glissements de peau, de faire apparaître le maximum de vert sur son corps. C’est très bandant pour tout le monde, mais cette manifestation naturelle est rigoureusement interdite chez les bizuths et sévèrement sanctionnée par des coups de cravache sur le membre incriminé. Seuls les anciens ont le droit de bander.

 

Alex en était là de ses cogitations initiatico-érotico-bizutiques quant il s’aperçut qu’il aurait, lui aussi, à contre-cœur sans doute à organiser, avec sa promo d’anciens, des séances du même genre. Que ferait-il s’il lui incombait d’inventer des scénaries de pseudo initiation ?

 

2° partie

 

Alex aime tout ce qui a trait à la connaissance. Plutôt que d’inutiles paillardises de potaches qui sont le lot de presque tous les bizutages, il imagine des situations où l’incontournable côté libidineux est le substrat d’un enrichissement culturel. Par le truchement de ces sempiternels épisodes de bizutage, il a l’idée de faire revivre de grands moments de la peinture et de la sculpture. Reconstituer des œuvres d’art vivantes. Voilà qui permet, grâce à un choix judicieux, de concilier les deux facettes apparemment incompatibles : licence et culture.

 

Il pense alors au tableau de Burne-Jones, un préraphaélite anglais de l’ère victorienne, « La roue de la Fortune », où l’on voit une énorme roue de bois à rayons, sur la circonférence de laquelle sont attachés de magnifiques jeunes hommes nus, au sexe à peine voilé par un fin ruban de tulle. La roue symbolique est actionnée par une gigantesque femme drapée dans… Non, non, ça ne va pas. Cette fille est hors d’échelle, impossible de trouver une géante, à moins d’aller sur une autre planète. Exit Burne-Jones et ses beaux éphèbes prisonniers du destin.

 

« Commençons par quelque chose de simple, se dit-il. Le « Saint Sébastien » de Guido Réni, dans le genre ténébrosi, fera très bien l’affaire. Il suffit d’une toute petite mise en scène : salle obscure, fond noir, violent clair obscur par un coup de projecteur sur le corps dénudé du martyre. Un prude drapé blanc vient, comme par négligence, occulter la partie la plus intime. Très bien pour un garçon timide et inhibé, mais si possible bien foutu.

 

Autre présentation solitaire : le fameux tableau d’Hippolyte Flandrin, « Jeune homme au bord de la mer » de 1837. Bien sûr la mer, il faudra l’imaginer, peut-être en écrivant MER sur le fond, à la manière de Magritte. Un simple tissu vert fera l’affaire pour poser les fesses du garçon, et une table servira de rocher. La posture méditative est en nu intégral, mais elle n’est pas du tout compromettante.

 

Autre exemple très simple à réaliser : la peinture de Pierre Subleyras, début XVIII°s, « Caron passant les ombres ». Ici, comme décor, un fond rougeoyant (une lampe rouge devrait suffire), et comme accessoire, une grande perche. Quatre personnages : trois sont emmitouflés dans des linceuls et accroupis (on peut prendre des filles effarouchées pour ce rôle), le quatrième est plus exposé, il est vu de dos certes, manoeuvrant la barque avec la grande perche, mais complètement nu. Il faut un beau mec pour cette pose particulièrement seyante. Avec un petit cul d’enfer ! »

 

3° partie

 

« Si l’on veut se limiter à deux personnages, choisir la peinture de Jean Léon Gérôme, peintre « pompier » de la première moitié du XIX°s, « Jeune grec faisant battre des coqs ». On peut se passer du décor, mais il faut absolument deux coqs, si possible belliqueux (il suffit de balancer quelque effluve de phéromones de jeunes poules pour les rendre agressifs). La nudité de profil du garçon est bien sage, d’autant plus qu’elle est encore atténuée par une descente du péplum entre les cuisses. La nudité de la fille est plus frontale, le voile transparent ne lui recouvrant que les flancs. La poitrine, cependant, est occultée par le bras. Pas gâtées, les femmes ! Dans la plupart des tableaux, elles paraissent enceintes avant même d’avoir perdu leur virginité. Quant au pubis épilé, ça doit être relativement facile à trouver.

 

Deux personnages encore dans la peinture du Pérugin, « Apollon et Marsyas » 1495. Est-ce que ce n’est pas mignon ça ? Le Marsias qui joue de la flûte au dieu de la Beauté, de la Lumière et des Arts ? Ce silène, après avoir inventé la flûte, a eu l’audace de défier Apollon dans un tournoi musical. Le pauvre en a péri écorché vif par celui-là même qu’il enchantait par ses mélodies. Ne dit-on pas, pourtant, que la musique adoucit les mœurs ?

On ne jouera pas cette scène gore. Sauf peut-être en faisant payer très cher l’entrée du spectacle !!!

Plutôt efféminé, le dieu de la beauté. Ce n’est pas un problème de nos jours, c’est un genre qui se rencontre assez couramment. Il faut aussi qu’il soit complètement imberbe, et avec un modèle réduit de zigounette. Il sera indispensable de faire une inspection détaillée avant la répartition des rôles !

 

Restons dans les scènes à deux personnages. Nous avons cette charmante peinture romantique de Girodet, « Le sommeil d’Endymion », 1793, dont le sujet est tiré de la mythologie grecque. C’est encore une histoire de beauté. Ce jeune berger obtint de Zeus de conserver sa beauté dans un sommeil éternel. Très androgyne le bel Endymion, et très aguicheur aussi. C’est une pose qui ne déparerait pas certains sites pas du tout innocents. Il y en a bien un dans la promo qui sera tenté par le rôle, et un autre qui saura convaincre son petit frère de venir figurer la belle anatomie de l’ange. »

 

4° partie

 

« Il est peut-être plus facile de réaliser une sculpture vivante : pas besoin de décor, ni la plupart du temps d’accessoire. Je pense à ce marbre très michelangelesque de Vincenzo Danti, « l’Honneur triomphant de la Trahison » 1550. En plus il donne une fameuse leçon de morale. Comment ne pas être enthousiasmé par le magnifique corps athlétique de ce garçon symbolisant l’honneur, et ne pas adhérer à son éthique ? Il faut un très beau mec pour jouer ce rôle, un mec qui ne craint pas de mettre en avant son beau jouet, parce que la fine lanière, qui ceinture les hanches de l’Honneur, ne fait que mettre en valeur les attributs de sa virilité.

 

La sculpture de Jean de Bologne, « L’enlèvement des sabines », nécessite trois personnages : deux garçons et une fille. Cet enchevêtrement mouvementé des trois corps est admirable, depuis le sabin, à terre, qui fait un geste d’effroi et de défense à la fois, enjambé par Romulus de dos, superbe architecture de muscles, élevant dans ses bras une sabine semblant implorer le ciel. Tous trois sont entièrement nus, parés des traces harmonieuses de coulures fuligineuses qui sont la marque du temps. »

 

5° partie

 

« Quelques scènes à multiples personnages seraient également bienvenues. Je propose de jouer la « Bataille d’hommes nus » d’Antonio Pollaiolo. Il me faut pour cela dix garçons à poil. Trois sont munis de poignards et quatre de sabres. Il y a aussi un arc et deux haches. Quelques boucliers, jetés sur le sol, ne pourront dissimuler aucune partie anatomique. Il conviendra de faire quelques répétitions pour que les poses de mouvement et la disposition dans l’espace soient bien assimilées.

 

Si l’on veut faire participer les filles il faut prendre un tableau de Delvaux, comme par exemple « L’aube sur la ville », de 1940. Le problème c’est un peu le décor, parce qu’on ne peut pas les faire se balader à poil dans la ville. Ce serait pourtant l’idéal, car les peintures de Delvaux mélangent le vêtu et le nu. A noter qu’il nous faut encore un épilé de partout pour le premier plan, mais d’une morphologie assez banale. Les filles ont droit à leur toison pubienne, et les draperies sont là pour faire joli, mais pas pour voiler quoi que ce soit.

 

Enfin, dans un désir de mettre en scène toute la promo, je suggère « Le radeau de la Méduse » de Géricault. Le décor de cette tragédie est assez commode à réaliser avec de la récup. On a du mouvement, de l’émotion, de la souffrance et de l’espoir, à profusion de la chair dénudée, du muscle, des poils et de la sueur. »

 

6° partie

 

  Comment salue-t-on son maître, petit bizuth ?

 

« Passe encore pour un salut réglementaire, petit con, mais ne t’imagine pas que je vais te lécher les pompes, et encore moins le reste. Parce qu’il me suffit de te regarder pour me sentir intégralement hétéro. T’as une tête bien faite, c’est sûr, mais seulement à l’intérieur. A l’extérieur, c’est plutôt la débâcle. Et t’as du oublier depuis longtemps que t’avais un corps. T’as vu dans quel état il est, ton corps ? Poitrine creuse, fesses plates, bras et jambes comme des asperges. Je suis sûr, sans même jeter un seul regard, que t’as une toute petite bistouquette. Tu l’as laissée s’endormir. Ça a besoin de travailler ces p’tite bêtes, pour s’épanouir. T’es un pur intello, toi. T’as négligé la chair, tu l’as méprisée. Maintenant elle se venge. Il suinte la tristesse et la mélancolie, ton corps. Et tu t’en rends compte. Et t’as honte de lui. Je le sais. Tu as même honte de son odeur, alors tu t’asperges d’eau de toilette « Kouros » d’Yves Saint-Laurent. Kouros ! Ça en dit long, ce choix, sur les fantasmes de jeunes athlètes olympiques que ta grosse tête génère.

 

Alors t’as dû en baver pour ton bizutage. Je sais qu’on ne fait pas de cadeaux aux rats de bibliothèques. C’était pas la joie de te montrer à poil à tout un cénacle de rigolards qui en ont rajouté un paquet, histoire d’en avoir pour leur content. T’as voulu faire un peu le fanfaron malgré la honte inscrite sur ta tronche. Mais ça n’a pas marché et ça t’est retombé sur la gueule, et t’en a chié plus que les autres. »

 

7° partie

 

« Maintenant, se dit Alex, que tu as un bizuth à te mettre sous la dent, tu vas te venger, comme font les faibles qui ont été humiliés. Tu vas prendre un plaisir sadique à m’en faire baver. Ton manque de sex-appeal, tu vas me le faire payer le plus cher possible. Je sais que dans ta grosse cervelle s’échafaudent des plans pour humilier et dégrader tout ce qui, chez moi, met en lumière tes carences physiques. Je me vois dans le miroir de tes yeux, attaché nu à ce poteau, les mains nouées derrière le dos. A ta merci. Je te devine très bien, toi, petit salaud, vêtu d’un uniforme nazi, tenant un fouet dans la main droite. Oseras-tu t’en servir ? Oseras-tu meurtrir cette chair qui te nargue ? Oseras-tu libérer tes pulsions négatives et devenir le Mister Hyde de ta promo ? Monstre de laideur et de cruauté, capable d’être en même temps plein d’amour et de tendresse pour sa maman, et plein de compassion pour les pauvres sans emploi. Le roman de Stevenson n’est pas si fantastique que ça, en définitive.

 

Je vois dans ton regard que tu imagines d’autres saynètes, où tu es le bourreau et moi la victime. Tu puises ton inspiration dans l’univers sado-maso. Là, tu as une longueur d’avance sur moi. J’ignore presque tout des pratiques de cette sexualité déviante. Je suis donc incapable de décrire les situations dans lesquelles nous plongent les inventions sataniques qui naissent des interconnections endocrines de tes neurones psychopathes. Tout au plus peux-tu m’apparaître bardé de lanières de cuir noir, entrecroisées tout le long de ta frêle carcasse, et entièrement cagoulé, tandis que je suis livré nu, attaché jambes écartées et bras levés, à tes pratiques érotico-sadiques. C’est probablement le seul moyen que tu aies trouvé pour te faire jouir.

 

Je ne sais pas si tu lis dans mon regard comme je lis dans le tien.

Ce qu’il y a dans mes yeux, c’est une tranquille détermination à faire les gestes dont j’assume à priori toutes les conséquences.

Si jamais tu t’avisais à franchir les limites que, moi, j’ai fixées à cette mascarade, je te fracasse la gueule. »


059 L’accident

 

 Il se réveille et perçoit tout de suite une situation inhabituelle. Il n’est pas dans sa chambre. Les couleurs jaune et blanc, la lumière crue, la grande fenêtre sans rideaux…Non, il n’est pas dans sa chambre. Pourtant il est allongé sur un lit. Il veut soulever la tête pour faire davantage connaissance avec cet environnement inattendu. Aïe ! Une forte douleur la lui fait reposer instantanément. S’aider du bras droit peut-être ? Impossible ! Scotché le poignet. Tourner un peu la tête ? Aïe ! Mais il a compris ! Il voit ce bras droit relié à un tuyau descendant d’un bocal : une perfusion ! Pourquoi une perfusion ? Que lui arrive-t-il ? Tester le bras gauche : oui, il est libre. Alors doucement il approche les doigts de son visage. Aïe ! L’épaule droite, encore ! Il se tâte les cheveux, le visage…rien d’anormal. Le cou, un peu douloureux à droite. Il glisse sa main sous le drap, se tâte la poitrine, l’estomac, le ventre. Le ventre ! Mais il est entièrement nu ! Qui donc l’a déshabillé à son insu ? Contre son gré ? Lui a enlevé son tee-shirt, ses baskets, ses chaussettes, son jean…Qui lui a enlevé son slip ??

 Manifestement il est dans une chambre d’hôpital ou de clinique. Mais que se passe-t-il donc ? Il ne se souvient de rien ! On est le matin ? L’après midi ? Et quel jour est-on ? Il se souvient de lundi, il peut lister tout ce qu’il a fait, mais ensuite plus rien. C’est angoissant. Il stresse au maximum, Alex !

 Quelqu’un entre…

 

  Ah, vous êtes réveillé !

 

 Il voit se pencher au dessus de lui un visage à demi souriant, celui d’une femme d’une quarantaine d’années, les cheveux emprisonnés dans une coiffe blanche…Une infirmière.

 

  Est-ce que vous avez mal ?

  Qu’est-ce qui m’est arrivé ?

  Oh, vous nous avez fait une de ces peurs ! Vous ne vous souvenez  pas ?

  Non, dites… Dites.

  Vous avez eu un accident de moto. Les pompiers vous ont amené ici  en vous donnant les premiers soins. On craignait des fractures et peut- être des hémorragies internes. On vous a fait des radios partout. Vous  avez eu de la chance : un gros hématome à l’épaule droite, et deux  orteils cassés et déchirés qu’on vous a recousus sous anesthésie.

 

 Alex est soulagé de se retrouver en bonne santé. Sa belle moto ? Elle sera réparée. Un peu de patience et il sera de nouveau apte à tous les mouvements. Puis, un peu plus tard, il pourra reprendre tous ses sports favoris. C’est bien sûr ce soulagement qui domine mais il est quand même un peu préoccupé :

 « Il m’ont fait des radios partout. Ça veut dire qu’ils m’ont promené et manipulé complètement à poil sans que j’en sois conscient…Pendant combien de temps ? Combien de personnes m’ont tripoté pour me mettre dans les bonnes positions ? Est-ce qu’on bande quand on est inconscient ? »

 « Et ces pompiers qui m’ont secouru, m’ont-ils, sur le lieu de l’accident, foutu à poil devant tout le monde ? Parce que je sais bien comment ça se passe : dès qu’il y a un accident il se forme un attroupement de gens venus d’on ne sait où et qui s’accumulent, se bousculent pour mieux voir ─  c’est quand même mieux quand il y a du sang ! ─ et font des réflexions et des commentaires aussi bruyants que déplacés. Cette bande de voyeurs se gave du spectacle du malheur des autres ! Alors vous pensez : un jeune mec qu’on déshabille ! Va-t-on lui enlever le slip ? Ouiiii, on lui enlève le slip ! Il est là, étendu à poil, presque à portée de main. Beau petit jeune homme, bien fait et bien équipé. Pourvu que ça ne soit pas grave ! Ce serait dommage qu’il soit abîmé ! »

 

  Je vais vous prendre la température, dit l’infirmière.

 

 « Et ça continue ! » pense Alex revenant au présent. « Elle va enlever le drap et je vais être à nouveau livré nu aux regards. Elle va s’approcher de mes cuisses, me demander d’écarter les jambes peut-être, et pourquoi pas de soulever un peu mes fesses pour qu’elle puisse m’enfoncer son thermomètre dans le cul. Et puis attendre…Peut-être même ne remettra-t-elle pas le drap en place pendant l’attente. Elle s’en fout de ma pudeur. Elle s’en fout que je sois à poil devant elle. Ou peut-être que ça ne lui déplaît pas. Ça la change de toutes ces peaux plissées ou adipeuses, flasque et tremblotantes. Ce n’est pas si souvent qu’on a sous la main professionnelle un jeune corps en presque parfait état, ferme, musclé, bien membré ! »

 

  Ne bougez pas, je vous prends la température dans l’oreille.

 

 Soulagé Alex…et en même temps un peu déçu.


060 Etretat

 

 ─ J’aime quand tu te colles à moi sur ce scooter, que tu m’enserres la taille.

 ─ Moi aussi, j’aime bien.

 

C’est un peu mou comme réponse. D’ailleurs la plupart du temps elle ne se colle pas à moi, et ne m’enserre pas du tout la taille. Elle s’agrippe à la poignée de selle, et pense à quoi ? À qui ? Pas à moi en tout cas.

Qu’est-ce qui m’a pris de l’inviter, cette vague cousine, à passer quelques jours avec moi sur la côte d’opale, à Etretat ?

Etretat, j’y étais déjà venu avec mes parents. Le site est magnifique. La mer bouge beaucoup, a des couleurs d’une variété infinie, allant du vert sombre au bleu intense, en passant par toute une gamme de gris argentés, du plus lumineux au plus ténébreux. Les flux de marée exhalent une odeur d’algues qui emplit les poumons d’espace et d’aventure. Il faut aimer le vent et les nuages, et ne pas craindre l’eau fraîche pour la baignade. Par gros temps : quelle allure !

 

Quand j’ai fait la connaissance de Sonia, lors d’une réunion de famille,  ça a été le coup de foudre à la con. Elle était jolie, elle avait un style, elle n’était pas farouche. Elle aimait les longues marches dans la campagne, s’intéressait aux fleurs, aux oiseaux, aux insectes. Elle s’intéressait aussi à moi. Je l’avais embrassée. Puis je m’étais glissé dans sa chambre, et elle m’avait accueilli.

Je voulais la revoir. Aussi lui avais-je proposé de venir passer quelques jours avec moi à la campagne. Pas n’importe quelle campagne. La campagne tranchée net par ces hautes falaises de craie plongeant dans une mer puissante et souvent écumante. Dans cette bourgade d’Etretat nichée au creux d’une large faille dans les parois abruptes.

Elle avait accepté avec un évident plaisir, et nous devions nous retrouver au Havre.

 

 ─ Tu ne trouves pas que nous nous amuserions davantage si nous étions un petit groupe ? J’en ai parlé à Robin et à Kévin, ils sont libres et seraient d’accord pour venir.

 ─ Si tu as peur de t’ennuyer avec moi, laisse tomber, et vas avec tes copains. Si je comprends bien, tu ne peux pas te passer d’eux.

 ─ T’es bête. C’était une proposition comme ça. Ils sont juste des copains. Si tu préfères, on part seulement nous deux.

 

J’imaginais qu’elle aurait bien aimé transporter sa petite cour au bord de la mer. Trois garçons qu’elle aurait aguiché l’un après l’autre pour en faire des rivaux, jouir d’être courtisée, et rire de leur jalousie. Ou alors souhaitait-elle des jeux amoureux plus collectifs, voire multiformes. Bref, j’avais un doute quant à la sincérité et à la fidélité de Sonia. Mais l’invitation était faîte, et j’étais sous le charme.

 

Les deux premiers jours furent merveilleux, en tout cas je les perçus comme tels. Nous faisions de grandes marches au bord des falaises, tantôt vers l’amont, tantôt vers l’aval, et découvrions des points de vue grandioses, une flore abondante et d’adorables petits lapins de garenne qui se précipitaient dans les fourrés à notre approche. Nous faisions aussi de petites virées dans la campagne environnante sur le scooter de location. Sans oublier les bains de mer, toujours assez brefs étant donné la fraîcheur de l’eau, et les dégustations de fruits de mer. Sans oublier, bien évidemment, les fréquentes retrouvailles de nos jeunes corps ardents.

 

C’est à l’aube du troisième jour que les choses se gâtèrent.

 

2° partie

 

Elle avait commencé par manifester de l’indifférence à mon entreprise de volupté matinale. Puis elle avait à peine dissimulé une humeur chagrine au buffet du petit déjeuner.

Je me dis qu’elle commençait à s’ennuyer avec moi et je multipliai les propositions d’activité et les propos susceptibles de la distraire.

Mais je me dis aussi que cette fille était habituée à avoir son petit cénacle de courtisans, et qu’un seul garçon lui devenait vite insuffisant.

C’est à ce moment de mes réflexions qu’arriva, chargé d’un plateau de charcuteries, ce jeune et très beau serveur qui était en charge de notre table depuis le début du séjour.

Je notai aussitôt le changement d’attitude de Sonia. Son visage s’était éclairé d’un sourire lumineux et ses yeux étaient devenus tout à coup plus brillants et plus sombres. En même temps, son corps exsudait un trop plein de sensualité.

Je surpris le regard qu’ils échangèrent. Celui du garçon était irrésistible. Il me rappelait un jeune grec magnifique que j’avais eu tout loisir d’observer et qui, comme lui, avait des yeux très noirs, bien protégés par l’avancée des sourcils. Tous deux connaissaient la puissance séductrice de leurs regards.

Je compris que l’objet des attentions de Sonia n’était plus du tout moi, mais lui.

« Tu es puni, me dis-je, pour t’être entiché de cette fille aguicheuse et volage, qui remplit son tableau de chasse, et te jette comme un kleenex après usage. C’est bien fait pour toi. Ça te servira de leçon.

Oui, mais tu vas être ridicule. Tu n’aimes pas ça du tout. Tu vas être cocu, même s’il n’y a pas passage à l’acte. D’ailleurs tu es déjà cocu, rien que par ces regards croisés. Alors, à toi de jouer. Il faut retourner cette situation à ton avantage.

Sonia, tu fais une croix dessus. Le charme est rompu. Tu sais maintenant dans les pattes de quelle nana tu t’es fourré. Alors la perdre, tu t’en fous. C’est bien compris ? Tu t’en fous. Mais tu ne te laisses pas jeter. Tu reprends l’initiative et tu la pièges à son propre jeu.

Ce beau mec au profil grec et aux yeux envoûteurs, il te plaît ? Oui, oui, oui. Alors c’est parti. »

 

 ─ Sonia, je ne sais pas comment te dire ça, mais il me semble que depuis le début tu t’intéresses à ce serveur qui s’occupe particulièrement bien de nous, il est vrai.

 ─ Je le trouve beau garçon, mais c’est tout. Est-ce que tu ne ferais pas une petite crise de jalousie ?

 

« C’est qu’elle est hypocrite, en plus ! »

 

 ─ Non, au contraire. Il me paraît très sympa. J’aimerais bien faire sa connaissance.

 ─ Tu plaisantes, ou quoi ?

 ─ Non, je t’assure. On pourrait lui demander de nous parler de sa région, de la vie à Etretat, comment on s’y amuse, s’il y a des boites sympas,…

 ─ Vas-y toi. Je ne veux pas donner l’impression de le draguer.

 ─ OK, dès que l’occasion se présente, je l’aborde.

 

3° partie

 

« C’est vrai qu’il a un charme fou, ce serveur, se dit Alex. Il n’a pas seulement une belle gueule, il est super bien foutu. Ça vaudrait vraiment le coup de découvrir ce qu’il y a sous cette chemise blanche toujours impeccable et sous ce pantalon noir qui lui estompe les fesses.

Il est très certainement hétéro. Alors, moi, je n’ai aucune chance. Mais Sonia va me servir d’appât. »

 

 ─ Il s’appelle Michaël, dit-il à Sonia, Mico pour les proches, et demain c’est son jour de congé. Il n’a rien prévu d’autre que se reposer, parce que son boulot est crevant. Il serait ravi de passer un moment avec nous. Il propose, si la météo est favorable, de faire une virée en catamaran. On peut louer des catas sur la plage. On se retrouve là-bas à midi, parce qu’il a besoin de dormir un peu le matin.

 ─ Oui, le cata, c’est une super idée.

 ─ Il a dit de bien se couvrir, parce que en mer il ne fait pas chaud.

 ─ Ça doit être géant les falaises depuis la mer. Je suis ravie.

 

Nous l’avons vu arriver de loin, superbe dans son pull marin rayé et son jean bermuda. J’étais heureux de pouvoir l’approcher amicalement. Sonia était rayonnante.

 

La sortie en mer fut assez sportive. Par deux fois le cata atteignit les limites de sa stabilité, nous laissant des sensations de vertige et une certaine inquiétude. Mais Mico était un très fin barreur. Il enroula la vague déstabilisatrice pour remettre le cata presque à plat. Le retour au portant fut plus tranquille, et nous pûmes bavarder et même raconter quelques blagues qui achevèrent de rendre inoubliable cette petite virée en Manche.

 

 ─ Je connais un petit resto très sympa avec de la bonne musique, nous dit Nico.

─ Oui, fais-nous découvrir les bons coins de ta région.

─ Après, si vous voulez, on peut aller en boîte. Mais il n’y a aucune ambiance avant minuit.

 

Le dîner fut joyeux. Les manifestations de séduction entre Sonia et Mico restèrent suffisamment discrètes pour maintenir entre nous trois un climat de franche sympathie. J’eus même l’impression que Mico se prenait d’amitié pour moi et qu’il n’aurait rien tenté avec Sonia qui pût m’indisposer. Ce garçon avait donc acquis, en plus de mon enthousiasme pour son physique, les faveurs de mon estime.

 

Vers 22 heures nous regagnâmes notre hôtel et j’invitai Mico à venir faire un petit honneur aux digestifs que j’avais repérés dans le bar de notre chambre, avant de nous rendre au night-club. »

 

4° partie

 

« Je me demandais comment j’allais enclencher la suite que j’avais envisagée.

J’y avais réfléchi, et j’avais vite abandonné l’idée de proposer un strip poker, pas du tout circonstancié. L’idée m’était alors venue d’une séance d’initiation au judo, dont je connaissais quelques rudiments. Je me disais que les prises nous auraient inévitablement amenés à nous enlacer tous les trois.

Mais je n’eus pas à me poser longtemps la question.

 

Nous nous étions tout naturellement assis sur le grand lit, et la fatigue et la digestion aidant, je donnai le mauvais exemple en m’allongeant en travers du lit. Je fus bientôt imité par Sonia, et Mico fit comme nous. C‘est alors que les mains commencèrent à être baladeuses.

 

 ─ Nous sommes couverts du sel des embruns, dis-je, nous devrions prendre une douche.

 ─ Oh oui, j’en meure d’envie, approuva Sonia.

 ─ Allez, viens, Mico, on va se marrer.

 

Déjà j’étais torse nu, et Sonia commençait à se déshabiller. Mico ne pouvait pas se dégonfler. Il entreprit de suivre le mouvement.

Déjà je sentais monter une formidable érection, et j’avais hâte de le voir à poil. Je ne fus pas déçu. Nu, il était encore plus beau qu’habillé. Il avait une belle verge sombre, de gros testicules bien ronds, et un grand triangle de poils très noirs et très denses, qui se prolongeait par une fine arête velue, jusqu’au nombril. La cambrure et le rebond des fesses étaient dignes des plus beaux kouros, et les cuisses, généreuses dans la musculature, gardaient une svelte élégance. Il se mit également à bander quand il enjamba la baignoire et que son corps entra en contact avec les nôtres.

La séance de savonnage dépassa en érotisme tout ce que j’avais imaginé. Les six mains parcourant avec avidité ces corps fermes nous portaient au comble de l’excitation. On ne savait d’ailleurs plus qui savonnait, ou caressait qui. Mon plaisir était si intense que je craignis de ne pouvoir contrôler l’arrivée des spasmes et l’éjaculation prématurée. Le jet d’eau ralentit un peu la tension du désir, et nous n’eûmes plus qu’une seule envie, celle de nous retrouver sur les draps.

Alors nous commençâmes à nous prodiguer les caresses les plus excitantes. Je me délectai d’étreindre tantôt Sonia, tantôt Mico. A aucun moment ce dernier ne rejeta mes ardeurs. Il semblait découvrir des facettes inconnues de l’amour qui manifestement décuplaient son plaisir. Aussi trouvai-je matière à m’enhardir, et je lui demandai beaucoup, quitte à laisser sur la touche l’objet de mon premier émoi. Sonia compris qu’elle s’était fait piéger, mais fit néanmoins bonne figure pour ne pas perdre la face, si l’on peut employer ces expressions en la circonstance ! Dès lors je savais que notre rupture était consommée, mais que je n’étais pas l’éconduit, le perdant, le vaincu.

Au jusant nous nous quittâmes, sans espoir de voir revenir le flux.

 

C’était la première fois que je participais à une séance d’amour à trois et j’en garde un souvenir impérissable,… et un peu nostalgique. »


061 Le rêve bleu

 

Il venait de parcourir au moins un mile nautique à la nage dans cette eau si douce qui lui renvoyait les éclats du soleil. De temps en temps, pour reprendre son souffle, il se laissait bercer par les petites vagues régulières et flottait avec délice dans cette immensité bleue. Il savourait particulièrement ces instants toujours trop éphémères pour qui habite loin de la mer.

Le voilier était à la panne et dérivait tout doucement sous la poussée des vagues et d’un petit souffle de brise qui avait du mal à calmer les ardeurs du soleil. Au dessus, le ciel. Tout bleu. Autour, la mer. A perte de vue. Au dessous, le mystère des profondeurs, une vie secrète et inaccessible, un monde de ténèbres et de silence, pas effrayant, mais tellement étranger. Quelles richesses dissimulées ou mythiques dans ces abysses !

En quelques brasses il atteignit la jupe arrière du voilier et escalada le balcon. Tout l’équipage était à moitié endormi, dans la torpeur de cet après-midi de canicule, à l’exception de l’équipier de quart, chargé de surveiller le nageur et l’immobilité relative du sloop. Il échangea quelques mots avec lui, l’aida à repositionner les voiles pour la bonne propulsion du bateau, et alla s’installer à l’avant sur le pont à l’ombre du génois, où il s’endormit aussitôt.

 

Curieusement, son inconscient reprit le fil de son vécu immédiat, mais, toutefois, le lieu et l’époque avaient totalement changé. Il était dans le natatio (la piscine) de magnifiques thermes romains aux sols recouverts de mosaïques décoratives multicolores, aux murs et aux colonnes de marbre rose veiné d’ocre jaune.

En arrivant, il avait commencé par une bonne séance d’exercices physiques dans la vaste palestre à ciel ouvert. Puis il avait immergé ce corps transpirant dans le bain chaud pour bien dilater les pores de la peau. Après il s’était fait enduire la peau avec cette huile parfumée qu’il aimait bien et le vieil esclave s’était appliqué à lui faire un gommage de peau en lui passant partout le strigile. Après cela il s’était plongé dans le bain froid, le frigidarium, pour raffermir et tonifier sa musculature. Non, aujourd’hui il ne s’était pas fait faire une épilation, car il avait les jambes et les cuisses encore bien lisses, comme il se doit. Et puis il trouvait la séance assez désagréable, alors, il avait tendance à remettre à plus tard. Il ne s’était pas non plus fait faire un massage, mais pour une tout autre raison. La dernière fois qu’il était allé se faire masser par ce jeune esclave pourvu de tous les atouts de la séduction masculine, et très demandé d’ailleurs, sans aucun doute pour cette raison plus que pour la qualité de ses manipulations, la dernière fois, donc, il avait eu une impériale érection. Dissimulée dans les plis de sa serviette, elle n’avait sans doute échappée à personne, et surtout pas au masseur qui avait poursuivi son travail avec l’impassibilité due à son rang. Il avait été obligé ensuite de rester assis un long moment avec sa serviette entre les jambes, à discuter avec l’un et avec l’autre, jusqu’au repos quasi complet de l’espiègle, indiscipliné, incontrôlable et néanmoins honorable appendice.

C’est alors qu’il s’était dirigé vers la piscine, sa serviette maintenue autour des reins comme le voulait l’usage. Mais c’est nu qu’on plongeait dans l’eau froide du bassin de natation. Il était monté sur l’un des blocs de marbre servant de plongeoir. Au moment où il allait s’élancer, il avait été interpellé par un jeune homme très blond, au corps athlétique, qui était debout sur le starting-block à droite du sien.

 

 ─ Tu fais la course avec moi ?

 ─ Oui, si tu veux. On se connaît ?

 ─ Non. Mais faisons connaissance. Je m’appelle Diomède.

Celui qui perd invite l’autre ce soir.

 ─ C’est d’accord. Je m’appelle Alex.

 

Alex nageait bien. Le challenge lui coûtait peu, bien qu’il ne connût pas le potentiel de son concurrent. Ce qui le préoccupait un peu plus, c’était cette éventuelle invitation par ce citoyen à une soirée dont il se demandait si elle ne serait pas du genre Prêt-à-Baiser, réjouissance collective qui se pratiquait assez couramment et qui relevait d’avantage de la consommation de sexe que de rapports humains auxquels il accordait la priorité. Mais le garçon était beau et bien fait, avec des proportions anatomiques dignes de celles des kouros grecs.

 

Au signal ils plongèrent tous les deux, dans un déploiement d’éclaboussures étincelantes sous la lumière des grandes torchères de bronze.

 

2° partie

 

Bizarrement, mais il eût été plus étrange encore que le rêve se déroulât selon la logique de l’état de conscience, bizarrement donc, il perdit en plongeant à la fois le rival à battre à la nage et toutes les personnes qui fréquentaient ce lieu. Il nageait sous l’eau sans aucun effort et sans avoir à reprendre sa respiration. Jamais il n’avait pu réaliser ce rêve d’une longue nage en apnée, et cette performance imprévisible le portait à une hallucinante euphorie.

Dans son parcours il commença à croiser des corps de nageurs qui passaient au dessus de lui, en surface. C’étaient des garçons que la nature avait généreusement pourvus de tous les attraits de la masculinité. Il n’y avait rien d’extraordinaire à ce qu’ils fussent complètement nus puisque c’était la tenue réglementaire pour s’introduire dans le bassin. Ce qui le surprit fut de voir apparaître des nageuses, également dans le plus simple appareil, superbement souples et gracieuses, avec de petits seins parfaitement dessinés, un ventre s’incurvant avec délicatesse vers un petit pubis adorable, et de longues cuisses légèrement musclées qui battaient l’eau d’un mouvement alternatif plein de charme. Sa surprise venait de la présence de ces filles, au milieu des garçons, car habituellement les bains n’étaient pas mixtes. Il se souvenait même que c’était l’empereur Hadrien qui avait imposé aux hommes et aux femmes des heures séparées d’accès aux thermes.

Pourquoi se rappelait-il à cet instant ce détail historique ? C’est qu’il avait été frappé par la passion brûlante, dévorante, d’Hadrien pour le jeune Antinoüs. Délaissant sa sublime épouse Sabine, il vouait à ce garçon, qui était une représentation vivante de la beauté idéale, un amour, une dévotion, un culte qui ne firent que grandir, bien que désincarnés, quand Antinoüs se noya dans le Nil, dans des circonstances demeurées mystérieuses. Là où son amant perdit la vie, il fit construire la ville d’Antinoupolis pour abriter sa mémoire.

Quelle ne fut pas la stupéfaction d’Alex quand il remarqua que ces beaux corps de garçons qui flottaient au dessus de lui n’étaient autres que des Antinoüs revenus hanter ces lieux et retrouver les extases des amours d’antan.

Il perçut clairement les ondes émises par les nageurs et comprit leur appel et leur attente. Il étendit les bras et aussitôt un corps viril vint faire glisser voluptueusement ses flancs et ses cuisses entre ses mains tendues. Puis un autre vint chercher le contact caressant des paumes et des doigts. Puis un troisième, tout aussi avide de sensualité. Il fut suivi immédiatement par un magnifique corps de femme qui vint onduler entre ces bras accueillants. Une autre forme féminine se présenta et redoubla d’effleurements et de frottements sensuels. Ensuite ce fut un corps mâle, et une sorte de ballet aquatique se mit en place, quêtant de plus en plus le plaisir érotique.

Au passage des garçons, Alex percevait la tension et le frémissement des muscles, le vibrato de tous les sens en éveil, et il prenait la mesure du baromètre masculin du désir.

Quant aux filles, il sentait leurs petits seins se durcir et leurs tétons s’ériger, leur ventre palpiter et leurs reins se cambrer, leurs cuisses s’épanouir, prête à l’accueil de la délicieuse pluie d’or.

Qui étaient donc ces filles qui venaient s’immiscer dans les amours masculines d’Antinoüs ? Des courtisanes ? Mais l’empereur n’a que faire des courtisanes ! Non, c’est son épouse Sabine qui fait une ultime tentative de charme pour détourner Antinoüs de ses goûts sexuels particuliers.

Elle est belle Sabine, elle a un corps souple et sensuel, elle a besoin d’amour. Comment un homme, fût-il empereur, peut-il négliger une pareille merveille ? C’est ce qu’Alex ne comprendra jamais, lui qui aime l’un et l’autre sexe. Il se sent tout prêt à réparer l’injustice qui est faite à Sabine. Il est sous le charme. Il est éperdu de désir. Oui, à son prochain passage il refermera les bras, l’entourera de toute la tendresse dont il est capable, l’entraînera avec lui et possédera là, au fond de la piscine, cette merveille de grâce et de volupté.

 

Partie 3

 

Hélas elle ne revint pas !

Comment ces garçons et ces filles, vivants fantômes sortis des arcanes de l’histoire, ô combien séduisants et désirables, venus faire de lui le témoin accueillant et caressant de leurs tumultueux amours ou de leur manque d’amour ; comment cette chair enivrante au parfum de volupté, prête à succomber à la fusion sexuelle réparatrice des errances impériales, se métamorphosa-t-elle en dauphins ?

Alex ne se posa même pas la question, comme si la mutation était toute naturelle. La piscine romaine avait elle aussi disparu, avantageusement remplacée par l’immensité bleue de la Méditerranée.

Alex nageait à nouveau, petit être livré à cet infini aquatique.

Il était déçu de n’avoir joué qu’un rôle d’entremetteur dans la scène précédente, alors que la beauté et la sensualité des jeunes acteurs avaient déclenché en lui un émoi dont il ne maîtrisait plus les manifestations. Mais il était heureux de partir vers une nouvelle aventure.

 

Il nageait vers cette ligne d’horizon qui l’entourait et qui était la limite à franchir pour entrer dans le monde merveilleux de tous les possibles.

Il nageait et les dauphins l’accompagnaient et l’encourageaient de leur souple, gracieux et ondulant ballet. Souvent l’un d’eux venait se frotter délicatement contre son flanc. Le contact de cette peau lisse et froide, totalement inconnue et surprenante, mais amicale, douce, presque chaleureuse, lui procurait une grande sérénité, un grand confort intérieur.

Les miles se succédaient sans qu’il ne sentît aucune fatigue.

Il nageait, nageait droit devant lui…

 

A un moment les dauphins, qui l’accompagnaient toujours et lui prodiguaient des signes d’affection, infléchirent sa trajectoire d’une vingtaine de degrés Nord. Alex prit avec confiance cette direction indiquée par ses nouveaux amis. Aussi fut-il étonné de les voir disparaître l’un après l’autre, après être venus lui faire une dernière, tendre et touchante caresse. Après un bref instant où il se sentit seul et abandonné, il eut la surprise de voir apparaître à côté de lui, nageant au même rythme que lui, une superbe créature féminine à la longue chevelure blonde étincelant comme un sillage d’or. L’ovale de son visage était parfait et les éclats de ses yeux émeraude racontaient tous les mystères des grands fonds. Ses lèvres pulpeuses, au dessin délicat, semblaient n’être vouées qu’aux baisers. Les sons de sa voix composaient une mélodie sublime et envoûtante, d’une présence, d’une douceur et d’une richesse harmonique époustouflantes. Jamais il n’avait entendu, chez les plus grandes divas interprétant les plus beaux opéras, des tessitures aussi fines et subtiles. De son corps il ne voyait que les épaules et les bras, mais à leur élégance et à l’harmonie de leurs courbes, il pouvait deviner la perfection du buste, et sans doute du corps tout entier de cette naïade.

Elle lui sourit et il lut dans ce sourire une invitation à la prendre dans ses bras, à s’unir à elle dans une sphère d’amour où la vie s’écoule indéfiniment dans le bonheur et dans d’inépuisables voluptés.

Fasciné par cette créature de rêve, il était sur le point de céder à l’irrésistible et merveilleuse attirance quand il sentit une présence près de son flanc gauche.

 

4° partie

 

Il eut du mal à détacher son regard de l’ondine tant il était hypnotisé par sa grâce infinie et son irréelle beauté. Cependant, la présence encore mystérieuse de l’autre côté était de plus en plus insistante. Il tourna la tête et fut saisi d’un autre émerveillement. Autant il avait été ébloui par la chevelure aurifère et le teint de pêche de la nageuse de droite, autant fut-il subjugué par l’intensité et la brillance du noir des cheveux courts du nageur de gauche, ainsi que par la magnifique couleur ambrée de sa peau. Le visage, aux traits réguliers et harmonieux mais assez typés, avait les pommettes haut perchées bridant légèrement des yeux de velours dont les pupilles, d’un noir de jais, lançaient en permanence des gerbes d’étoiles. Les joues rigoureusement plates s’achevaient sur une mâchoire discrètement anguleuse. Les lèvres étaient aussi sensuelles que celles de la fille. La nuque et les épaules donnaient une impression de puissance contenue, de maîtrise de soi, de force protectrice aussi. La musculature parfaitement proportionnée était vivante et mobile sous la belle élasticité de la peau. Les parties émergées laissaient deviner un corps d’une remarquable plasticité, faisant de l’ombre aux plus belles réalisations des meilleurs sculpteurs grecs.

Le jeune homme lui sourit, et il lut dans ce sourire une invitation à venir vers lui, et à vivre avec lui d’inépuisables joutes viriles se déclinant en empoignades et enchevêtrements amoureux.

Il ne pouvait résister à cet appel où il s’abîmerait dans les délices de la masculinité, en parfaite osmose avec sa propre nature de mâle.

Mais il ne pouvait résister non plus aux  effluves féminins, au désir de parcourir les moelleux vallonnements et de pénétrer dans l’inconnu d’une fusion totale des complémentarités.

Il fallait choisir et ce n’était pas le choix cornélien de l’honneur et de la bravoure, mais le choix qui impliquait les tréfonds de sa nature. Elle ne s’était jamais déterminée à prendre parti pour un sexe ou pour l’autre. Il lui semblait que choisir l’un, c’était se priver de l’autre, et le perdre. Il ne voulait perdre ni l’un ni l’autre. Il trouvait plus épanouissant de pouvoir investir les deux terrains, celui de la féminité, et celui de la masculinité. Il ne se sentait pas du tout dans un marécage entre deux blocs aux limites définies une fois pour toutes. Il était un mâle fier de sa virilité, qui avait la chance de pouvoir aimer un garçon comme une fille.

Alors il étendit les bras et s’empara d’une douce main de droite et d’une ferme main de gauche… et le miracle se produisit. Il se sentit entraîné dans le clapot à une vitesse qu’il n’avait encore jamais atteinte à la nage. Il ne faisait plus aucun mouvement. La puissante propulsion de ses partenaires bouleversait tous les critères rationnels de la natation. Où l’emmenaient-ils ainsi ? Dans quel paradis inconnu des hommes ? Dans quel jardin des délices où les fontaines sont de jouvence , les fleurs aphrodisiaques, les fruits enivrants, les corps pleins de sucs et les cœurs pleins d’amour ?

 

5° partie

 

Les fonds marins en dessous de lui, qui avaient jusqu’alors la couleur des profondeurs insondables, commencèrent à s’éclaircir. L’eau prit une teinte bleu outremer, puis bleu de cobalt, avant de devenir bleu turquoise.

L’eau était d’une limpidité cristalline. Elle se troubla jusqu’à devenir opaque quand ils atteignirent le haut fond de sable blanc. Les cristaux de roche soulevés par leur atterrissage jouaient une symphonie de lumineuse avec les rayons de soleil. Des myriades de petites étoiles argentées scintillaient tout autour d’eux.

Alex eut à peine le temps de goûter à la magie du spectacle. Une dégustation bien plus alléchante l’attendait sous forme de deux magnifiques bustes émergeant de la surface de l’eau.

Bien que médusé et un peu intimidé, il prit l’initiative de poser doucement une main sur le sein de la fille, geste affectueux, caressant et tissu de sensualité, et l’autre main sur l’épaule du garçon, geste de virile tendresse pétri d’implicites désirs.

Alors il vit les délicieux fruits venir rejoindre sa poitrine. Il frémit quand une soie veloutée se posa sur ses lèvres, et que deux petits tétons dressés se frottèrent contre sa peau, cependant que son dos accueillait un vigoureux épiderme pectoral.

Sous les frôlements de peaux et les caresses des mains il se mit à vibrer de tout son corps. La vibration était si forte qu’elle générait une musique. Pour la première fois de sa vie il entendait la mélodie de son être. Les enchaînements d’arpèges mêlés aux phrasés de la voix n’avaient rien de commun avec les musiques qu’il affectionnait habituellement, fortement rythmées pour la danse, avec des sonorités synthétiques et des mixages savamment élaborés par des DJ. C’était plutôt un chant où les vocalises s’enroulaient avec bonheur autour des courbures mélodiques des notes qui s’envolaient, agiles et même un peu espiègles, montaient et descendaient, et surtout planaient au dessus du silence absolu. Un chant et une mélodie clairs et hypnotiques distillant la paix et la joie, conjuguant le doute et la sérénité. Il était heureux que cette musique vînt de lui, car elle disait avec éloquence ce que les mots ânonnaient, et surtout elle annihilait toutes les déchirures qu’il croyait percevoir en lui, et toutes les noirceurs qu’il craignait en lui.

Son arc était tendu et pointait vers un calice nappé de miel et de douceur. Il cambra les reins pour atteindre la source voluptueuse… et étouffa ce cri que la surprise provoqua. Sur le chemin de l’extase il avait rencontré, au lieu du velours et de la zibeline, un objet froid et dur qui l’avait éraflé.

Comment ! Cette étoile des mers ardente et sensuelle voulait-elle rester chaste ? De métal protecteur s’était-elle entourée ?

Epousant de ce corps les divines courbures, sous la ligne de flottaison ses mains s’aventurèrent. La douce peau satinée prit des rugosités, et plus bas disparut sous un fourreau d’écailles. Il voulut palper les cuisses, mais il n’y en avait pas. Il effleura le ventre, qu’il ne reconnut pas. Il chercha le sexe mais ne le trouva pas.

Il se sentit envahi de l’infinie tristesse de ne savoir aimer une sirène, et de ne jamais jouir des fruits de ces marins amours.

 

Quelle partition maintenant se jouait en ce lieu ?

Quelle misère que ces notes pauvrement alignées,

Et ce martèlement sourd et pénétrant !

Quelle horreur que ce bruit étouffant la douce mélodie et rompant sauvagement la féerie océane !

 

 ─ On rentre, Alex. Il n’y a pas de vent. On a démarré le diesel.


062 Alex et moi

 

Les images lui mettent l’eau à la bouche.

Les mots me prodiguent des gorgées d’images.

Ainsi nous sommes différents.

Aussi devons nous mettre les bouchées doubles pour ne pas emboucher une querelle de cliché, ou une querelle textuelle.

Cependant nous ne traitons pas cette différence de nature par la bande, bien que nous soyons tous deux pourvus d’arguments pénétrants pour valoriser notre position.

Mais ce ne peut être une pomme de discorde. Ce serait plutôt une cerise sur le gâteau. Nous aimons les cerises, bien que nous n’ayons pas la vocation guerrière des samouraïs japonais, ni l’envie de partager le destin auquel ils se préparent : « rompre la pulpe rouge de la cerise pour atteindre le dur noyau, ou, autrement dit, faire le sacrifice du sang et de la chair pour arriver à la pierre angulaire de la personne humaine ». Bien que nous n’ayons pas non plus vocation à entonner le chant révolutionnaire « Le temps des cerises », qui véhicule une idéologie que nous fuyons, tout en ayant de la sympathie pour les victimes communistes des nazis pendant la deuxième guerre mondiale, avant que les persécutés deviennent des bourreaux.

Il n’est pas question de s’emmêler les pédales sur ce sujet, ni d’ailleurs de discuter sur le sexe des anges, mais de rester ferme sur ses arçons.

C’est pourquoi je lui tins à peu près ce langage :

 

  Mon cher Alex, l’avantage des mots, c’est qu’on peut les mâcher, et les savourer, tandis que les images, depuis qu’elles sont numériques, c'est-à-dire un alignement de chiffres, sont très dures à avaler. Parce que s’il est facile d’avaler des mots, il est beaucoup plus indigeste d’avaler des chiffres. Mieux vaut donc ne pas lâcher le mot, n’eût-il que cinq lettres, et surtout ne pas le trancher, car il pourrait être le dernier, et dans ce cas n’aurait plus son mot à dire.

  Mon cher Mathys, le fin mot de l’histoire, c’est que les images, générées pas la mastication de tes mots, ne sont même pas des chiffres. Ce ne sont que des virtualités que tu ne peux faire partager à personne. Mes images, même si elles sont sages, parlent au monde entier, sont universelles.

  Mais les images mentent. Elles ne sont qu’une apparence de réalité ou de certitude.

  Les mots aussi mentent.

 

Bref, c’est la débandade des images et des mots.

Arrivés là, nous jouons à nous faire peur. Si notre débat est mal emmanché, c’est que nos arguments manquent de fermeté.

S’il faut en conclure que les images et les mots sont de mauvais joueurs, c’est une histoire sans queue ni tête : on revient au point de départ, c’est une façon de se mordre la queue.

Brandissant les armes, chacun bande son arc, mais ne va piper mot, car les flèches sont pipeau, et branlent de l’embout. Elles ne font qu’exciter notre goût des cerises.

Pas question de s’embrocher pour des queues de cerises.

Sans faire la fine bouche, évitons le cul de poule, et préférons le cœur pour embrasser l’objet de nos ardents débats.

Nous pourrons dire alors, sans pousser le bouchon, que nous en avons plein la bouche… des cerises.


063 Entre dans la danse

 

L’humeur d’Alex était plutôt grave en cette période de préparatifs de la fête de Noël où tout le monde était enjoué.

Il finit par m’en dire les raisons :

 

« Etait-ce d’avoir lu ce livre autobiographique de Jorge Semprun qui m’avait mis dans cet état ?

L’écriture ou la vie, paru en 1994, exprime les hantises de l’auteur longtemps encore après sa sortie du camp de concentration de Buchenwald.

Qu’est-ce qui m’a pris de lire ce livre ? Le nazisme, l’extermination des juifs, les camps de concentration, j’en ai suffisamment entendu parler.

Jorge Semprun est espagnol. Réfugié en France pendant le franquisme, il était un des responsables du PC espagnol. Arrêté, questionné (on sait ce que cela veut dire ! on connaît la technique de la baignoire de la gestapo, et toutes leurs techniques de torture !), il est déporté à Buchenwald, près de Weimar, la petite ville de Goethe.

Je comprends qu’à l’époque on ait pu être communiste. On pouvait encore penser que la Russie était un espoir pour l’humanité. Il fallait lutter contre le fascisme et l’idéologie marxiste offrait un idéal décuplant l’acharnement à se battre. Quoique, en lisant Marx, on pouvait se rendre compte que le moteur de cette révolution est la haine, et que exacerber la haine dans le cœur de l’homme au lieu de l’extirper, c’est aller à la catastrophe.

J’ai visité ce qu’il reste du camp de Buchenwald. Sait-on que ce camp, libéré par les troupes de Patton, au printemps 1945, a ensuite été remis aux mains des russes qui, loin de le démanteler, s’en sont servi à des fins personnelles, sans utiliser les fours crématoires cependant ? Pourquoi se priver d’installations aussi performantes ?

Quand a-t-on commencé à connaître les horreurs staliniennes ? Est-ce la BBC qui a donné les premières informations comme elle l’a fait pour les nazis ? Toujours est-il que pendant longtemps on n’osa y croire. Les dirigeants coco français Maurice Thorez et Jacques Duclos criaient au mensonge, au faux grossier, à la propagande capitaliste. Georges Marchais a fait de même. Il faudra attendre les années 60 et la publication des écrits de Soljenitsyne pour que tout le monde, sauf nos chers staliniens français, soit convaincu du régime de terreur de Staline, des arrestations et déportations de masse, de la délation paroxystique, de la multiplication des camps de travail forcé du Goulag.

Je ne comprends pas que, de nos jours, on puisse être séduit, voire envoûté, par cette idéologie génératrice de haine et de terreur. Hélas, en France, ceux-là, s’ils sont peu nombreux, s’infiltrent partout sans dire leur nom, en cachant soigneusement leur jeu morbide sous des masques de dévouement compassionnel et de générosité. J’en ai, hélas, côtoyé.

Bref, cette lecture m’avait plongé dans une sorte d’état second, entre onirisme et lucidité, entre espoir et découragement, qui me conduisait aux confins de moi-même et aux mystères de l’âme humaine habitée à la fois par le bien et par le mal.

 

Je me trouvais dans un camion de prisonniers et je ne parvenais pas à comprendre la méchanceté des hommes qui nous convoyaient, hurlant des ordres à tout moment, et accélérant leur exécution à coups de pieds et coups de matraques. Que leur avait-on fait, à eux, ces jeunes de notre âge, qui manifestement jouissaient du pouvoir qui leur avait été donné sur des êtres désarmés et vaincus ? Dans quel engrenage étaient-ils engagés pour abandonner ainsi toute sensibilité, toute émotion, toute personnalité, toute humanité ?

Mais ce n’était que les prémices.

On nous fit sauter du camion bâché, gicler devrais-je dire, et, regroupés dans une alvéole de la grande cour (nous étions une quinzaine), on nous fit attendre debout et astreints au silence pendant des heures, gardés par des hommes en arme, sans doute dans le seul but d’augmenter notre angoisse.

Puis une porte s’ouvrit et on nous propulsa à coups de crosse dans une pièce lugubre où un tube au néon diffusait une lumière blafarde. Les murs et le sol étaient en béton brut où ça et là s’étalaient de grandes taches d’humidité.

 

 ─ A POIL ! Ordonna une voix de stentor. »

 

2° partie

 

« A nouveau nous attendîmes, mais tout nus cette fois, le bon vouloir de nos geôliers.

Cela avait toujours été ma hantise d’être contraint de me foutre à poil devant des mecs voulant ainsi démontrer leur domination, leur pouvoir sadique d’humilier. Il m’arrivait parfois d’imaginer qu’on me forçait et à voyager nu dans un avion ou un TGV, au milieu des passagers éberlués, outrés, intéressés ou indifférents. Immanquablement, sans que je puisse en analyser les raisons, en fait j’en refoulais les raisons, ces fantasmes déclenchaient une généreuse érection.

Mais rien de tel ici. La peur, l’anxiété, le poids sur la poitrine qui vous fait perdre haleine, mettaient tout le corps en état de léthargie et en même temps sur le qui-vive. Le corps comme barrière molle, airbag destiné à amortir les coups pour qu’ils n’atteignent pas le principe vital.

 

On nous fit entrer dans une salle aux revêtements un peu plus élaborés, ou je remarquai l’incongrue présence d’un piano électrique, et nous dûmes nous aligner devant une grande table derrière laquelle étaient assis cinq personnages vêtus d’uniformes inconnus, ni militaires ni policiers, de couleur brune, à boutons dorés et pattes d’épaulettes, très sanglés et d’une coupe ajustée très seyante. Ces hommes, jeunes, avaient les visages quelconques de gens ordinaires qui accomplissent leur tâche quotidienne avec indifférence et presque avec ennui. Celui du centre, qui paraissait être le chef, bien que aucune marque distinctive n’apparût sur son uniforme, avait cependant un je-ne-sais-quoi de distingué dans le maintien et une lueur d’intelligence dans le regard qui pouvaient donner un petit espoir d’être traité avec égards.

C’est lui qui s’adressa à nous :

 

 ─ Vous êtes dans un camp de production. On va vous affecter aux secteurs correspondant à vos qualifications. Toi, le premier à gauche : nom, prénom, date de naissance, profession.

 ─ JOSEF Damien, 8 novembre 1984, charpentier.

 ─ Joseph charpentier ! Tu te fous de not’ gueule ? Allez, affectez-le aux gros travaux. Suivant

 ─ De SAINTE MARESVILLE Emery, 12 août 1982, commissaire-priseur.

 ─ Oh là là ! On a du beau monde aujourd’hui. Mettez-le à la plonge celui-là.

 

Ah ah ah ricanèrent les quatre sbires sans doute habitués à lécher les bottes de leur chef.

 

 ─ Suivant, hurla celui-ci.

 ─ PONTET Eric, 31 décembre 1985, pianiste.

 ─ Mais c’est un cadeau de Noël celui-là ! Et puis ça tombe bien, on aime bien la musique, et y’a ici un piano. Allez, grouille-toi de nous jouer un morceau.

 

Eric alla s’installer devant le clavier et se mit à jouer une partition de Mozart que je ne reconnus pas tout de suite. Les premières notes jaillirent dans cette salle comme une gerbe de pépites d’or, et la remplirent bientôt d’une mélodie alerte et presque joyeuse, en complète contradiction avec la situation présente.

Malgré notre état de prisonniers et l’humiliation d’être nus aux mains de nos geôliers, je commençai à m’évader et je compris que, dans les situations les plus difficiles, l’admiration de ce que l’homme pouvait faire de plus grand, de plus beau, de plus noble, pour nous rapprocher d’un monde supérieur, mystérieux et sacré, me serait d’un précieux secours. »

 

3° partie

 

« La voix du garde retentit au milieu de cette bulle de cristal et la fit exploser en mille fragments de notes qui se cognèrent contre les parois de béton et retombèrent, inertes, sur le sol froid et rugueux.

 

 ─ Qu’est-ce que c’est que cette musique ? Tu veux nous endormir, ou quoi ? Arrête de nous casser les oreilles et les couilles avec ce bruit. Tu vas nous jouer de la vraie musique, avec du rythme, du punch, quelque chose de swing, de funk, qu’on s’éclate, quoi.

 

Au moins, pensé-je, les horribles nazis, certains d’entre eux en tout cas,  capables des pires atrocités, totalement insensibles à la douleur d’autrui, se pâmaient comme des bonnes femmes en écoutant de la musique de Bach. En témoigne le récit de ce pianiste juif polonais du ghetto de Varsovie, Wladyslaw Szpilman, publié en France et élu meilleur livre de l’année en 2001, sous le titre « La Pianiste ». Roman Polanski en a fait un film qui a obtenu la palme d’or en 2002.

Ce qu’on ne sait peut-être pas, c’est que ce Wladyslaw Szpilman a retracé son épouvantable destin dans un livre intitulé « Une ville meurt » qu’il a publié en 1946, et aussitôt interdit par les autorités communistes. C’est son fils qui, en 1998, découvrant les mémoires de son père, provoqua une nouvelle publication qui eut un succès immédiat. Ce livre est maintenant diffusé dans le monde entier. Même en Chine ? Et en Corée du Nord ? 

Mais revenons à nos bourrins. Avec eux nous allons être confrontés, plutôt qu’à un programme idéologique qui implique des exterminations massives, au sadisme des hommes, à leur méchanceté, à leur perversité, à leur connerie.

Alors se mit à se déchaîner, dans cet espace saturé de tensions contradictoires, de pulsions négatives et de crispations d’angoisse, une musique frénétique complètement incongrue, presque diabolique, prenant à la gorge et multipliant d’asphyxiantes étreintes.

 

 ─ Allez, dansez vous autres, gueula le chef en s’adressant à nous.

 

Et comme nous restions inertes :

 

 ─ Vous voulez qu’on vous aide à vous bouger le cul ? On a tout ce qu’il faut pour ça.

Et il désigna les matraques, les cravaches, d’autres instruments que je ne connaissais pas, et même son revolver.

Faut-il décrire le ridicule tragique de cette agitation saccadée que nous entreprîmes, de cette pantomime mécanique, de ces désarticulations anguleuses, véritables grimaces à la danse ? Quel affreux spectacle que ces garçons nus simulant une joyeuse frénésie rythmée sous les quolibets lourdingues et les rires gras et collants des matons. Je suis persuadé que ça devait les faire bander, ces salauds. Mais pas assez, sans doute, car ils voulurent raffiner le divertissement en faisant monter l’un de nous sur la table. Ils prirent un diabolique plaisir à stimuler ses gesticulations par des coups de cravache sur les cuisses et les fesses. Sans doute existe-t-il une catégorie de gens qui ne peuvent jouir que grâce à l’humiliation et à la douleur qu’ils infligent aux autres. Donnez-leur un semblant de pouvoir et ils en profitent pour le détourner au profit de leurs perversités dès qu’il le peuvent.

 

Fallait-il refuser d’exécuter ces ordres odieux, au risque de se faire bastonner, voire torturer par des spécialistes de la baignoire ou de la gégène ? Et même au risque de mourir, car quel prix à la vie des autres ces monstres accordent-t-ils ? Ç’eût été donner beaucoup d’importance à la lie du genre humain que de lui céder une vie. Quitte à donner sa vie, autant le faire en héros. Encore faudrait-il être capable d’héroïsme. Qui de nous peut assurer être porteur de bravoure ? Qui de nous peut se targuer d’ignorer la lâcheté ?

Dans la situation présente, ne valait-il pas mieux céder à leurs caprices obscènes et se projeter dans un futur, certes très hypothétique, où les rôles seraient renversés et où la vengeance pourrait s’exercer ?

La vengeance ! La revanche !

Voilà le mal qui traite le mal, et qui nourrit la haine, et qui régénère le cycle infernal. Me voilà devenu bourreau après avoir été victime !

Qui de nous est sûr, placé dans certaines conditions, de ne pas céder à des actes barbares ?

 

4° partie

 

Par quel mystère, par quel circuit dans le cortex la pensée franchit-elle les barrières du temps et de l’espace ? Un seul mot, « danse », me ramène au présent de ce Noël 2006, devant cette belle affiche du danseur argentin Julio Bocca sur la façade du Casino de Paris. Un spectacle de tango revisité, aux pas et aux passes réécrits par la célèbre et douée chorégraphe argentine Ana maria Stekelman, pour créer chez le spectateur une intense émotion faite de mystère et de sensualité.

Sensualité, on n’en doute pas un instant à en juger par ce délicieux amuse-gueule que constitue l’affiche. On y voit Julio Bocca nu, dans une posture immobile, assis, le corps parcouru d’une énergie concentrée, les membres tendus formant une très esthétique géométrie symétrique. On le sent prêt à bondir, à libérer cette vitalité qui est en lui.

Il a apporté beaucoup de nouveauté et de fraîcheur à la danse classique. Et de passion, aussi. Je me souviens l’avoir vu dans son Roméo et Juliette au Théâtre des Champs Elysées, en 1990 je crois. Rien du jeu romantique traditionnel, mais une passion qui regorge d’énergie, des sauts d’une ampleur incroyable et une vitesse d’exécution époustouflante. Une danse athlétique et néanmoins harmonieuse, débordante de vitalité.

Le corps est beau. Les muscles se dessinent discrètement sous la peau et affirment leur présence sans imposer leur puissance. Les articulations sont fines et nerveuses. Il se dégage de la plastique de Julio une prodigieuse dynamique.

Sera-t-il nu sur scène ? J’en doute beaucoup. D’ailleurs ce n’est pas souhaitable. Sa notoriété le dispense de cet artifice douteux pour attirer le public. Il n’a vraiment pas besoin d’être nu pour conquérir. »

 

5° partie

 

« Et puis l’image de Julio Bocca nu s’estompe, s’efface, disparaît complètement, et me voici projeté en plein Moyen Âge. J’assiste à une scène étonnante, qui mêle le temps présent aux représentations exprimant les grandes peurs de la guerre de cent ans, des famines et des épidémies de peste. La pièce dans laquelle nous nous trouvons est tout à coup envahie par des êtres qui ressemblent à des moines médiévaux vêtus d’une longue robe de bure recouvrant leurs mains et leurs pieds, et d’une profonde capuche rendant leur visage complètement invisible. Ils ne portent aucune arme. Ils se précipitent sur les gardes et les immobilisent en un clin d’œil. Puis ils commencent à les dévêtir et nous invitent à venir participer à ce déshabillage. Convaincus d’être en présence de nos libérateurs, nous nous jetons sur les gardes et faisons sauter les beaux boutons dorés et les belles épaulettes des uniformes, arrachons des corps ces faux-semblants de puissance et d’autorité, déchirons les T-shirts faisant apparaître des bustes glabres ou poilus, déchiquetons les slips en tissu de camouflage, qui, en fait, ne camouflait rien de remarquable, et les laissons à poil, humiliés et angoissés aux mains de nos sauveurs.

On perçoit nettement un soulagement parmi les détenus. C’est presque une liesse qui se lit dans leurs yeux, tandis que la tension et l’angoisse sont passées dans l’autre camp.

Au moins, dans la tenue d’Adam, sommes nous a égalité avec nos adversaires. Cette nudité, exempte de tout érotisme, supprime tous les attributs de classe, tous les insignes de pouvoir, éteint les regards conquérants, dominateurs ou narquois.

Certes, il n’y a pas encore une égalité absolue entre tous. Il y a encore des différences, et pas seulement physiques. Certains restent dignes, conservent une belle allure, gardent un regard fier et déterminé. D’autres sont intimidés et se recroquevillent comme s’ils voulaient disparaître en se rétractant en eux-mêmes. Leur regard est gêné, fuyant, apeuré, presque suppliant. Et puis il y a les différences physiques. Celui-là est enrobé, et sans être gros, paraît un peu mou et gélatineux. Cet autre est tout en os et son corps anguleux manque de plénitude. Beaucoup sont quelconques, dans une moyenne acceptable dont ils se contentent. Il y a le bien foutu qui le sait, et qui se croit à la parade. Et puis il y a le bien fait qui ne le sait pas, et qui est vraiment sexy.

Quant aux bébêtes, je ne dirai pas qu’on en voit de toutes les couleurs, mais la variété est saisissante. Il y a le gros touffu et le p’tit joufflu, le grand ridé et le col roulé, le mont pelé et le grand cou avec son manchon en berne, le musclé et le tordu,… et puis il y a le beau qui vous fait de l’œil… bref, vous saurez tout sur les zizis. »    

 

 

6° partie

 

« Une musique, je devrais dire un assaut musical noir et féroce, au rythme endiablé, plein de rage, d’énergie, de brutalité, envahit la pièce et la sature de vibrations électrisantes.

Je connais cette musique, c’est la Grande Danse Macabre du groupe britannique Iron Maiden, qui a sorti l’album Dance of Death en 2004.

 

Encore ce mélange des temps déconcertant, associant notre détention aux atrocités nazis, au Moyen Âge, a un groupe heavy metal flirtant avec le punk !

 

Cette musique n’annonce certainement rien de bon. Et, de fait, les moines ont maintenant une attitude équivoque, qui n’est pas celle de justiciers venus délivrer de pauvres innocents et châtier les geôliers. Ils ont l’assurance de décideurs. Ils se savent les maîtres.

Voilà que dans une parfaite synchronisation des mouvements, ils dénouent la ceinture de chanvre qui retient leur aube et font glisser à terre ce vêtement qui dissimulait entièrement leur constitution.

Nous retenons des cris d’horreur devant l’apparition de leur véritable nature. La terreur s’empare de nous, si jeunes, si beaux, si avides de croquer la vie à pleines dents et de jouir de tous ses atouts, si ardents à donner de l’amour et si prompts à en recevoir, si affamés de plaisirs et de sensuelles voluptés. Quelle vision effrayante que ces squelettes nous prenant par la main et nous entraînant dans une ronde endiablée au rythme de la musique d’Iron Maiden.

Nous nous sentons emportés par cette danse macabre vers l’inexorable destin de tous les humains. Arrachés à tous nos désirs, à tous nos espoirs. Un blizzard glacial balaie nos illusions, une bourrasque torride dévore nos chimères, un typhon funèbre nous aspire.

A quoi bon s’insurger ? La mortifère étreinte inhibe tout dessein, la morsure de feu consume notre sève.

 

Que n’es-tu là mon amour !

En cet instant suprême ton absence m’est cruelle. Je sais que ta passion m’insufflerait la force de renaître dans une virginité du cœur et de l’âme. Et je t’enlacerais, et je parcourrais l’infinitude d’un bonheur libéré de toute la lie du genre humain. Sans fin je caresserais ton beau corps ferme et souple, je lécherais ta peau frémissante, j’embrasserais tes lèvres si douces et si sensuelles. Je te pénétrerais et me glisserais tout entier à l’intérieur de ton corps pour que nous ne soyons plus qu’un, pour voir, sentir, entendre, penser, espérer, rêver, aimer, jouir, … comme toi, mon amour.


064 La carte de géo

 

« Ce n’était pas un hôtel. Ce n’était pas non plus une colo. Un peu entre les deux.

J’avais, me dit Alex, une chambre pour moi tout seul, mais la salle de bain était commune. On y entait comme dans un moulin, sans frapper, surtout les ouvriers qui venaient installer je ne sais quel système de régulation ou de climatisation.

J’étais venu faire ma toilette. J’avais environ 14 ans, peut-être un peu plus, et j’étais un garçon un peu réservé et timide qui, depuis quelque temps, développait une pudeur exagérée. Ce que je redoutais par-dessus tout était d’avoir à me mettre nu devant les autres. Pourquoi alors avais-je enlevé mon slip ? Pourquoi n’étais-je vêtu que d’un seul petit débardeur ? Sans doute pour me braver moi-même, et peut-être parce que ma pudeur n’était en fait que de l’exhibitionnisme à l’envers. En tout cas, à l’idée que quelqu’un pouvait entrer à tout moment et me surprendre presque entièrement à poil, j’avais la gaule.

Je ne pus résister longtemps à l’envie de m’offrir un petit plaisir et je commençai à m’astiquer le jonc devant la glace du lavabo. C’est alors qu’entra un garçon qui devait avoir à peu près le même âge que moi.

J’aurais dû être effaré, avoir honte, m’interrompre aussitôt pour tenter d’effacer l’obscénité de mon geste. Ce ne sont pas des choses que l’on fait devant des inconnus, ni devant des connus, d’ailleurs ! J’allais droit à la réprobation, au déshonneur, à l’humiliation. Couvert d’opprobres et voué aux turpitudes des censeurs et des moralisateurs, j’allais être l’indigne, l’infâme qu’on a surpris en train de s’adonner à des pratiques indécentes et cochonnes que la bienséance réprouve et qui méritent un châtiment exemplaire. J’aurais dû souhaiter miraculeusement disparaître, me dissoudre dans cet espace clos sans laisser la moindre trace,…

Bizarrement aucune de ces pensées ne me traversa l’esprit.

Au contraire, je laissai le garçon s’approcher de moi, je lui pris la main et la jumelai à la mienne qui continuait à remplir son ardent office. Mon excitation redoubla d’amplitude et ma jouissance atteint un seuil bien plus élevé d’intensité que lors de la pratique en solitaire lorsque j’éjaculai dans le lavabo.

 

Après, je n’ai aucun souvenir de ce qui s’est passé. Je me remémore très bien, en revanche, mon réveil au milieu de la nuit, et les parcours inquiets de mes mains sur mon drap de lit, au niveau des fesses, à la recherche d’un endroit humide qui confirmerait mes craintes d’un épanchement incontrôlé de mâle fluide. Enfin, mâle, pas vraiment ! Disons les premiers pas augurant une virilité prometteuse.

J’avais entendu dire qu’on appelait ça des cartes de géographie, et que les parents, s’apercevant de l’événement, en parlaient discrètement d’un air entendu et bouffi de contentement, fiers que leur petit garçon soit déjà en train de devenir un homme.

En aucun cas je ne voulais que mes parents soient dans le secret de mes premiers émois sexuels, et je continuai, anxieux, à passer mes mains partout sur le drap de mon lit. Mais il n’y avait rien. Déjà sec peut-être ? J’allumai la lumière, tirai la couverture, et inspectai minutieusement ma couche. Non, il n’y avait aucune trace. Je fus tout à fait rassuré.

 

Je ne fis d’ailleurs jamais de cartes de géographies dans mon lit. Pourtant les rêves érotiques se répétèrent souvent, sous diverses formes. Ils m’amenaient au bord de l’orgasme. Mais le petit Eros qui présidait à ces voluptueuses, sensuelles agapes, me réveilla toujours gentiment à temps pour que je contrôle mes expulsions. »


065  La rivière

 

« A l’eau de la claire fontaine,

 Elle se baignait toute nue,… »

 

Non, les circonstances étaient autres : il était assis à côté d’elle, sur une pierre plate, au bord d’un bruissant torrent de montagne, et elle n’était pas nue.

C’était une belle journée de juillet, où pas un seul petit cumulus ne venait altérer la pureté bleue du ciel. Il l’avait emmenée faire une course en moyenne montagne. Course de quelques heures seulement, sans gros dénivelé, car elle avait peu de souffle et supportait mal l’altitude.

Le départ s’était fait sous le couvert des grands épicéas. Cela avait été un plaisir de respirer cette odeur de la forêt, mélange de résine de conifère, de mousse humide, de roche encore imbibée de la fraîcheur de la nuit.

A la limite des alpages, la forêt s’éclaircissait brusquement et laissait largement s’infiltrer les rayons du soleil. Le sentier traversait un alors un torrent généreux qu’il fallait franchir en sautant, de préférence habilement, sur les grosses pierres disposées dans son lit.

Ce fut leur première halte après une bonne heure de montée. Ils se mirent un peu à l’écart et trouvèrent deux rochers aux aspérités pas trop agressives pour poser leurs fesses.

Il se sentait bien.

L’eau apportait la fraîcheur à un air déjà sec descendant le vallon, porteur de toutes les senteurs des alpages. Cette eau vive et espiègle, qui chantait gaiement son plaisir de courir de roche en roche en faisant des remous et des éclaboussures, cette eau tonique et volontaire dans sa course effrénée, prompte à montrer son ardeur et sa force, le remplissait de joie et de désir.

Il la regardait tremper son bras hâlé dans le courant, et jouer avec lui. Il la trouvait belle. Il avait envie d’elle. Mais ils n’étaient pas seuls, des randonneurs comme eux passaient de temps en temps sur le sentier. Il se contenta de l’embrasser.

Puis il se laissa à nouveau fasciner par l’eau, qui l’emporta dans un lointain souvenir d’enfance.

 

« Je devais avoir une huitaine d’années et je passais des vacances estivales dans la petite maison campagnarde que ses parents possédaient dans un tout petit village. C’était une région verdoyante, vallonnée, couverte de bois et de pâturages, avec des ruisseaux à écrevisses, des marais, et surtout une petite rivière ombragée qu’il lui était interdit d’approcher.

Mais la rivière exerçait sur moi une fascination que l’interdiction rendait beaucoup plus intense. Un matin, les copains du village, du même âge que moi, ou avec quelques années de plus, décidèrent d’aller se baigner l’après midi dans la rivière, près du petit pont-passerelle, là où il y avait un trou d’eau suffisamment profond. Nous nous étions donné rendez-vous près de la masure de la sorcière. Ainsi appelée car c’était une vieille femme très pauvre et très sale, tout de noir vêtue, couronnée d’une tignasse dont les mèches grises se dressaient comme des serpents. Nous nous retrouvâmes à sept et partîmes en groupe agité et joyeux vers le lieu d’infraction. Arrivés près de la passerelle métallique, un petit bout de prairie formait la berge. C’est là qu’on se déshabilla en rigolant et en chahutant.

Le fait de se mettre nu augmentait encore l’excitation. Ce n’était pas habituel d’être nu en groupe, et ça ne laissait personne indifférent. Être nu dans la nature, c’était une tout autre sensation qu’être nu pour prendre une douche. Je regardai avec insistance l’ombre naissante sur le bas-ventre des garçons plus âgés, et je les enviai. Erwan surprit mon regard, mais il y avait une franche camaraderie entre nous, et au lieu de se moquer il me dit gentiment en souriant, mais avec une mâle assurance et une voix de fausset, un rien condescendant :

 

 ─ Bientôt tu en auras aussi.

 

C’est plein d’ivresse que les plus hardis s’engagèrent dans l’eau, en poussant des cris d’orfraies car ils la trouvèrent froide. Puis ce furent les éclaboussures, dirigées d’abord sur ceux qui restaient hésitants sur le bord. Bientôt le petit groupe barbota allégrement. Certains savaient nager, d’autres non, mais le fond remontait un peu plus loin et le courant était assez faible. Il n’y avait pas de danger.

Mais le danger vint d’ailleurs. »

 

2° partie

 

 « ─ Planquez-vous, v’la l’pédé !

 

Je me précipitai sous les branches basses qui frôlaient la surface de l’eau et me cachai dans les feuillages.

Thomas avait repéré la même cachette et nous nous retrouvâmes l’un contre l’autre sous cette voûte de verdure, sur un fond vaseux, avec de l’eau jusqu’à mi-cuisse.

J’avais très peur du pédé. En fait je ne savais pas ce qu’était un pédé. J’avais déjà entendu ce nom dans la bouche des garçons du village, sans y prêter une attention particulière, mais en entendant le cri de sauve-qui-peut poussé par l’un de nous, j’imaginais que c’était quelqu’un de très dangereux. Une sorte de monstre mi-homme, mi-bête, qui vivait caché dans les bois et qui n’apparaissait que pour capturer ses proies et peut-être en sucer tout le sang, comme ce vampire que j’avais vu dans un film d’horreur qui m’avait épouvanté.

Il était peut-être le mari de la sorcière, qui nous avait vus partir vers la rivière. Elle l’avait alerté par un message magique que des jouvenceaux bien nourris et bien tendres s’en allaient sans escorte vers ses aires de chasse.

Un vampire qui ressuscite la nuit, sort de son tombeau pour venir boire le sang des jeunes filles ou des jeunes garçons pendant leur sommeil, ou aspirer toute leur énergie vitale…

Non, ce n’est pas un vampire. On n’est pas la nuit, et on n’est pas du tout endormis.

C’est à coup sûr un faune, un être hybride qui vit dans les forêts, couvert de poils sur tout le corps, avec de longues oreilles pointues et de petites cornes, des jambes de bouc et une queue, et qui pourchasse les filles, et sans doute aussi les garçons, et qui en fait je ne sais quoi. D’ailleurs, l’autre jour, ma mère m’a fait écouter « Le sacre du printemps », de Strakovky, qui raconte l’histoire d’un faune qui poursuit des nymphes pour leur faire du mal. Eh bien, je n’aime pas du tout cette musique.

Oui, c’est cela, ce pédé est un faune, et la sorcière va nous lancer un mauvais sort à travers lui.

Je risquai un œil à travers le feuillage, en déplaçant les feuilles avec une infinie précaution afin de ne pas attirer l’attention du pédé.

Mon Dieu !

Ce que je vis me terrifia, mais pas pour la raison à laquelle je m’attendais. »

 

Partie 3

 

« Ce n’était pas un vampire, ce n’était pas un faune que j’avais là devant moi, accoudé à la balustrade en bois de la passerelle, et qui regardait dans ma direction.

C’était P’tit Louis.

P’tit Louis je le connaissais bien, il venait de temps en temps chez mes parents. Il s’occupait de la maison en l’absence de mes parents, il en assumait l’entretien. Il était toujours très gentil avec moi. Quand j’étais petit il m’apportait toujours des bonbons, des caramels car il savait que c’étaient mes préférés. Et maintenant que j’étais plus grand, il ne m’apportait plus de bonbons, mais il me racontait des blagues qui me faisaient rire.

 

 ─ Tu dis ça à personne que je te raconte ces histoires. Tu promets ? Ça reste entre nous. Entre hommes.

 

J’étais très fier qu’il me traite comme un homme, et il aurait pu me demander n’importe quel service. Il voulait m’emmener à la pêche aux truites. Il aurait eu plaisir à me montrer, disait-il, comment on tient une canne et comment on se sert d’un moulinet. Il connaissait bien les endroits fréquentés par les poissons. Il y avait aussi, selon lui, quelques saumons, beaucoup plus difficiles à attraper. Mais mes parents ne tenaient pas à ce que j’aille pêcher avec P’tit Louis.

P’tit Louis un pédé ? Non, ce n’était pas possible ! Il y avait erreur. C’était au contraire un gentil garçon, qui n’aurait pas fait de mal à une mouche.

Mais ce qui m’angoissait, c’était qu’il me reconnaisse là, tout nu avec les autres, dans la rivière interdite, et qu’il aille raconter ça à mes parents. Je n’osai imaginer leur colère, les réprimandes, les punitions, les pleurs de ma mère m’imaginant flottant le ventre en l’air dans le courant de la rivière.

Il ne fallait pas bouger. Il ne fallait pas qu’il me voie. Mais je grelottais, autant de peur que de froid.

 

 ─ Thomas, tu n’as pas froid ? Chuchotai-je.

 ─ Si, je me gèle. Et toi ?

 ─ Moi aussi.

 ─ Alors prends-moi dans tes bras. On va se réchauffer.

 

Je restai longtemps enlacé à Thomas. Le contact de nos peaux non seulement me réchauffait, mais me procurait une très agréable sensation de bien-être et me remplissait d’un trouble inconnu.

J’entendais P’tit Louis tenir un long discours :

 

 ─ Hé, les gars, vous avez bien raison de vous amuser dans la rivière. Moi, à votre âge, je faisais pareil. Tout nu, comme vous. C’est comme ça qu’on apprécie le mieux les bienfaits de l’eau. Après on se sèche au soleil…

Mais pourquoi vous cachez-vous ? Je ne veux pas vous faire de mal, au contraire. D’ailleurs j’ai une bonne surprise pour le premier qui viendra la chercher. Allez ! Qui est-ce qui aura la récompense ?...etc…etc.

 

Tout le monde, bien entendu, restait planqué.

Le monologue dura un certain temps. P’tit Louis semblait disposé à demeurer sur la passerelle au dessus de la rivière aussi longtemps que nous resterions dans nos cachettes. J’étais presque tenté d’aller le trouver, non pour la récompense, mais pour lui demander, « entre hommes », de ne rien dire à mes parents, de ne rien dire à nos parents. Cependant je n’étais pas sûr qu’il m’ait vu, et puis je me trouvais tellement bien dans les bras de Thomas que je souhaitais que cet instant dure le plus longtemps possible. Et aussi j’avais honte de me montrer tout nu à P’tit Louis. »

 

Partie 4

 

« P’tit Louis, du haut de sa passerelle, finit par se décourager. Il partit en direction du village.

Nous attendîmes qu’il soit suffisamment éloigné pour sortir de nos cachettes. Je quittai à regret la chaleur du corps de Thomas et nous nous rejoignîmes tous au milieu en faisant semblant de nous laisser emporter par le courant, comme si nous avions été victimes d’une agression qui nous avait vidés de toutes nos forces. Mais le cœur n’y était plus et nous abandonnâmes vite nos jeux aquatiques pour aller nous rhabiller.

Pendant le retour, chacun voulut raconter une anecdote ou une mésaventure. Je ne me souviens plus de toutes, mais j’avais été subjugué qu’il arrivât tant de choses extraordinaires à ces garçons. Je me trouvais très inférieur à eux car je ne vivais jamais rien de semblable. Naïvement je croyais à toutes les péripéties qu’ils racontaient, très probablement fruits de leur imagination. Cependant je me souviens du récit de Martial, parce qu’il avait directement trait à la petite frayeur que nous venions d’avoir.

Il nous raconta qu’un jour, alors qu’il allait relever les pièges qu’il avait tendus dans les haies des pâtures, il avait été rejoint par P’tit Louis qui avait engagé la conversation. P’tit Louis savait raconter avec saveur les histoires du village, dont certaines puisaient leurs sources dans d’anciennes légendes. Martial, captivé par le suspense du récit, écoutait bouche bée les paroles de P’tit Louis qui formaient des phrases coulant comme une source et révélaient des secrets, des dessous de la vie insoupçonnables aux regards du commun. Ainsi charmé, Martial n’avait pas vu venir le dérapage des mots, puis celui des gestes. Il s’était presque retrouvé dans les bras de P’tit Louis, qui avait posé une main sur sa cuisse nue et passé une main sous son T-shirt. Il avait pris ses jambes à son cou et était allé se réfugier dans la maison familiale. Il n’avait rien osé dire à ses parents, qui avaient une fâcheuse tendance à mettre en doute les anecdotes qu’il rapportait, et dont certaines, il est vrai, étaient de pures inventions. Mais il avait très bien su faire passer l’info auprès de quelques garçons et filles du village, qui avaient décerné une fois pour toutes un brevet de pédérastie à P’tit Louis.

Je commençai donc à comprendre le sens de ce mot. Cependant les images qui me venaient restaient bien innocentes. C’est à ce moment que je me mis à me poser des questions : avoir pris Thomas dans mes bras, m’être blotti contre lui, y avoir trouvé un plaisir bien au-delà du réchauffement mutuel, n’était-ce pas ce qu’ils appelaient de la pédérastie, et qui provoquait à la fois leur crainte et leur dégoût ? »

 

Cet épisode avait quelque peu perturbé le cheminement intime d’Alex, ses premiers pas vers la découverte de sa sexualité. Les psychiatres connaissent bien l’impact d’événements, survenus dans l’enfance, qui prolongent leurs effets, sous une forme ou sous une autre, loin dans la vie de l’homme.

 

Alex chassa ces pensées et revint près de sa belle compagne, et du torrent de montagne qui lui chantait la joie de vivre et lui annonçait un festin bucolique ponctué par un acte d’amour.


066 La séance de moulage

 

  Mais si Alex, je t’assure, c’est une expérience intéressante. Tu n’auras plus l’occase de vivre ça.

  Pourquoi ne prenez-vous pas l’un d’entre vous ? Ce serait plus logique.

  J’t’ai déjà dit, on est tous à la bourre sur notre projet et ça va prendre une journée cette histoire. Et puis on a besoin d’un mec bien foutu et c’est ton cas.

  Tu me jures que ça fait pas mal ?

  Je te le jure. C’est un peu contraignant mais ça fait pas mal.

 

 Alex avait un copain à l’école des Beaux Arts. En fin de deuxième année, chaque équipe constituée de 4 élèves, devait présenter une réalisation commune. Yannick et son équipe avaient conçu un projet à partir de moulages corporels. Il s’agissait de nageurs et de nageuses en bas-relief de plâtre, tête en bas, en plongée, sortant du progressivement du plafond. En regard il fallait un observateur, toujours en plâtre et à partir d’un moulage corporel mais en ronde bosse, appuyé sur une balustrade. C’est Alex qui servirait de modèle puisque son copain avait réussi à le convaincre.

 

 Quand il arriva dans l’atelier, samedi matin, Yannick lui présenta son équipe : Akhino, une jolie Japonaise venue faire ses études artistiques en France, Julie, très belle aussi, sans doute un peu métisse, et Yvan, petit pince-sans-rire décontracté tout en rondeurs. Parmi les trois garçons, le bomec était incontestablement Alex, bien qu’il ne lui fût jamais venu à l’esprit de s’attribuer ce compliment.

 

 Sacs de plâtre, auges de plâtrier, tasseaux de toutes dimensions, morceaux de contre-plaqué, scie sauteuse, spatules,… un matériel considérable était disposé dans l’atelier.

 

  On t’explique comment on va faire, lui dit Yannick. On commence par te mouler le bas du corps jusqu’à la taille, ensuite, cette après-midi, on fait le buste, et on termine par la tête.

  Comment vous démoulez ? demande Alex.

  On scie le plâtre à certains endroits avec cet instrument là-bas. C’est ce qu’emploient les infirmières dans les hôpitaux pour faire sauter les plâtres. Ça ne peut pas te couper.

  Est-ce qu’on n’a pas froid dans ce plâtre humide ?

  Non, d’abord on le prépare à l’eau chaude, ensuite il chauffe par lui-même au moment de la prise. Tu vas avoir chaud au contraire.

 Il faut qu’on soient bien coordonnés tous les 4, mais on a l’habitude, ça va bien marcher.

 Tu peux te déshabiller.

 

 Alex est un peu gêné de se dévêtir devant les autres, mais il se doutait bien qu’on n’allait pas le mouler tout habillé. Il se met en boxer.

 

  Il faut que tu te mettes à poil, tu vas représenter Triton, le dieu de la mer. Il n’avait pas de slip.

  C’est une petite surprise. Tu ne m’avais pas dit ça Yannick.

  T’en fais pas. On a l’habitude ici. On va pas se focaliser sur ta quéquette. On a autre chose à foutre.

  C’est pas ça, mais dès que je suis à poil je bande. Alors en plus, s’il y a des spectateurs, c’est la grosse trique !

  On va te la tremper dans de l’eau glacée, c’est radical.

  Dis-moi Yan, pour les poils tu fais quoi ? Ça va me les arracher le plâtre, ça fait mal !

  Calme Alex. On va te vaseliner un peu. Les poils n’adhéreront pas au plâtre. Julie, tu veux vaseliner Alex ?

  Julie, si tu me touches je vais bander comme un étalon.

  Laisse-toi faire et bande tant que tu veux. Si tu fais toi-même tu vas mettre trop de vaseline et le moule sera moche. Il faudra recommencer. Après le graissage tu la trempes dans l’eau glacée comme dit Yan. Et quand tu seras dans le plâtre t’auras plus envie, je t’assure.

  Voilà, on gâche le plâtre, on va commencer. Alex, monte sur ce bidule et prends la pose qu’on t’a indiquée… Non, c’est le pied gauche en avant… Tiens cette barre. OK, c’est parti… Ne bouge surtout plus.

 

 Peu à peu Alex sentit son corps emprisonné dans cette gangue qui devint carapace quand elle durcit en dégageant uns forte chaleur. C’est vrai que la nouveauté ses sensations et le blocage du corps par le plâtre, provoquant toujours une légère angoisse, avaient complètement démobilisé le « toujours-prêt-à-l’action ».

 Vint le temps du découpage. Stressant malgré la sécurité de l’appareil électrique. Puis celui du démoulage. Aïe aïe aïe ! C’est un peu de l’épilation. Et ça tire. Et ça fait mal. « Doucement au niveau du sexe ! C’est fragile ! Ouille ! Pas envie d’être épilé là. Je les aime bien mes poils. Ouf, ça y est !... Ah, c’est marrant un sexe en creux ! »

 

 La séance en trois étapes dura toute la journée. Tout le monde était complètement crevé. Mais l’ambiance était restée toujours très sympathique, et Alex avait remarqué que la petite japonaise prenait un soin particulier de lui. Aussi n’hésita-t-il pas à lui proposer de la revoir, ce qu’elle accepta avec empressement.

 

 Etait-ce le début d’une grande aventure ?

 

067 La p’tite Jap

 

 Alex et cette étudiante japonaise, rencontrée lors de la fameuse séance de moulage à l’école des Beaux Arts, se revirent et s’aimèrent. Dès l’abord Alex avait trouvé cette fille jolie. Elle avait un type, c’est sûr, mais surtout un raffinement naturel dans l’attitude, la gestuelle et l’expression qu’Alex n’avait encore jamais remarqué à ce point chez une fille. Etait-ce le fruit de cette éducation et de cette culture asiatiques parfois étrangères aux nôtres ? Son accent et son français approximatif ajoutaient à son charme. Alex eut très envie de faire la connaissance, non seulement des atouts évidents de cette belle étrangère, mais de son univers culturel, social, affectif. Une initiation en quelque sorte. Initiation aussi aux particularités des études artistiques dans cette école des Beaux Arts. Comment apprenait-on à devenir artiste ? Quelle était la part de nourriture puisée dans l’histoire de l’art et celle puisée dans le monde actuel ? Ce monde de l’art, qu’il avait pendant de brefs instants effleuré, l’attirait et même le fascinait. Bref, cette fille était tout un programme.

 

 Il fut assez surpris, lors de leur première rencontre intime dans la chambre de bonne mansardée du 7° étage sans ascenseur d’Akhino, que ce soit elle qui voulut le déshabiller. Elle fut manifestement satisfaite de ce strip debout et de la promptitude de la manifestation virile d’Alex. Elle voulut qu’il restât ainsi debout à poil. Se frottant délicieusement contre lui, elle se mit nue elle aussi.

 Cette fille aimait prendre en main la situation (cher lecteur, n’y vois aucun douteux jeu de mots !) et le faisait avec une science de la caresse qu’Alex n’avait jamais rencontrée. D’habitude, autant qu’il pût en avoir l’expérience, c’est lui qui s’évertuait à faire les préparatifs, et regrettait beaucoup que la partenaire fût aussi passive.

 Ce renversement de rôles lui plaisait beaucoup et l’attacha fortement à sa petite japonaise. Elle avait manifestement un don particulier pour le caresser et l’amener au paroxysme du désir. Elle avait la langue et les doigts d’une douceur extraordinaire. Elle se servait alternativement de l’une et des autres, commençant en général par les aisselles, puis en s’attardant longuement sur les mamelons, effleurant la peau grenue des aréoles et tonifiant les tétons par de légers passages en pointillé. Elle adorait glisser avec douceur sur les abdominaux, en de savoureux mouvements circulaires autour du nombril. Parfois elle cheminait entre les cuisses, s’attardait sur la rondeur des fesses, et s’enhardissait jusqu’à ce vallon intime et sa fleur de rose. Alex en tremblait de plaisir, poussant de petits gémissements rauques, et se demandait, au bord de la jouissance, s’il n’était pas aussi sensible du verso que du recto. Mais surtout, elle aimait s’attarder sur ce membre qu’elle n’avait jamais vu à l’état de latence. Elle abordait toujours les attributs virils par un électrifiant frôlement du duvet du scrotum (Alex tenait beaucoup à son système pileux et, contrairement à une pratique courante, ne s’épilait ni ne se rasait les parties intimes). Puis elle remontait doucement, doucement le long de la hampe, et atteignait la base du gland  Wouah ! Ce petit coup de langue au frein ! dont elle effleurait le pourtour, longuement, longuement, avant de s’orienter vers le méat et d’ouvrir ses lèvres et sa petite bouche à ce sexe tendu et frémissant.

 Alex aurait voulu voir durer ces moments indéfiniment. Mais il n’en pouvait plus de désir retenu, et il devait, à regret, interrompre ces délices pour le bouquet final, mettant malheureusement un terme à cette extase des sens.

 

 Cette période de bonheur sexuel aurait pu durer longtemps. C’était la première fois qu’Alex rencontrait une fille aussi experte, une vraie petite machine à plaisir. Elle connaissait, comme les connaît par nature un garçon, les caresses les plus excitantes du mâle. Il n’y avait aucune comparaison possible avec certaines partenaires qui, voulant mimer l’énergie masculine, manipulaient son pénis comme un shaker.

 

 Mais il n’y a pas que le sexe dans la vie, même s’il est important, et, assez rapidement il commença à s’ennuyer en compagnie d’Akhino.

 Lui qui, à travers elle, espérait s’ouvrir à la culture asiatique et découvrir les mystères de la création artistique, fut vite déçu par l’indigence de sa conversation et la futilité de ses préoccupations. Il baillait au récit détaillé de détails insignifiants de la vie quotidienne, il s’endormait au ronron de son insipide verbiage, et se désespérait du temps ainsi perdu. Après quelques hésitations, il décida de la quitter et il trouva le moyen de le faire sans qu’elle en eût trop de peine.


068 Dialogue intérieur

 

La plaine était immense. De tous côtés elle s’étendait jusqu’à l’horizon. Elle était entièrement couverte d’herbes hautes que les risées, ces petites brises passagères, faisaient onduler comme de la houle marine. Aucune doute, aucun chemin, aucune trace. La sensation d’isolement et de solitude était totale.

Comment était-il arrivé là ? Il n’en savait rien.

Pourquoi était-il seul ? Il ne savait pas non plus.

Il se souvenait vaguement avoir participé à une soirée très joyeuse, très festive, très dansante, où, dans le déchaînement des rythmes musicaux, magistralement associés par le DJ, il s’était étourdi jusqu’à épuisement dans les flux et reflux endiablés de la cohue du dansefloor. Il se souvenait s’être senti très seul, malgré la présence particulièrement charnelle de ces garçons et de ces filles tout autour de lui.

Et voilà que maintenant il était vraiment seul, perdu dans un champ de solitude.

Comment ferait-il pour rejoindre ses amis et trouver auprès d’eux le réconfort dont il avait tant besoin ? Dans quelle direction aller ? Vers le Nord ? Vers le Sud ? Le soleil, au zénith, ne donnait aucune indication.

Pourquoi l’avait-on ainsi abandonné ? Qu’avait-il fait de mal ? Etait-ce un châtiment ?

Un châtiment divin ? Il n’y croyait pas, mais devant l’étrangeté de sa situation, il commençait à envisager l’existence d’une Justice Suprême.

Un châtiment des hommes ? Certes, il n’était pas un modèle de vertu. Mais il n’avait jamais commis de forfaits, il n’avait jamais volé ni dénoncé, ni cloué au pilori. Il respectait toutes les valeurs fondamentales nécessaires pour vivre humainement.

Mais il n’en doutait plus maintenant, ses appétits sexuels, qui le portaient tantôt vers le féminin, tantôt vers le masculin, cette inaptitude chronique à choisir le camp de ses partenaires, étaient considérés comme une invalidité morale. Il déshonorait le genre humain en piétinant ses codes intangibles, en faisant un pied de nez à sa classification des chromosomes, en bafouant les principes édictés par les religions.

Sans doute méritait-il un châtiment. Cependant, il trouvait injuste d’être condamné sans avoir été entendu. Il vivait dans une démocratie, et aucune condamnation ne pouvait être appliquée sans un jugement rendu par un tribunal. Certains, bien sûr, parvenaient à échapper à la justice, bien qu’ayant commis des fautes graves, en se retranchant derrière une immunité présidentielle, ou une immunité parlementaire, par exemple, mais la plupart des fauteurs passaient devant les instances judiciaires.

Il se voyait très bien être son propre avocat, stigmatisant d’abord les méthodes inquisitrices de l’accusation, et les attentats à la vie privée, avant de passer à sa défensive.

 

  Monsieur le juge, est-ce ma faute si j’ai un cœur gros comme ça et si j’aime mon prochain comme les autres aiment le chocolat ou le bon vin ?

  Ce n’est pas seulement le cœur que vous avez gros comme ça, semble-t-il. Si je voulais enfoncer le clou, je dirais que vous utilisez une arme redoutable.

  Monsieur le juge, vos propos sont guerriers, alors que je vous parle d’amour.

  Donc, vous prétendez que tomber amoureux régulièrement fait partie de votre nature ?

  Oui, Monsieur le juge.

  Et vous êtes partisan de respecter cette nature ?

  Oui, Monsieur le juge.

  Eh bien, justement, ce que vous pratiquez est contre nature.

  Comment ça, Monsieur le juge ?

  Vous draguez et séduisez une jeune fille, et, sitôt consommée, vous l’abandonnez pour draguer et séduire un garçon. Puis vous revenez à une fille, et ainsi de suite.

  Non, Monsieur le juge, je ne drague pas, je ne séduis pas, je ne consomme pas : j’aime. Nous nous aimons. L’amour n’a jamais été contre nature.

  Etes-vous sûr que ce soit de l’amour ?

  Au début je le crois, Monsieur le juge, mais très vite je m’aperçois que je me suis trompé, ou que j’aime suffisamment peu pour pouvoir aimer quelqu’un d’autre.

  Est-ce que ce n’est pas d’abord vous que vous aimez ?

  C’est possible, Monsieur le juge. Vous enfoncez le doigt là où ça fait mal. Je m’aime et je ne m’aime pas. Je suis dans une totale incertitude.

  Il vous faut une période de méditation, mon enfant. Vous serez à l’isolement pendant quelque temps, pour vous mettre en accord avec votre conscience.


069 L’agression

 

  On te l’avait bien dit que ce RER n’était pas sûr passé une certaine heure.

  J’sais. Mais on était si bien ensemble que j’ai pas vu l’heure.

  T’aurais mieux fait de passer la nuit avec lui.

  Non. Cette fois je crois que c’est sérieux. Et un début d’amour, ça ne se consomme pas comme un kleenex.

  Tu s’rais pas un peu vieux jeu ? Sentimentalo-romantico-machin ?

  Je veux croire à l’amour.

 

 Conversation entre Yasmina et Alex qui vient de lui raconter sa mésaventure du RER.

 

 Cela s’était passé il y a exactement un mois. Alex était allé passer la journée chez un nouvel ami qui habitait la banlieue parisienne. Dans l’euphorie de l’échange affectueux, il ne s’était pas rendu compte de l’heure tardive. Quand il s’installa dans la voiture presque vide de la rame, il eut un très léger stress à l’évocation des récits de jeunes qui s’étaient fait détrousser jusqu’à se retrouver en slip. Puis il n’y pensa plus, alla s’asseoir et se plongea dans ce petit livre de poche qui depuis quelque temps alimentait ses réflexions.

 Il trouva étrange, alors qu’il y avait des places libres partout, qu’au bout d’un moment, deux jeunes beurs sortis d’on ne sait où, viennent s’installer à côté de lui. Il n’avait rien contre les beurs, il les trouvait même parfois très mignons et en aurait fait volontiers des amis intimes. D’ailleurs parmi ses copains il y avait des beurs, dont Yasmina à qui il venait de raconter son histoire. Mais ces deux-là ne lui inspiraient aucune confiance. Il quitta sa place et alla s’isoler debout près d’une porte. Il se rendit compte, à ce moment, que tous ses vêtements étaient griffés Hugo Boss.

 Peu de temps après, les deux lascars vinrent rôder autour de lui, l’air faussement innocent. Le manège dura quelques minutes. Alex était mort de trouille.

 L’un d’eux s’approcha de lui et lui dit :

 

  T’as une cigarette ?

  Non, désolé, je ne fume pas.

  En tout cas il est classe ton blouson !

 

 Instinctivement le coup partit. Violent. Un coup de poing comme Alex n’en avait jamais donné, de toutes ses forces, avec une formidable énergie. Il atteignit la gueule du beur en pleine face. Alex entendit un craquement sec et crut qu’il s’était cassé des phalanges tant sa main lui faisait mal. Puis il vit l’autre qui pissait le sang et se tenait à deux mains le visage. Son compère, menaçant, en position de combat, s’approcha d’Alex. Il reçut un violent coup de genou dans les couilles et dégagea illico, plié en deux, tordu de douleur, cherchant à reprendre sa respiration.

 Alex s’attendait maintenant au pire : coordination des deux agresseurs, couteau, cutter. Son cœur battait à se rompre. Mais contrairement à toute prévision, les deux voyous s’éloignèrent jusqu’à l’extrémité de la voiture, l’un avec sans doute quelques dents et le nez cassé, qui saignait encore abondamment, et l’autre toujours plié et se tenant les miches.

 Alex s’attendait à ce qu’ils aillent chercher du renfort, ou qu’ils le suivent lorsqu’il descendrait pour connaître son adresse. Mais il n’en fut rien. Lui, le pacifiste, avait frappé des adversaires avant même qu’il fût en légitime défense et les avait vaincus.

 

 Rentré chez lui, encore tremblant et la main douloureuse, il s’appliqua à convoquer des souvenirs heureux pour effacer cette regrettable mésaventure. Il se déshabilla, se mit sous la douche, appela l’image du visage de Tom avec qui il avait passé cette journée sentimentalement ensoleillée. Il revit ce visage qu’il trouvait émouvant, avec des yeux ardents qui en disaient long sur la force de ses convictions. Il suivit les contours de ce corps deviné sous les vêtements, encore inconnu, déjà désiré. Il sentit se réveiller sa libido, en constata les effets stimulants, et se laissa partir vers des instants de volupté solitaire, exacerbée par le ruissellement de l’eau, jusqu’à un orgasme solaire qu’il dédia à son ami Tom.

 

 Il n’oublierait jamais l’agression du RER, mais il voulut tout de suite la classer dans la rubrique « mauvais souvenirs » de sa mémoire. Cette journée devait rester pour lui celle d’un amour naissant.

 

 

 Quelles traces laissent dans notre inconscient les évènements de notre vie ? Incontrôlables par définition. Et inattendues certaines résurgences.

 C’est après des journées paisibles, heureuses pourrait-on dire, au cours d’une nuit particulièrement calme, qu’Alex revécut, sous un autre scénario, l’agression du RER.

 

 Ça se passait l’été, au bord de la mer, dans une crique sauvage et magnifique de la Méditerranée, en Corse peut-être. Ils avaient atteint cette petite plage après une longue marche à travers une sorte de garrigue hérissée de buissons épineux et se couvrant parfois de yeuses trop rabougries pour protéger des ardeurs du soleil. Le sentier se rapprochait parfois de la mer et offrait, du haut des falaises, de magnifiques points de vue, puis s’en écartait pour sinuer dans des vallons brûlés de chaleur.

 Torse nu et sac à dos, les deux compères marchaient l’un derrière l’autre d’un pas régulier de randonneurs chevronnés. Ils transpiraient abondamment. C’est couverts de sueur qu’ils atteignirent la petite plage au fond de cette calanque d’une sauvage beauté.

 Ils étaient seuls et le soleil se couchait, faisant miroiter la mer de mille feux orangés. Les deux garçons quittèrent en toute hâte le peu de vêtements qu’ils portaient et se précipitèrent dans les petites vagues si accueillantes. Quel délice, après ces heures de surchauffe, que cette soudaine fraîcheur ! Ils jouèrent longtemps comme des dauphins, se coulant souplement dans les vagues, jouissant des caresses de l’eau sur leurs corps nus.

 Quand ils sortirent de la mer ils s’offrirent aux derniers rayons du soleil. Jambes écartées, bras levés, corps dressés dans une attitude incantatoire, ils se gorgeaient de la force des éléments.

 Cette position ne tarda pas à éveiller la partie érectile de leur anatomie. Alors ils s’enlacèrent et roulèrent dans le gravier. L’un était Alex, l’autre était un beur assez fortement typé, bomec au regard sombre, ténébreux, presque inquiètent. Alex ne le connaissait pas. C’est l’autre qui l’avait dragué et lui avait proposé cette balade loin de tout lieu habité. « Pour un trip dont tu te souviendras » lui avait-il dit. Et il y avait de quoi se souvenir effectivement.

 A peine commencés, les jeux amoureux devinrent inamicaux, brutaux même. Pas du tout le genre apprécié par Alex. Il se débattit, mais l’autre était plus fort que lui bien que de même taille. Mais que voulait-il donc ce mec ? Ce n’était plus de l’amour, c’était de la rage ! Oui de la rage, de la haine du petit blanc gavé de fric et bouffi de sa culture et de sa religion de merde. « Mais bien sûr » se dit Alex, « il a tout prémédité. Il a joué de ma naïveté et m’a entraîné dans un gay’t-apens (ici le narrateur se marre !). Quelle perfidie ! Ce salopard a la hargne de tout ce qui représente l’Occident et j’en suis aujourd’hui, à ses yeux, le symbole. Il va mener à travers moi son combat islamiste, son djihad de merde. Il va, j’en suis sûr, me niquer à sec en me faisant souffrir un max, et, j’en suis sûr aussi, me foutre le sida. Parce qu’il a la rage jusqu’au bout de la queue !

 Le coup partit, aussi violent que celui du RER. Alex entendit le même craquement sec et crut s’être cassé des phalanges tant sa main était douloureuse. Puis il vit le visage du beur pisser le sang. C’était comme dans le RER, mais cette fois c’était des flots de sang. Le sol devint rouge aux pieds du garçon, puis toute la plage devint rouge, et les falaises, et la mer. Les vagues, surmontées d’un bouillonnement d’écume bien qu’il n’y eût pas un souffle d’air, se précipitèrent à l’assaut de cette petite crique isolée où se jouait un drame.

 Epouvanté d’avoir commis un crime et terrifié d’avoir à subir le terrible châtiment des puissances célestes, Alex eut un violent soubresaut de survie… et se retrouva en bas de son lit, tremblant et couvert de sueur.


070  La séance de muscu

 

 Il est craquant ce p’tit blondinet. Je ne l’ai jamais vu sur ce plateau de muscu. Ouais ! Il est déjà un peu musclé. Un peu comme moi. Y a encore du boulot pour avoir un corps d’athlète ! Athlète, pas musclor surtout ! Ça lui va bien ce débardeur moulant. Et le petit short de jogging un peu flottant met bien en valeur son petit cul et ses belles cuisses. Il a l’air sympa en plus, pas bêcheur. Un air modeste qui me plaît bien. Je n’aime pas les fanfarons. Vais-je l’aborder ? Comment ? Je n’en sais rien. Est-il homo ? Hétéro ? Aucun signe apparent.

 Allez, un peu de sérieux ! Je suis venu pour faire de la gym : un peu de cardio pour commencer, du rameur, oui, ça échauffe un peu tous les muscles. Ensuite je vais travailler surtout le haut aujourd’hui. Pas de legs, pas de squat, mais du Butterfly pour les pecs : 6 séries de 15. Je mets quoi comme poids d’habitude ? Au début c’est facile, mais à la fin c’est hyper dur… Repos.

 Ensuite barre Latissimus pour les muscles du dos. 6 séries aussi. C’est moins dur ça. En plus ça étire la colonne vertébrale… Repos.

 Il s’applique bien le petit blondinet, ce n’est pas un débutant, il a plus de force que moi à voir la fonte qu’il soulève. Je vais attendre qu’il ait fini ses séries et quand il sera au repos je lui demanderai de m’aider au développé couché. Par sécurité, quand on met pas mal de fonte, il vaut mieux que quelqu’un soulage la barre en cas de besoin. L’un est allongé sur le banc, genoux relevés, et il a la tête au niveau des cuisses de l’autre, debout sur le marchepied. Le point de vue est des plus intéressants, et des plus excitants. Quelque fois on a des aperçus furtifs, par des bâillements occasionnels de tissu, sur des intimités qu’on imagine généreuses. Mais aujourd’hui ce n’est pas le cas. Sous ce petit short en microfibre il y a un slip bien ajusté. En tout cas, vu sous cet angle, il est carrément beau ce keum.

 

  Comment tu t’appelles ?

  Steph, et toi ?

  Alex ? Tu viens souvent ici ?

  Non, c’est la première fois. Elle est top cette salle.

 

 L’essentiel est d’avoir pris contact. Les choses sont plus faciles ensuite. Je vais m’arranger pour finir en même temps que lui, et avec un peu de chance, on prendra notre douche ensemble. Il me plaît vraiment ce mec. J’aimerais bien le connaître. Physiquement, c’est clair ! Mais pas seulement. Je suis sûr qu’il est gentil et affectueux, chaleureux et généreux. Je rêve de complicité avec lui, d’échanges, d’activités communes, de grandes randos avec lui. Peut-être pourrai-je lui confier mes petits secrets, et lui me dira ses goûts, ses convictions, ses aspirations, ses idéaux,… Mais je m’emballe ! Ce ne serait pas la première fois que mon caractère passionné me jouerait un tour !

 Et de gamberger, Alex, et de tirer des plans sur la comète. Au point de rendre complètement inefficaces ses derniers exos. Mais il y a des priorités !

  Il quitta la salle peu après Steph et sentit son cœur palpiter quand il le retrouva dans les douches. Steph était déjà à poil et commençait à se savonner. Alex se déshabilla rapidos et le rejoignit. Comme à chaque fois qu’il se mettait nu, Alex démarra une érection. Il commençait à en prendre l’habitude et craignait de moins en moins les commentaires. Ici il avait une raison supplémentaire de bander. Un peu gêné quand même, il n’osait faire face, mais quand il le fit, il vit que Steph était dans le même état que lui. Ils rigolèrent tous les deux. Ils se donnèrent rendez-vous le lendemain et commença pour Alex une belle histoire d’amour.

 Elle dura quelques jours seulement. Le début fut merveilleux. Mais très vite Alex s’aperçut que son keum ne parlait que de sexe, cultivait les prestations, complétait son tableau de chasse, évoquait des partouzes, racontait avec complaisance des exploits réels ou fictifs. Bref, c’était une bête de sexe qui n’en avait pas l’air, le genre basic instinct et pas du tout le doux et tendre éphèbe qu’Alex avait imaginé.

 Le sexe bestial n’était pas du tout le genre d’Alex. S’il avait des excitations fréquentes et des besoins de se libérer, il se suffisait très bien à lui-même et il avait toujours grand plaisir à s’astiquer le jonc. Mais avec un partenaire il lui fallait un minimum de sentiment.

 Un jour qu’il devait retrouver Steph, il eut la surprise de le voir accompagné de deux autres garçons, pour une partouze à quatre. Ce fut la rupture définitive, et sans regrets.


071  Le bon sauvage

 

Alex était un peu énervé par la sensation d’avoir perdu son temps dans une discussion avec un illuminé gauchiste qui prônait un retour à une société primitive baignant dans la fraternité et l’amour, nageant dans le bonheur d’un terrestre jardin des délices. Non qu’il fût le défenseur inconditionnel de notre civilisation conquérante à vocation universelle, ou qu’il fût le chantre de la libération dissimulant des appétits démesurés, et aux refrains guerriers, mais il avait du mal à comprendre ces révoltés nantis, généreux et confiants, candides et fanatiques, qui poussaient leurs utopies jusqu’à l’absurdité. Pauvres agneaux de lait prêts à être sacrifiés sur l’autel des grands prédateurs qui déguisent leurs appétits de pouvoir et leurs idéologies totalitaires sous les dehors d’un angélisme charismatique.

 

 Il y a sûrement encore, disait Victor, en Amazonie, en Papouasie ou ailleurs, des petites communautés qui vivent de chasse, de pêche, de fêtes, de musique et de danses, en parfaite harmonie avec la nature. Ils respectent et honorent les génies de la forêt et combattent par des cérémonies rituelles les esprits maléfiques, dont ceux de notre civilisation pourrie. Les hommes et les femmes vivent naturellement nus et font de leur corps tout entier un moyen d’expression particulièrement performant. Cette grammaire du corps, nous l‘avons depuis longtemps perdue, hélas ! Sais-tu que le corps émet des signes et multiplie des correspondances qui nous sont devenues, pour la plupart, invisibles ? J’ajouterai que notre raison hypertrophiée, malheureusement, s’en moque.

Et puis ils font l’amour sans tabous ni pudeurs, comme une fonction naturelle, jusqu’à ce qu’ils trouvent l’âme sœur bénie des dieux.

 Arrête ton char. Tu ne vas pas refaire le coup de J.J.Rousseau et de son mythe du bon sauvage. Tu es en pleine caricature. Tu as déjà vécu ce dont tu parles, à part tes campings sauvages dans

la Creuse

avec quelques baba-cool de ton espèce, et le supermarché à portée de vélo ? Tu as déjà étudié les sociétés primitives ? Tu oublies le revers de la médaille. Ta vision idyllique est pire que les sucettes à l’eau de rose de Pierre et Gilles.

Je te vois bien renoncer à tout ce fatras matériel qui nous rend dépendant, mais je ne te vois pas renoncer à ton héritage.

 Qu’est-ce que tu vas encore me chanter ?

 Il n’y a pas de quoi chanter.

Je vais te raconter une histoire, mais avant je voudrais te demander de me prouver que tu es un homme.

 Elle est bien bonne celle-là ! Viens chez moi, je te montre ça illico.

 Ce n’est pas ce que je veux dire.

 Alors tu veux dire quoi ?

 Que l’exhibition de tes organes sexuels ne me suffisent pas.

 Qu’est-ce qu’il te faut de plus, alors ?

 Un homme, un vrai. La virilité jusqu’au bout des poils. Un certificat de mâlitude. La carte de ton identité masculine.

 Explique.

 Tu n’es pas costaud, tu n’es pas sportif, tu abhorres la compétition, tu n’es pas audacieux, tu n’es pas énergique, résolu, autoritaire, tu n’es pas dominant, tu n’es pas violent, tu n’es pas phallocrate,… Tu es sentimental, romantique, rêveur, émotif,…

 Quel tableau tu fais de moi !

 Je suppose que tu es tendre et délicat ?

 Oui, je revendique.

 Et tu as raison.

Mais ce ne sont pas les attributs de la masculinité. C’est la partie X de tes chromosomes, commune avec la femme. C’est la femme qui est en toi.

 Tu m’insultes !

 Pas du tout. Nous avons tous une part de féminité. J’assume très bien la mienne. J’en suis même heureux. C’est ton héritage, c’est aussi le mien. Voudrais-tu renoncer à cet héritage ?

 Venons-en à ton histoire.

 J’y arrivais, justement.

 

2° partie

 

─ Il était une fois un jeune garçon qui était né dans une tribu de Nouvelle Guinée. Il s’appelait Victor, comme toi. Il était très attaché à sa maman qui savait si bien le câliner et le rassurer quand il avait un petit peu peur. Il venait d’avoir huit ans et la vie était douce. Un matin, de grands méchants guerriers sont entrés dans la hutte. Ils se sont emparés de lui et l’ont emmené dans les bois sombres qui l’effrayaient tant. Il y avait là d’autres petits garçons comme lui. Certains pleuraient, mais lui ne pleurait pas.

Les vilains guerriers les ont mis tout nus et ont commencé à les fouetter. Ça faisait très mal. Alors les petits garçons criaient, plus ils criaient, plus les guerriers frappaient. Le sang s’est mis à couler, et les guerriers semblaient contents parce que le sang coulait, et ils ont arrêté de fouetter.

Mais la séance n’était pas finie. Les méchants ont pris des orties et les ont frottées sur leurs petits corps endoloris. A nouveau ils ont crié. Et plus ils criaient, plus les bourreaux frottaient. C’est là que Victor compris qu’il ne fallait pas pleurer, qu’il ne fallait pas crier, qu’il fallait être plus fort que la peur et que la douleur, qu’il allait devenir un homme.

Il y eut encore d’autres épreuves, toujours douloureuses, toujours avec le sang qui coule. Ces tortures ont duré trois jours.

Victor n’avait qu’une hâte, c’était de retrouver la douceur des bras et de la poitrine de sa chère maman. Mais c’est dans un autre monde qu’il atterrit. Le monde de l’entre-deux, celui où il n’est plus un enfant mais pas encore un homme, et où sa mère est devenue une étrangère, une femme dont il faut fuir la contagion, comme de toutes les femmes.

Et puis il grandit. Un frais duvet commença à orner son menton et son sexe. Les grands guerriers revinrent, tout couverts de plumes et peinturlurés de noir, de rouge et de blanc. Ils dansèrent et crièrent au rythme des percussions. A nouveau ils s’emparèrent de lui et l’emmenèrent dans la forêt. Là il y eut encore des épreuves à subir pour entrer dans le monde des mâles. Il fallut encore que le sang coulât, il fallut se laisser mutiler sans crier sous peine de n’être pas reconnu comme un homme. Scarifié tu deviendras, tranché ton prépuce sera.

 

 Arrête ces horreurs, t’es pas drôle.

 T’es circoncis Victor ?

 Ça ne te regarde pas.

 Je sais que tu es circoncis, je t’ai vu l’autre jour aux douches du gymnase. Je suppose qu’on t’a fait ça sous anesthésie, et que les jours suivants tu as quand même souffert, surtout au moment de refaire les pansements ?

 Allez, fous la paix !

 Je n’ai fait que décrire un rite d’initiation masculine bien connu de tous les anthropologues. Tu seras un homme, mon fils, un guerrier, comme il se doit.

 Tu me reprochais d’être caricatural, tout à l’heure ?

 C’est là ou nous amène ta philo de pacotille et ton mythe du bon sauvage.

 C’est évidemment à l’opposé de notre idéal. Et puis il y a d’autres exemples beaucoup plus sympathiques, et qui ne peuvent que plaire à un mec comme toi.

 Je t’écoute.

 

3° partie

 

 Figure-toi qu’il existe aussi une initiation bien plus douce, pour rester sur le même terrain que toi. Certainement ça t’aurait aidé dans tous tes questionnements d’adolescent.

 Allez, raconte.

 Les grecs pratiquaient un apprentissage du rôle masculin très agréable, non ? Tu connais l’homosexualité pédagogique et initiatique ? C’est dans le cadre de ce processus que les garçons prenaient un amant, avec un but très explicite : devenir, en tout, aussi bon que possible. L’amant, c’était l’éraste, et le païs, le garçon, c’était l’éromène. C’est quand même une super éducation, non ? Eveiller l’intelligence, donner le goût du mérite, du courage, de la vertu, du sens de l’honneur, en n’omettant pas le domaine d’Eros. Bien sûr la transmission de toutes ces qualités s’opérait de préférence par amour de l’âme, comme le souhaitait Socrate, mais aussi et souvent par le contact charnel.

 Oui, je sais tout ça. J’ai souvent fantasmé là-dessus. Je préfère de loin le rôle de l’éraste, parce que c’est lui qui prend les initiatives. Mais tu es en pleine contradiction, mon pauv’vieux. Tu prêches le retour à l’état de nature, aux dépens de la civilisation, tu nies que la vie sociale et civilisée soit un bien, et tu prends comme exemple la civilisation grecque, le fondement de notre culture occidentale. Ma parole, ton Emile se prend les pieds dans ses lacets de baskets ! Où est ta logique ? Il te faut mettre un peu d’ordre dans tes arguments.

 Il y a un exemple incontestable, c’est celui qui est décrit dans Rouge Brésil, de jean Christophe Rufin. Il s’agit d’indiens Tupi :

« Ces hommes silencieux étaient nus. Leurs seules parures, colliers de vignots et bracelets de coquillages, ornaient leurs poignets ou leurs cous sans dissimuler quoi que ce soit des organes que la pudeur européenne destine à l’obscurité. Comme les arbres qui tendent leurs fruits avec naturel, ces êtres nés dans la forêt et qui en épousaient la féconde simplicité, rendaient à la forme humaine une plénitude familière. »

« La vie indienne était la moins secrète qui fût. Chacun vivait nu dans une maison commune. Tout, de l’expression des sentiments aux gestes quotidiens, de l’ordinaire de la vie jusqu’aux exceptionnels moments de fête, se présentait sous des dehors alanguis, feutrés et mystérieux. »

« La nuit, tout le monde couchait dans la grande paillote commune où l’ombre bruissait de souffles, de murmures. Sans éprouver de gêne, des couples parfois tout proches, s’étreignaient et laissaient entendre des gémissements, des halètements, des râles. Au matin les liens se dénouaient,… mais la journée ne faisait que préparer à cette fusion nocturne qui les mêlaient. »

 

 Merveilleux, merveilleux !

Mais tu oublies de dire que ça se passe au XVI° siècle.

Tu oublies aussi de dire qu’ils étaient anthropophages.

 

 

 

Note de l’auteur : Victor cite ici un livre qui a obtenu le prix Goncourt en 2001, et qui donc n’existait pas à l’époque des faits. Il est assez fréquent que dans le rappel des souvenirs il y ait des rapprochements d’éléments dispersés dans le temps. Il faut considérer ces citations comme un équivalent significatif de la conversation réelle entre Alex et Victor.


072 Tom

 

C’est un prénom qu’il a beaucoup aimé. Il trouvait qu’il sonnait clair, qu’il évoquait quelqu’un de vif, d’affectif, de passionné, de fidèle aussi. Sans doute parce qu’à ses yeux il lui convenait à merveille. Bien sûr il ne s’agissait pas de l’appeler Tom devant ses parents. Pense donc, c’est d’une familiarité ! Ses parents ! Il ne les a vus une seule fois, et c’était une fois de trop. Imagine des gens collet monté, suffisants, s’arrogeant une importance qu’ils n’avaient pas, jouant les aristos alors qu’ils n’étaient que de petits plébéiens parvenus. Alors, bien sûr, leur fils unique s’appelait Jean Thomas, et non pas Tom.

Mais pour lui c’était Tom.

Attention, ce n’était pas le Tom du héros de « L’Amour brut », le roman d’Eric Jourdan. Il en était même plutôt le contraire.

Physiquement, c’était aussi un garçon bien décuplé, un blond aux yeux noisette avec un visage fin et un sourire envoûtant comme celui du Tom du livre. Son corps, au lieu d’exprimer une sensualité exacerbée toujours prête à se déchaîner, était un condensé de retenue qui faisait naître en lui les envies les plus folles. C’est bien connu que l’ardeur du désir est d’autant plus intense que l’objet de ce désir se dérobe. Il était comme ça son Tom, ou du moins ce garçon dont, un temps, il avait souhaité qu’il soit à lui. Il avait un corps élancé et assez robuste avec cette particularité d’être très cambré et d’imprimer au ventre une belle courbure vers le sexe, qui trouvait son contrepoint dans un magnifique rebondi des fesses. Cette partie aux arrondis avantageux était le dernier point commun avec l’autre Tom. Tout le reste s’écartait résolument de l’histoire un peu extravagante du roman, entièrement orientée vers une apothéose de partouze masculine où les performances des protagonistes sont dignes de figurer dans le Guinness des records, comme c’est souvent le cas dans les récits de ce genre.

Le Tom dont il parle était un garçon posé, calme, réfléchi, à l’intelligence vive, assez introverti, ne laissant pas apparaître un tempérament passionné, et fidèle à la parole donnée. Fils unique, il était traité comme tel par ses parents, qui le surprotégeaient et l’encadraient avec une rigueur presque militaire. Ils n’envisageaient pour lui qu’un étage social supérieur à celui auquel ils étaient parvenus, dans l’honneur et la dignité disaient-ils.

Seulement voilà, depuis tout jeune Tom était tiraillé entre son éducation rigoriste, presque janséniste, imprégnée d’une morale inféodée aux préceptes les plus archaïques de l’Eglise catholique, à ses obligations, voire à ses rites… son désir de satisfaire des parents qu’il aimait bien et qui étaient généreux avec lui… et son attirance pour les garçons.

Il avait bien essayé de fréquenter des filles, et avec sa belle petite gueule sympa et malgré sa réserve naturelle, ce n’était pas bien difficile, il suffisait de se laisser porter par le courant. Mais son grand désir inavouable, et qu’il repoussait de toutes ses forces, était de fréquenter et de connaître l’intimité des garçons. Cependant sa hantise du qu’en dira-t-on, du scandale qui éclabousserait sa famille, l’empêchait toujours de franchir un pas décisif. Il vivait donc dans sa seule imagination des amours masculines et se contentait de plaisirs solitaires qu’il considérait comme tout à fait satisfaisants puisqu’il n’en connaissait pas d’autres avec des garçons. Les quelques expériences qu’il avait tentées avec des filles lui avaient laissé des souvenirs, mais ne lui avaient pas donné une jouissance plus intense que ses propres manipulations en évoquant des corps de garçons.

 

Voilà donc où il en était quand, un soir, assistant à une conférence d’une prof de l’Ecole du Louvre sur la statuaire grecque classique, il se trouva assis à côté d’Alex.

 

2° partie

 

 ─ Tu ne trouves pas qu’ils sont beaux ces éphèbes ? demanda Alex à son voisin pendant une petite défaillance du projecteur.

 ─ Si, magnifiques.

 ─ Cet idéal de beauté qui animait les Grecs, c’était plus sympa que le travail de ces artistes contemporains qui se complaisent à montrer la laideur du monde.

 ─ Oui, sans doute. Je connais mal. Je ne connais qu’un peu le classique.

 ─ Tu viens souvent ici ?

 ─ C’est la première fois.

 ─ L’art m’intéresse beaucoup, mais surtout l’art moderne et l’art contemporain. Si tu veux je te fais profiter de mes petites connaissances, de mes petites découvertes. Ce serait avec plaisir.

 

Quelques regards obliques, puis plus directs, avaient convaincu Alex que son voisin, de quelques années plus jeune que lui, méritait qu’il s’y intéressât.

 

 ─ Oui, je veux bien. J’aime apprendre et découvrir.

 ─ Moi aussi. Alors dis-moi quand tu es libre. Je m’appelle Alex.

 ─ Moi c’est Jean Thomas, Tom si tu préfères. Je n’ai pas beaucoup de temps. Il y a mes études, et puis mes parents habitent en banlieue. Samedi après-midi si ça te convient.

 ─ OK samedi Tom. On se retrouve sur la piazza du Centre Pompidou à 14 heures, devant l’entrée du centre.

 

Parcourant les collections permanentes du musée, ils s’arrêtèrent devant un tableau cubiste de Picasso : « L’homme à la guitare » ou quelque chose comme ça.

 

 ─ C’est assez déconcertant, dit Tom. C’est figuratif sans l’être. Ça se lit comme un rébus ?

 ─ Non. C’est de la figuration conceptuelle.

 ─ Qu’est-ce que tu entends par là ?

 ─ Eh bien, figure-toi que je sois artiste et que je veuille brosser ton portrait. Je pourrais te faire poser, ou prendre une photo de toi qui te plaît bien et faire un dessin ou une peinture.

 ─ Oui, c’est logique.

 ─ Non, ça ne l’est pas. Ce ne sera pas entièrement toi. Ce sera un aspect de toi. Si je veux bien te représenter il faut que je connaisse tout de toi : tes pensées, tes émotions, tes sentiments, tes refoulements, tes envies, tes fantasmes, tes hantises,…la liste est longue. Il faut aussi que je connaisse tout de ton physique, de face, de dos, de profil, jusque dans les moindres détails, tu vois ce que je veux dire, si l’on peut appeler ça des détails.

 ─ Mais tu n’es pas artiste il me semble.

 ─ Non, non, t’affole pas, on est dans la théorie. C’est seulement en te connaissant bien que je serai capable de te représenter, si je suis capable de mettre tout cela dans le tableau. Tous les aspects, tous les points de vue dans un seul et même tableau. Ce serait toi tout entier.

 ─ Le risque c’est le fouillis, non ?

 ─ Oui, c’est pourquoi il faut organiser plastiquement tous ces éléments pour que l’ensemble soit cohérent.

 ─ C’est pour ça que la couleur est un camaïeu de bruns ?

 ─ Oui, sans doute.

 ─ Mais moi je ne vois aucun sentiment, aucune expression dans cet homme à la guitare. Il est heureux, malheureux ? A quoi pense-t-il ?

 ─ Tu as raison. Il n’y a pas d’expression des sentiments. Ce n’est pas émotionnel. Tu as le droit de le reprocher au cubisme. C’est un jeu purement formel, sur un concept de représentation

Mais si tu veux bien on peut essayer de se découvrir l’un et l’autre pour pouvoir un jour faire à notre façon nos vrais portraits.

 ─ Je crois que j’en ai envie.

 ─ Moi j’en suis sûr.

 

3° partie

 

 ─ J’aime la douceur de ta peau.

 

Il lui avait doucement déboutonné sa chemise et promenait délicatement sa main sur la peau claire de Tom. Une peau de blond paraît toujours un peu délicate, un peu fragile, on l’imagine rougir facilement au soleil, mal résister aux intempéries, et même aux caresses brutales. C’est émouvant une peau de blond, surtout quand on n’a pas souvent l’occasion d’en parcourir la texture. A –telle une odeur particulière ? Il approche son visage de cette poitrine à demi dénudée et y dépose un doux baiser.

« Du doigté, de la délicatesse, un peu de psychologie », se dit Alex

Tom est tendu, c’est-à-dire crispé, il entreprend là quelque chose qu’il a constamment repoussé de toutes ses forces mais aussi ardemment espéré. Etre dans les bras d’un garçon, c’est son rêve de toujours, et sa hantise de toujours. Alex le sait très bien et c’est la raison pour laquelle il le prépare doucement en l’entourant de beaucoup d’affection.

Elle n’est pas feinte cette affection. Alex s’est très vite attaché à ce garçon coincé entre ses désirs et son respect de l’ordre établi par son éducation. Un peu trop vite sans doute. Où pouvait le mener cet amour qu’il sentait réciproque mais qui était contrarié par un obstacle infranchissable : le mur d’hostilité d’une famille prête à tout pour éviter le déshonneur d’avoir un fils homosexuel. Sans doute cette situation est-elle encore assez fréquente. Elle posait à Alex un sérieux cas de conscience.

Pour l’heure il ne pouvait réfréner son désir de coller son corps contre celui de Tom. Il se sentait devenir brûlant au fur et à mesure qu’il dévêtait et caressait son ami. Il était maintenant trop tard pour faire marche arrière, d’autant plus que Tom semblait prendre un plaisir inouï à ces contacts et ne cachait pas sa splendide érection.

Ils furent bientôt nus tous les deux et s’abandonnèrent aux jouissances que peuvent se donner des garçons. Enfin, à certaines jouissances, parce qu’il ne fallait pas brûler les étapes et franchir pas à pas les chemins de la sensualité masculine.

Cette première rencontre intime, préparée de longue date, avait laissé une empreinte profonde en chacun des deux garçons. Pour Tom c’était la découverte tant espérée et tant de fois différée d’un corps ami semblable au sien. Il exultait d’avoir osé se livrer à ces jeux amoureux qu’il désespérait de connaître un jour, tout en redoutant qu’ils révèlent définitivement sa véritable nature et provoquent un séisme familial à plus ou moins long terme.

Jeux amoureux n’étaient d’ailleurs pas les bons termes car il ne s’agissait pas du tout de jeu mais d’un élan irrépressible du cœur et du corps, une impulsion plus forte que lui, qui dépassait et annihilait son raisonnement et sa volonté. Incontestablement c’était de l’amour. Et c’était de l’amour pour un garçon.

Ce qu’il aimait en Alex n’était pas seulement son corps. Certes, il ne se lassait pas de le parcourir et de se réjouir que les mêmes stimuli produisent les mêmes effets que sur son propre corps. Il était heureux de vérifier que sur ce point au moins il était dans la norme et avait les mêmes besoins et les mêmes appétits que d’autres garçons. Ce qu’il aimait en Alex, c’était aussi sa sensibilité et son affectivité. Il le trouvait à la fois passionné, rêveur, imaginatif, et raisonnable, pragmatique, responsable de ses choix et de ses actes, capable de prendre des décisions et de s’y tenir. Il admirait chez ce garçon un peu plus âgé que lui cette détermination et cette maîtrise de soi qu’il ne sentait pas du tout en lui.

 

 ─ Il faut que tu rentres, Tom, c’est l’heure. On se revoit samedi prochain ? Ils me paraissent longs ces jours à t’attendre.

 ─ Et à moi donc ! Je ne fais que penser à toi. Tout le reste est accessoire.

 ─ Non, il ne faut pas. Le reste aussi est important pour toi, Tom.

 

4° partie

 

Alex avait en effet le temps de réfléchir à cette relation et il essayait de le faire avec le plus de lucidité possible. Bien sûr il aimait ce corps encore juvénile qui découvrait l’amour. Il cherchait à se persuader que de sa part c’était de l’amour et pas seulement du désir. Il n’en était pas absolument convaincu. Comment savoir en fait ? Il était heureux de le retrouver, il songeait souvent à lui, bien qu’il n’accaparât pas toutes ses pensées, mais était-ce suffisant pour se déclarer amoureux et être sûr d’un cœur qui s’enflamme facilement et s’éteint rapidement sans trop faire de cendres ?

Avait-il le droit d’encourager, chez ce garçon encore vierge, un penchant naturel combattu jusqu’alors avec énergie et qui pourrait avoir des conséquences extrêmement destructrices ?

Avait-il le droit de laisser Tom, au corps bien formé certes, et tout à fait mûr pour les plaisirs de la chair, mais encore juvénile et naïf, vulnérable, s’attacher à lui qui était probablement son premier amour ? Que vaut un premier amour ? N’est-il pas voué, dans la plupart des cas, à laisser sa place à d’autres passions, non sans souffrance parfois ?

N’aurait-il pas mieux valu préserver une amitié naissante plutôt que d’engager Tom dans une aventure dont on pouvait prévoir, compte tenu de l’environnement familial, qu’elle était vouée au naufrage ?

Mais les sens ont des raisons que la raison ne connaît pas, et des appétits qui ont raison de la volonté. Toujours est-il que les pas avaient été franchis, qui conduisirent l’amitié ambiguë du départ en relation amoureuse nullement platonique.

Comment concilier cet amour passion, le plus dangereux, le moins sage de tous ( mais est-on sage à vingt deux ans ?), généralement possessif et jaloux, avec sa conscience, avec son « forum intérieur » ? Piégé par ses sens, par ce reste d’animalité en lui. Il s’était laissé emprisonner alors qu’il voulait sans cesse promouvoir son libre arbitre.

Que faire ?

Entraîner Tom dans une voie qui lui attirera les foudres de tout son entourage, qui fera de sa vie un combat permanent, une lutte à mort pour maintenir un choix considéré comme diabolique par les siens ? Serait-ce de l’amour ou de l’égoïsme ?

Ou bien rompre cette relation problématique et sans avenir ? Ce serait certainement plus respectueux de son ami, plus honnête en tout cas. Ce serait un sacrifice qui serait une preuve d’amour véritable. Il souffrirait, bien sûr, mais n’a-t-il pas déjà connu cette douleur et ne s’est-elle pas résorbée complètement en suivant simplement le cours de la vie ?

Cependant il n’arrivait pas à se résoudre à faire souffrir Tom. Cela faisait trois mois qu’ils se connaissaient et Alex savait bien que l’attachement de Tom allait grandissant. Jamais il n’aurait la force de lui infliger le déchirement d’une rupture.

Dans les deux cas il se culpabilisait et ne parvenait pas à prendre une décision.

Il en était là de ses réflexions quand le téléphone sonna.

 

5° partie

 

 ─ Alex, tu sais combien je t’aime, entendit-il dans le téléphone.

 ─ Quelque chose qui ne va pas Tom ?

 ─ Oui, quelque chose ne va pas.

 ─ Explique. Ça peut s’arranger, non ?

 ─ Je ne vais pas pouvoir venir cet après midi.

 ─ Dommage, je t’avais réservé une surprise. Qu’est-ce qui t’arrive ?

 ─ Eh bien…

 ─ Allez, vas-y, tu peux tout me dire.

 ─ Eh bien mes parents soupçonnent quelque chose.

 ─ Qu’est-ce qui te fait croire ça ?

 ─ C’est pas que je croies, j’en suis sûr.

 ─ Raconte.

 ─ Tu sais le petit poème que tu m’as écrit l’autre jour, que tu m’as dit d’apprendre par cœur si je voulais, et de le détruire ?

 ─ Oui, et alors ?

 ─ Eh bien je l’ai appris par cœur mais je ne l’ai pas détruit.

 ─ T’es louf ou quoi ? Tu dois faire ce que je te dis, je suis plus prudent que toi.

 ─ Ne m’en veux pas ? Je n’ai pas pu m’en séparer. Il y avait toi dans ce papier, tes mots, ton écriture, et même ton odeur. Je te voyais en train de l’écrire et c’est comme si j’étais un peu avec toi.

 ─ Et qu’est-ce qu’il lui est arrivé à mon poème ?

 ─ Je me suis aperçu que ma mère fouillait dans mes affaires, parce que le poème, je ne l’ai pas retrouvé. Et j’ai remarqué que mes affaires n’étaient pas rangées comme je les avais laissées.

 ─ Tu téléphones d’où ?

 ─ Je suis dans une rue. Je peux pas rester longtemps.

 ─ Ecoute, le poème, si ta mère t’en parle, tu n’auras qu’à dire que c’est une fille qui te l’a filé à la sortie d’un cours.

 ─ Elle va me poser un tas de questions.

 ─ Tu décris une fille de ta classe, une assez moche, et tu dis que tu trouves le poème beau, touchant, mais pas la fille, et puis tu inventes, tu racontes n’importe quoi… plausible quand même.

 ─ Je la connais, elle ne va pas m’en parler, mais elle va me surveiller tout le temps.

 ─ Alors prends les devants, attaque. Pousse une gueulante en disant que tu ne supportes pas qu’on fouille dans tes affaires, et que tu veux récupérer ce poème qui a disparu parce que tu le trouves beau même si la fille est moche, etc. Que c’est la première fois qu’on t’écrit quelque chose d’aussi émouvant, etc.

 ─ Je n’oserai jamais.

 ─ Il faut savoir ce que tu veux, Tom. Tu ne vas pas rester indéfiniment soumis à tes parents. Moi, à ta place, je menacerais même de me casser. Ils vont paniquer, et te foutre un peu plus la paix.

 ─ Tu ne les connais pas, ils sont capables de me faire suivre. Ils verront que je ne vais pas du tout à la bibliothèque le samedi après midi.

 ─ Ecoute, panique pas. Laisse un peu de temps passer. Tu ne veux pas que je t’appelle, alors, toi, appelle-moi pour me dire comment ça évolue. Tu promets, hein ?

 ─ Alex, je suis malheureux.

 ─ T’en fais pas, ça va s’arranger.

 ─ Je t’embrasse partout.

 ─ Moi aussi. Je pense à toi. Tu me manques.

 

« Voilà les difficultés qui commencent, se dit Alex. Je m’y attendais, mais pas si vite.

Comment avais-je pu être léger au point de penser que le temps et le secret allaient glisser sur nous et laisser nos liens se nouer impunément dans l’euphorie de jeunes corps qui s’attirent comme des aimants ? »

 

6° partie

 

« Je savais bien que le temps nous était compté, pensa Alex. Et pourtant je faisais des projets pour nous deux. Pourquoi ne viendrait-il pas passer des vacances avec moi cet été ? Je lui ferais découvrir ma région, les Alpes, le Val d’Aoste, collés l’un à l’autre sur ma Suzuki qui ne répugne pas à prendre quelques chemins de traverse. »

 

 ─ T’es dingue. Comment veux-tu que mes parents me laissent partir avec toi qu’ils ne connaissent même pas ? Et en moto en plus !

 ─ Evidemment que tu ne vas pas leur dire que tu pars avec moi. Tu vas t’inscrire, je ne sais pas moi, à un stage UCPA par exemple, on trouvera bien une solution. Ce serait formidable de vivre quinze jours ensemble, non ? Tout le temps ensemble.

 ─ Je n’ose même pas y croire, ce serait trop beau.

 

« Je savais que c’était un rêve insensé. Jamais il n’oserait prendre le risque. Et jamais il n’oserait braver ses parents. Ce garçon n’était pas fait pour le combat, c’était un suiveur. »

 

Revenaient alors chez Alex cette question lancinante de l’avenir de leur relation et la culpabilité d’entraîner le garçon dans une impasse. Mais il y avait en plus ce doute qui le rongeait sur la véritable nature de son amour.

 

« Peut-être bien que j’aimais le rôle qu’il me faisait involontairement jouer. Sorte de vague Pygmalion bien éloigné de celui des métamorphoses d’Ovide, mais qui espérait épanouir un garçon prisonnier de lui-même et de son entourage. Ah, se laisser glisser de la pureté des intentions à ce délire érotique défiant la réalité !

Bien sûr je n’avais pas sculpté Tom. Mais il me semblait avoir donné vie à ce corps d’ivoire, et j’espérais aussi insuffler dans cette âme pusillanime un peu de courage et d’audace.

Peut-être que j’aimais ce rôle plus que l’objet de mes élans. Une autre manière de m’aimer moi-même, en quelque sorte, à travers cet amour. Ma hantise de toujours : ne pas être capable d’aimer vraiment. »

 

« Tom, tu seras toujours Jean Thomas. Je suis convaincu que la seule chose que tu ne suivras pas, c’est la voie que je t’ai ouverte. Tu ne t’engageras pas dans l’homosexualité. Tu vas rentrer dans le rang, fréquenter des filles pour donner le change, même si tu n’y prends pas tout à fait ton pied. Tu ne feras pas de vagues et tu finiras par te marier, avec une fille que tes parents t’auront glissée dans les bras. Elle te fera des enfants, tu auras fondé une famille. Tout le monde sera content.

Peut-être que dans le plus grand secret, tu t’enverras en l’air de temps en temps avec quelque beau mec plus ou moins vénal. Mieux vaut même payer, te diras-tu, ça permet de rester libre. Ne pas s’attacher. Tu auras le souvenir de t’être fait dévaster le cœur à 18 ans par un amour impossible pour un garçon qui t’a donné un aperçu de ce que pouvaient être un épanouissement et une plénitude sexuels. Il n’est plus question que les jouissances se transforment à nouveau en souffrance et en amertume. Plus question que ton cœur se noie à nouveau dans les larmes. Ne pas s’attacher.

Tu seras habitué à ton épouse. Tu feras des concessions parce que dans un couple il faut savoir en faire. Tu aimeras tes enfants. Tout sera bien. »

 

« Adieu Tom, je t’aimais bien, tu sais. »


073 Tom, épilogue

 

La séparation avec Tom avait laissé des traces plus profondes qu’il n’y paraissait.

Une nuit, Alex s’était réveillé plein d’anxiété, sans doute sous l’emprise d’un rêve qui lui échappait, et qui ne laissait que des marques de désenchantement, de solitude, de désolation. Alors pour se réconforter, dans un geste machinal, ou instinctif, il avait étendu le bras et cherché de la main le corps de Tom. Il ne l’avait pas trouvé bien sûr, et c’était une tentative un peu folle puisqu’il n’avait jamais passé une nuit avec lui. Leurs rencontres le samedi après-midi, et parfois le dimanche, avaient toujours été des instants furtifs et volés, avec ce goût amer d’avoir à se quitter si vite, et ce parfum toxique de l’incertitude du prochain rendez-vous.

Alors cette main qui errait sur le drap à la recherche d’un charnel et chaleureux secours, et qui ne rencontra que la fraîcheur indifférente du tissu de percale, le plongea dans une profonde mélancolie.

Il sentit ses yeux s’emplir de pleurs et laissa couler quelques larmes qui le chatouillèrent en pénétrant dans les oreilles. Il lui arrivait de temps en temps de pleurer, ce qui sur le moment le libérait de son trop plein d’émotion, mais qui, ensuite, le plongeait dans le regret de se laisser dominer par la sensiblerie. Réflexe de mâle orgueilleux, sans doute, il n’avouait à personne ces abandons au ramollissant sentimentalisme.

 

Une autre nuit il vécut quelque chose de beaucoup plus sérieux et inquiétant.

Il s’était levé tel un somnambule et avait marché dans la nuit avec une intention et un but bien précis : se retrouver dans le cimetière où était enterré son ami Tom.

C’était la première fois qu’il se rendait sur sa tombe, car la démarche lui avait parue jusqu’alors au-delà de ses forces. Il parcourut longuement les allées gravillonnées entre les monuments funéraires, tantôt humbles, tantôt immodestes avec leurs architectures prétentieuses, avant de découvrir l’endroit où la dépouille de Tom avait été ensevelie. Il était situé entre une dalle nue en albâtre et une chapelle en forme de temple. Curieusement la tombe était constituée d’une sole terreuse au bout de laquelle était posée une lourde croix de pierre blanche. Un médaillon ornait le centre de cette croix, sur lequel était sculptée en haut relief une tête d’homme chevelu et barbu. A même le sol étaient posés un gros livre à reliure de cuir brun, et deux chandelles dont les petites flammes vacillaient doucement dans la tiédeur immobile de la nuit.

Alex s’approcha lentement. L’émotion bousculait les assises de sa mémoire et lui faisait perdre toute cohérence de la pensée. Il ne se souvenait plus comment son ami était mort. Etait-ce un accident ? Etait-ce un suicide ? Ou était-ce lui qui l’avait tué pour qu’il restât définitivement à lui, qu’il ne pût plus lui échapper, ou plutôt ne pût plus échapper à son amour.

Le jeune homme avait vite manifesté sa soumission à des influences et des pressions extérieures au couple qu’il formait avec Alex. Il avait renoncé à certains rendez-vous et paraissait tellement inquiet que cette vie secrète fût dévoilée et révélât cette liaison scandaleuse et inacceptable pour son milieu et sa famille au conservatisme obtus, au conformisme viscéral.

Chez Alex le doute s’était infiltré et avait coulé dans ses veines jusqu’à empoisonner les éléments les plus vitaux de son organisme. Dès lors, pour retrouver un amour serein, fallait-il recourir à une solution extrême qui rendît impossible métaphysiquement toute séparation.

Avait-il forcé le destin à accomplir une œuvre qui lui était relativement familière, ou s’était-il investi lui-même dans cette immolation devenue nécessaire ? Peu lui importait. L’essentiel était qu’il pût venir voir son ami quand bon lui semblait et vivre avec lui des moments enchanteurs hors de toutes contraintes et de tous interdits moraux ou sociaux.

 

2° partie

 

Il fallait se préparer lentement à cet instant de bonheur que désormais il renouvellerait chaque nuit. Il était important, que tout se déroulât selon un rituel qui ouvrirait magiquement les portes du royaume des morts où vivait Tom, sans avoir à passer les épreuves sinistres de ces fleuves célèbres comme le Styx ou l’Achéron. Tout au plus aurait-il à franchir le Rubicon, car c’était la frontière de l’au-delà interdit à quiconque voulait simplement faire du tourisme.

Il défit lentement ses vêtements, qu’il disposa à même la terre, sur la tombe. Quand il fut entièrement nu, il s’accroupit, prit le grimoire à reliure de cuir, le posa sur ses vêtements et l’ouvrit à la page dont il savait qu’elle relatait, en signes cabalistiques, les relations d’harmonie qui unissaient intimement les deux amants.

Il se mit à déchiffrer les caractères imprimés sur la double page du livre. Il comprit tout de suite ce langage ésotérique. Il revécut les instants merveilleux qu’il avait passés avec Tom. Ils étaient magnifiés avec beaucoup d’émotion et de profondeur. Quand il en arriva à son passage dans un autre monde, il sentit son cœur se serrer et il retint ses larmes. Les propos de son ami, car sans aucun doute c’est lui qui avait tracé ces lignes, n’étaient que pardon et amour.

 

« Je t’en ai voulu, Alex, de m’envoyer ailleurs alors que j’aimais tous les petits bonheurs quotidiens. Tous ces petits riens, ces petits gestes qui font de la vie une merveille de tous les instants, un miracle permanent.

Et puis je me suis vite rendu compte que ce miracle de la vie n’était qu’une illusion, une lente et inéluctable désagrégation, une perfide impermanence.

Tu m’as fait immortel, toi qui subis encore les aléas de la finitude, et je t’en suis infiniment reconnaissant.

Je t’aime beaucoup plus que je n’ai pu le faire sur l’autre rive, d’un amour qui n’est plus entaché par les triviales pulsions instinctives qui aliénaient ma liberté.

Cet amour me procure une jouissance infiniment supérieure à tout ce que j’ai pu connaître jusqu’alors avec toi : une jouissance orphique. »

 

« Je peux venir te voir quand tu le désires. Il suffit que tu t’empares, sans éteindre les flammes, des deux chandelles qui sont devant toi, et que tu les présentes au dessus du grimoire. »

 

Aussitôt Alex empoigna les deux bougies et il vit apparaître son ami Tom dans toute la splendeur de sa nudité. Son beau corps semblait rayonner et l’éclat de sa peau claire illuminait cette étrange scène. Un tulle d’une blancheur immaculée serpentait autour de lui, magnifiant sa plastique, semblant à la fois le protéger et l’entraîner vers de célestes royaumes.

 

 ─ laisse-moi te prendre dans mes bras, lui dit Alex, tu es magnifique et j’aspire follement au contact de nos deux corps.

 ─ Tu ne peux pas Alex, si tu lâches ces cierges, je disparais à tes yeux.

 ─ Tom ! Ne me dis pas que je ne pourrai jamais plus te toucher ! Tu vas me faire mourir. Tu veux me faire mourir ?

 

3° partie

 

 ─ Non Alex, je ne veux pas te faire mourir, lui dit Tom, je veux te sauver. Mais c’est vrai, nous ne pouvons plus nous toucher. Tu peux me voir autant que tu veux. Tu es même le seul à me voir, parce que je t’en ai donné le pouvoir.

 ─ A quoi me sert de te voir si je ne peux plus t’embrasser, plus te caresser, si je ne te sens plus frémir quand je me promène sur ton cou, sur tes seins, sur ton ventre ou le long de tes cuisses, si je ne t’entends plus gémir de plaisir quand je rends visite aux tendres petites niches de ton intimité, si je ne peux répondre à l’appel de ce petit être dressé qui me dit : viens, viens me câliner, je suis tendu vers toi et toi seul peux m’ouvrir les portes du paradis ?

 ─ Tu ne comprends pas, Alex, que notre amour est d’autant plus fort et indestructible qu’il est maintenant désincarné. N’est-ce pas magnifique de gagner en pureté ce qu’on perd en jouissance trivialement charnelle ? D’ailleurs c’est toi qui l’as voulu.

 ─ Non, je n’ai pas voulu ça.

 ─ Tu m’as voulu pour toi tout seul et je suis à toi tout seul.

 ─ Tom, j’ai peur. Il y a un horrible monstre qui vient de se dresser derrière toi. Il a une tête d’homme diabolique, de grandes oreilles et des cornes d’aurochs, un corps balèze et de grosses pattes poilues de bouc géant. Il est tout rouge avec d’immenses ailes de chauve-souris. Il me regarde avec un air mauvais et agite ses grands doigts crochus comme s’il voulait s’emparer de moi. Tom, j’ai peur…

 ─ Il n’y a personne derrière moi, Alex. Ce monstre est une projection de ton imagination. Ce sont tes hantises et tes remords qui enfantent cette créature qui t’effraie. C’est en quelque sorte une autre forme de toi-même, une image en hologramme de l’état de ton cœur et de ton âme en ce moment…

 ─ C’est comme ça que tu me vois, Tom, et tu prétends m’aimer ?

 ─ Non, c’est toi qui te vois en monstre. Moi je te vois là devant moi, beau, aimant, passionné. Tu as la candeur de la sincérité et si ta nudité n’est pas tout à fait chaste, c’est qu’elle n’a pas encore complètement retrouvé la vertu de la virginité. Mais je vais t’indiquer le chemin.

 ─ Tom, je ne pourrai jamais me pardonner de t’avoir fait mourir. Je l’ai fait par pur égoïsme, pour te garder quand j’ai compris que j’allais te perdre. Je n’aurai jamais assez de larmes pour laver mon cœur de toutes ses vilénies. La perte de ta vie est devenue ma propre mort, moi qui suis resté en vie.

 ─ Tu peux au contraire être heureux : alors que je vivais dans la crainte et la soumission, tu m’as donné la liberté de vivre éternellement mon amour pour toi. Et alors que je ne faisais que jouir médiocrement d’une vie dont je doutais du sens, tu m’as chargé d’une mission : te réconcilier avec toi-même. Je suis avec toi. Toujours. Je suis ton ange gardien. Je vais t’aider à exorciser les démons qui sont en toi. Quand tu seras régénéré, je disparaîtrai pour de bon, afin de te rendre ta liberté.

 ─ Non Tom, pas ça. Je ne veux pas de cette liberté sans toi. Je serais trop malheureux.

 ─ Quand tu seras guéri, Alex, tu ne sauras même plus que j’existe.

 ─ Impossible, je ne t’oublierai jamais.

 ─ Tu ne peux pas comprendre, tu n’es qu’un simple mortel.


074 Carole

 

Ses nuits étaient perturbées par des apparitions et des scénarii laissant au réveil un goût d’amertume, un parfum de tristesse. Il ne pouvait pas laisser ainsi son subconscient envahi par la nostalgie.

Les jours passaient.

Cela faisait quinze jours que Tom et lui s’étaient quittés « bons amis », dans les pleurs et les regrets, mais aussi avec un certain soulagement de part et d’autre compte tenu des obstacles insurmontables sur le chemin de leurs amours.

La vie estudiantine intense laissait peu de temps aux alanguissements. Mais ce qui était éludé le jour refaisait surface au milieu de la nuit, ou pire, juste avant le réveil, et emplissait ce jeune cœur de mélancolie.

Il fallait qu’il retrouvât vite une relation de diversion, bien qu’en réalité il n’en eût pas vraiment envie. Mais c’était une thérapie raisonnable pour neutraliser ce vague à l’âme qui le malmenait.

C’est ainsi qu’il se mit à regarder plus attentivement les filles de sa promo. La plupart avaient, semble-t-il, un petit ami. Dans le lot restant, le choix était peu enthousiasmant. Elles présentaient bien mais avaient une personnalité qui pouvait paraître un peu envahissante. Elles étaient sûres d’elles, ou du moins en donnaient le spectacle, avec un penchant dominateur. Alex n’avait pas du tout l’intention, en tout cas en ce moment, de jouer au dompteur. D’ailleurs, en eût-il été capable ?

Et puis mieux valait sortir de ce milieu et ne pas s’emberlificoter dans des complications relationnelles avec des filles ou des garçons de sa classe.

Alors quoi faire ?

Aller draguer en boîte avec quelques copains ? Ce n’était vraiment pas ce qu’il préférait.

Il arrivait qu’il soit invité pour un anniversaire ou une fête chez l’un de ses amis. L’occasion de rencontrer de nouvelles têtes et, qui sait, de faire battre son petit cœur un peu plus fort à l’approche de quelque sensuelle gazelle. Mais ce genre d’invitation s’était raréfié ces temps-ci.

Les jours passaient.

Il ne retrouvait pas son entrain ni son engouement habituels.

Et puis un soir, alors qu’il était plongé dans la préparation d’un mémoire, vers 22 heures, un coup de sonnette.

Pensant qu’un copain venait lui demander quelque service ou quelque cours manqué, il ouvrit grand sa porte, vêtu de son seul jean.

La surprise fut de taille : c’est une mignonne fille brune inconnue et affolée qui était là devant lui.

 

 ─ Excusez-moi de vous déranger, lui dit-elle, je suis vraiment désolée, j’habite juste au dessus de chez vous et j’ai une inondation, je ne sais pas comment couper l’eau…

 ─ Je monte avec vous.

 

Alex ne prit pas le temps d’enfiler un T-shirt, il saisit ses clés et se précipita à la suite de la fille. Là-haut, dans la salle de bain, un raccord de tuyauterie avait sauté et l’eau giclait abondamment sur les murs et le sol. Alex chercha fébrilement le robinet d’arrêt et finit par le trouver sur le palier. Pendant ce temps l’eau s’était étalée dans la salle de bain et une partie du studio. Munis d’éponges et de serpillières, tous deux à quatre pattes, Alex et sa voisine étanchèrent le parquet et le carrelage. La fille lui paraissait bien appétissante malgré sa contrariété. Elle avait des yeux d’un noir intense et un joli sourire qui lui creusait de petites fossettes adorables à la naissance des joues. Son long cou était gracieux et ses mains aux longs doigts effilés et manucurés d’une rare élégance, même en tordant une serpillière. Elle ne sembla pas effarouchée par ce garçon si peu vêtu dans son studio, et, à vrai dire, ne sembla pas mécontente que cette fuite d’eau lui ait amené cette sympathique présence.

 

 ─ Je ne sais comment vous remercier, lui dit-elle à la fin des travaux d’assèchement.

« Moi je sais » eut-il envie de répliquer. Mais il fit une réponse plus sage :

 ─ C’est mon jour de chance. Je bénis ce tuyau qui m’a permis de faire ta connaissance, dit-il en la tutoyant. Quand peut-on se revoir ?

 

2° partie

 

Ils se retrouvèrent dès le lendemain, après les cours de l’un et la journée de travail de l’autre. La petite brunette était coiffeuse.

Ils allèrent dîner dans un petit resto de la rue Montmartre près des Halles puis s’installèrent dans une salle de l’UGC Ciné Cité devant un Thriller qui ne laissa pas à Alex un souvenir impérissable. Mais l’intérêt était moins dans le film que dans la proximité de cette brune pétillante, un peu plus âgée que lui, 26, 27 ans peut-être, qui aimait rire et prenait la vie du bon côté. Exactement ce qu’il lui fallait en ce moment : un petit vent frais, revigorant, pour dissiper les nappes de brume qui flottaient encore ici et là dans sa conscience.

L’obscurité fut propice à un geste tendre et touchant qui annonçait clairement les développements à venir : il lui prit la main et la garda dans la sienne. Alors il sentit une tête s’appuyer doucement sur son épaule. La partie semblait gagnée.

 

Ce qu’il souhaitait ce soir-là, ce n’était pas de « posséder » cette fille qu’il connaissait à peine mais avec laquelle il se sentait des affinités, c’était de démarrer une relation qui lui apportât autre chose qu’une simple satisfaction sexuelle. Quelque chose qui mûrirait lentement et peu à peu coulerait en lui comme une eau-de-vie.

Mais la fille était entreprenante et gourmande. Elle voulut sur le champ remercier Alex de cette bonne soirée et l’entraîner plus loin qu’il n’aurait voulu. Cela le mit mal à l’aise car il aimait prendre les initiatives et il craignait par-dessus tout de se faire gouverner par une femme. Non qu’il les méprisât, bien au contraire. Mais il avait cru remarquer que, plus que les garçons, les filles devenaient vite possessives et savaient trouver les chemins qui conduisaient à la capture de leur proie. Il n’avait aucune envie d’être une proie et il était capable de fermeté et même de dureté quand il s’agissait de défendre son espace de liberté.

Il refreina cette sensation désagréable de se faire mener là où il ne voulait pas aller tout de suite et opta pour le bon côté des choses. Après tout la fille lui plaisait et il aurait tort de se priver du plaisir de faire dès maintenant l’amour avec elle. Tout était simple, il suffisait de se laisser aller à cette attirance irrésistible d’un corps pour un autre corps, jusqu’à l’assouvissement charnel qui pouvait, dans le meilleur des cas, atteindre le sublime.

 

Arrivé dans le studio de Carole, il s’installa sur le canapé et commença à boire à petites gorgées le cognac qu’elle lui avait servi. Il s’apprêtait à peaufiner les préparatifs de l’amour, comme il aimait le faire, pour faire monter le désir le plus haut possible avant d’assouvir ses appétits. Son rituel : les premières caresses, un peu timides, ou s’efforçant de l’être… ; les premiers baisers, tout doux, avant d’être plus appuyés, puis plus pénétrants… ; le premier bouton dégrafé, la petite portion de peau qui apparaît, qui en dit long, qui en dit beaucoup plus que ce qu’elle montre… ; la main qui se glisse sous le délicat textile et qui explore un peu nerveusement la douce chaleur de cet épiderme inconnu… ; les frémissements et petits tressaillement de plaisir, les battements du cœur qui se précipitent… ; le T-shirt qui voltige… Ah, ce long effeuillage entrecoupé de caresses et de baisers sur les territoires dévoilés, ces prémices d’une félicité annoncée !

C’était pour Alex le meilleur moment, celui où le must reste à venir, où le désir grimpe vers les cimes et chante le prélude des sublimes délices.

 

Il n’eut pas droit à cette exquise mise en bouche, si l’on peut s’exprimer ainsi.

 

3° partie

 

Lorsque Alex reposa son verre de cognac, il leva les yeux sur le corps nu de Carole qu’encadrait la porte de la salle de bain. Il sentit sa respiration se bloquer et un frémissement lui parcourir tout le corps. Avant même qu’il ait pu avoir la moindre réaction, il entendit :

 

  Déshabille-toi vite, Alex, viens.

 

Et elle se glissa sous la couette.

Il s’exécuta en se disant qu’il allait passer pour un mufle, qu’il aurait au moins pu lui faire un compliment sur son corps, lui dire qu’il la trouvait belle, lui demander de rester ainsi immobile pour qu’il pût se délecter du merveilleux spectacle qui s’offrait à lui et qui le subjuguait,…

 

 ─ Bouge pas. Laisse-moi te regarder. Tu es belle. Tu me rends fou…

 

L’odeur et le goût du cognac se mêlaient à cette aventure brusquement engagée. Il obéit comme un gamin à l’ordre qui lui était donné de se mettre nu. Il éprouva quelque dépit à se sentir dominé par cette nana, mais il se dit qu’au lit il allait reprendre l’initiative des opérations et sauver son orgueil de petit mâle.

 

Naturellement les peaux se joignirent dans un élan naturel. Alex, par un procédé mécanique qu’il ne maîtrisait pas mais qu’il aimait, bien que parfois il lui jouât de vilains tours, était depuis le début prêt à l’abordage de ce ventre dans lequel il allait trouver des trésors de volupté. La fille lui en sut gré et manifesta aussitôt son avidité. Elle s’empara du membre viril qui faisait le beau, lui enfila prestement une capote et le guida fermement vers son jardin des délices.

Alex était-il trop faible pour résister à pareil luxurieux commandement ? Il se laissa imposer ces pratiques qu’il jugeait expéditives et amorça de puissants coups de reins qui l’amèneraient à l’orgasme, fût-il, en la circonstance, moins sublime que prévu. L’énergie qu’il déployait dans l’accomplissement de cet acte, non pas d’amour, mais de baise, jointe à celle des mouvements associés du bassin de la partenaire, fit que les deux corps furent bientôt mouillés et poisseux de transpiration. Ce qui l’étonna beaucoup, c’est que, contrairement à ses précédentes expériences, il n’avait pas à se retenir pour parer une éjaculation trop précoce. Au contraire, il s’acharnait sans qu’il sentît venir cette fameuse montée de la jouissance qui allait crescendo jusqu’aux explosions finales. La fille semblait apprécier les prolongations, sans toutefois se livrer à la frénésie orgasmique. Comment était-il possible que ce sexe qui ne manifestait aucun signe de fatigue ne pût parvenir à la satisfaction habituelle ? Il le sentait ardent et vigoureux mais devenu comme insensible.

Il n’était pas question de perdre la face et de passer pour un amant déficient auprès de cette presque inconnue. Il joua pour la première fois le simulacre de la jouissance et de l’éjaculation, dans un déchaînement d’énergie. Puis il se retira haletant et s’allongea sur le dos, un bras posé sur la cuisse moite de Carole.

Au bout d’un moment il sut par le rythme régulier de sa respiration qu’elle s’était endormie. Ne parvenant pas à trouver le sommeil, il alla dans la salle de bain, prit une douche en faisant le moins de bruit possible, et revint s’allonger sur le lit. Il resta longtemps éveillé, interloqué par ce demi échec maquillé en victoire, et craignant que Carole, se réveillant, menât le déclenchement d’un nouvel exercice.

Il finit par se livrer à Morphée, mais au petit matin, ce qu’il avait craint se produisit et il fut entraîné d’autorité dans une nouvelle séance d’amour.

 

4° partie

 

Comment réagit-il à ce pressant besoin vaginal ? Promptement sans aucun doute car sa mécanique vaso-dilatatrice fonctionnait toujours au quart de poil, si l’on peut user de cette expression. Peut-être même une certaine irritation psychique lui fit-elle aborder les tissus récepteurs avec un peu trop de brutalité, mais la fille ne sembla pas s’en plaindre.

Cependant, le désir n’avait probablement pas été stimulé suffisamment par des préliminaires bâclés, et le phénomène de cette nuit sembla vouloir se reproduire. Il sentait son sexe, pourtant bien rigide et plein de robustesse, être à nouveau peu sensible aux massages vaginaux. Allait-il encore devoir jouer la comédie de la jouissance ? Il commençait à paniquer un peu, en se gardant bien de laisser paraître quelque défaillance déshonorante par une puissante activité musculaire. Mais le cœur n’y était pas. Le mental, surtout, n’y était pas. Or chacun sait que le mental nous gouverne. Eh bien c’est justement son mental qui vint au secours.

Il se sentit tout à coup détaché de lui-même, et, par un phénomène d’ubiquité, se retrouva observateur de ce couple qui faisait l’amour. Ce n’était pas un miroir dans lequel il voyait le film inversé de ses ébats, non, il était le spectateur, le voyeur qui se délectait du spectacle. Il se trouvait d’ailleurs à son avantage dans cette position, et s’il voyait avant tout les mouvements pneumatiques du bassin et les contractions musculaires de ses fesses bien pleines avec cette mystérieuse zone ombrée qui en séparait les deux lobes, le reste de son anatomie ne lui échappait pas pour autant. C’était d’autant plus intéressant qu’il n’avait pas l’habitude de voir sa face postérieure. L’arrière des cuisses et des jambes lui parut assez sympathique, quoiqu’il préférât la musculature puissante des quadriceps. Sa taille était fine, autant qu’elle pouvait l’être de face, et même davantage en l’absence des petits renflements des poignées d’amour. Son dos était mieux musclé qu’il le croyait et il fut ravi de voir s’y promener fébrilement de belles mains manucurées en même temps qu’il éprouvait les sensations de leurs caresses.

Il prenait plaisir à ce dédoublement, à cette altérité qui n’était autre que lui-même. Il souhaitait que le temps s’arrêtât pour jouir indéfiniment de ces perceptions à la fois physiques et inhabituellement visuelles.

Mais il n’en fut rien car il s’aperçut bientôt qu’il n’était pas seul à se repaître de sa performance érotique. Ils étaient finalement assez nombreux à observer la scène et Alex percevait même des bribes de commentaires dont il n’était pas sûr qu’ils fussent tous élogieux. Il n’en captait que quelques fragments où revenaient des mots techniques ayant trait à des prises de vue, des plans séquence, des cadrages, etc. Se pouvait-il qu’il assistât à la réalisation d’un film sur ses activités amoureuses, film dans lequel il était à la fois acteur et spectateur, et peut-être metteur en scène, car il s’entendait donner des instructions au caméraman, à l’éclairagiste et aux assistants ?

Dans le même temps il entendait les halètements de sa partenaire, ses râles de plaisir, et  ses supplications pour qu’il poursuivît sa voluptueuse activité.

 

  Oui, oui, c’est bon... continue… continue petit salaud… j’aime, j’aime te sentir en moi… t’es beau, t’es bon… hahaaaaaaaaa !!!

 

Il sentait en tout cas monter en lui cette volupté qui lui avait fait défaut en début de séance et il savait désormais qu’il n’aurait pas à jouer la comédie de la jouissance. Au contraire il avait envie de faire durer le plaisir et il freina le rythme des reins pour rester autant que faire se pouvait dans les limites de la rétention.

 

5° partie

 

Alex s’immobilisa un instant sur le corps de Carole, qui l’implorait de continuer, faisant un effort pour faire refluer le début de la jouissance et différer le déclenchement des salves de sperme qui était le terme attendu, la cime du plaisir, mais dont la descente de ce sommet donnait le vertige.

C’est alors que son psychisme bascula vers un autre registre de son subconscient.

Disparue l’équipe de tournage du film, disparu le voyeur qu’il était, disparu le corps de Carole sous lui. Et pourtant c’était bien un corps qu’il tenait dans ses bras : la chevelure blonde, les yeux noisette qui plongeaient en lui et disaient la profondeur de son désir de lui ; les lèvres roses et charnues qui s’entrouvraient, invitation à venir s’y poser et à s’y abreuver comme à une source d’eau cristalline ; la peau claire du corps qui avait gardé sa juvénilité, la magnifique cambrure des reins qui arrondissait le ventre et faisait rebondir divinement le beau petit cul, et puis ce sexe dressé qui avait la pudeur de ne se dévoiler entièrement que dans une éclosion finale,…le corps de Tom !

Il perdit aussitôt le contrôle de lui-même, se sentit envahi par une puissante vague vibratoire venue des profondeurs de son être, et se pulvérisa en gerbes symphoniques, avant de retomber dans le vide, anéanti et le cœur en charpie.

Il en était maintenant convaincu, il avait aimé Tom et il l’aimait encore. Sans doute était-ce l’irrémédiable séparation qui avait servi de révélateur.

Il éprouva de la tristesse de n’être plus avec Tom, et la fille pelotonnée contre son flanc, posant un bras alangui sur sa poitrine, lui apparut comme un substitut insipide. Elle paraissait comblée tandis que pour lui le réveil était amer.

Pour Carole, Alex avait bien répondu à ce qu’elle attendait de lui. Elle avait trente ans, bien qu’elle n’en avouât que vingt cinq, et se sentait rajeunir dans les bras de ce vigoureux garçon de vingt deux ans. Non seulement il lui faisait bien l’amour, mais il avait un caractère docile qui lui convenait à merveille. Elle s’avouait apprécier ce nouvel amant, en cette période où elle avait quitté le précédent, généreux certes, mais qui avait un peu perdu la fantaisie et l’attrait de la jeunesse.

Son euphorie se traduisit par un babillage incessant qui n’était pas du goût d’Alex, vite saoulé par ce flot de paroles inutiles.

 

  Viens au salon, Alex, je te ferai une coupe de cheveux qui te mettra davantage en valeur. Tu vois, avec la forme de ton visage il te faudrait un mouvement arrière du côté gauche pour faire ressortir….

 

Puis elle passait à un autre sujet et organisait leurs prochaines rencontres, lui donnant la sensation qu’elle disposait de lui comme d’un jouet dont tout à coup elle ne pouvait plus se passer.

 

  Qu’en penses-tu ? lui demandait-elle de temps en temps.

 

« Elle n’a rien compris, se disait Alex, qui se contentait de quelques réponses monosyllabiques et la plupart du temps se taisait. Elle se figure qu’elle m’a conquis et que je suis en sa possession. D’une part je suis le contraire du garçon sans caractère qui se laisse mener par une femme jusque dans l’amour, et d’autre part je ne lui ai même pas fait l’amour, parce que je n’arrive pas à lui faire l’amour. Elle n’a pas senti que ma première explosion fut complètement simulée. Sans doute suis-je un bon acteur. Elle pouvait plus difficilement s’apercevoir que c’est quelqu’un d’autre qui m’a fait jouir ce matin.

Je ne peux pas laisser se développer une relation commencée par une double tromperie. Car je l’ai bel et bien trompée sans en avoir l’air. Le plaisir, ce n’est pas à elle que je le dois, c’est à un garçon que j’ai perdu et que j’ai encore dans la peau et dans le cœur.

Comment lui annoncer que je ne peux pas continuer avec elle sans qu’elle se sente peinée et peut-être offensée ?

 

6° partie

 

Alex ne pouvait compter sur l’inspiration subite du hasard pour annoncer à Carole qu’il voulait la quitter après avoir passé cette nuit avec elle. D’une part il ne voulait pas passer pour un salaud ou un profiteur, et d’autre part il n’avait aucune envie d’être désagréable avec cette fille dont il se demandait quand même si elle s’était donnée à lui ou si elle s’était emparée de lui, en penchant d’ailleurs pour la deuxième hypothèse. Mais ce n’était pas une raison pour manifester une méchanceté qui n’était pas dans sa nature.

Le mieux était sans doute de dire une vérité, en tout cas une vérité du moment.

 

  Carole, il faut que nous parlions.

  Oui, ça me fait plaisir, mon biquet, parce que tu n’as pas dit grand-chose depuis que je t’ai amené ici.

 

« Mon biquet ! Non mais, elle me prend pour qui ? Un gamin ? Un petit jeune qu’on a plaisir à s’envoyer ? Je n’aime pas non plus le “ je t’ai amené ici”, il me confirme son caractère possessif et autoritaire. Je n’ai jamais pu supporter qu’une femme dispose de moi, et encore moins qu’elle me contraigne à exécuter ce qu’elle a décidé. Il n’est que ma mère qui ait pu, dans son rôle d’éducatrice aimante, m’obliger à me plier à ses injonctions. Je lui sais gré de n’en avoir jamais abusé et d’avoir toujours su me laisser une impression de liberté.

Décidément j’ai plein de bonnes raisons pour ne pas rester avec cette fille. »

 

  J’ai eu un peu de mal à en placer une, tu parles tout le temps.

  Tu exagères. D’ailleurs hier soir tu étais bavard toi aussi, tu disais des blagues, c’était sympa. J’aime bien quand tu es drôle, quand tu fais de l’humour, c’est distrayant et ça te va très bien. Qu’est-ce qui a changé depuis hier soir, qu’est-ce qui ne va pas ?

  Je ne t’ai pas bien fait l’amour.

  Mais si justement tu fais bien l’amour. Tu as un beau petit corps et tu t’en sers vraiment très bien. Je t’assure. J’ai un peu d’expérience et je te situe dans le haut de gamme.

  Merci pour les compliments. Toi aussi tu as un beau corps qui est fait pour l’amour.

  Alors où y a-t-il un problème ?

  Il y a un problème.

  Dis-moi vite, il ne doit pas être bien grave. On va arranger ça. Il vient de moi le problème ?

  Non, je suis seul concerné. C’est de ma faute si tu préfères. Et tu n’as aucun moyen de résoudre ce problème.

  Allez, dis-moi, ne tourne pas autour du pot. Je t’écoute. Mais je crois savoir ce que tu vas me dire : tu m’as menti hier quand tu m’as dit que tu étais libre. Tu as une petite amie et tu es attaché à elle, tu ne veux pas la quitter. Tu veux bien la tromper de temps en temps mais globalement tu lui restes fidèle. Peut-être que ça te perturbe un peu quand même tes incartades. Tu as quelques remords après coup. Tu es bien comme les autres. Je te croyais plus honnête avec ta petite gueule qui inspire la confiance…

  Arrête, Carole, tu n’y es pas du tout.

  C’est quoi alors ?

  Je préfère les garçons.


075 Victor

 

Il faisait une de ces belles journées comme le mois de septembre sait en faire le don. La chaleur du mois d’août avait laissé place à une température idéale qui incitait à reprendre les activités abandonnées pendant la canicule. Alex avait commencé la journée par un jogging d’une heure. Il aimait bien le parcours qui longeait ce havre de tranquillité qu’était le lac aux heures matinales d’une paisible journée d’automne. Il se sentait plein d’énergie et de vitalité, légèrement euphorique.

Dans quelques jours il partirait faire ce bref stage en entreprise avant de débuter sa troisième année d’école. C’était donc le dernier week-end qu’il passait avec ses parents.

La table était dressée sur la terrasse de la piscine, sous le grand parasol vert à armature de bois. C’est Alex qui avait été chargé de cuire sur le barbecue les brochettes d’agneau qui dégageaient maintenant leur fumet dans les assiettes.

 

  Dis-moi, Alex, lui dit son père, en s’asseyant à table en face de son fils, c’est une question indiscrète, mais tu nous connais assez pour savoir que tu peux nous dire la vérité. Est-ce que tu ne serais pas un peu amoureux depuis quelque temps ?

  Qu’est-ce qui te fait penser ça ?

  Eh bien c’est Victor. L’autre jour, quand il est venu ici… la façon dont vous vous regardiez… Tu l’aimes ce garçon ?

  Euh…Oui, peut-être.

 

Victor : un jeune métis qu’il a rencontré récemment au club de tennis. Ils se sont ensuite retrouvés à la plage, et aussi dans la salle de gym. Victor est venu passer des vacances chez ses grands parents. Sa mère est française, son père est sénégalais, un wolof qui est venu faire ses études universitaires en France et qui est reparti dans son pays avec ses diplômes et une blanche épouse. Le résultat du mélange racial est un magnifique garçon élancé à la peau superbement orangée, au visage aimable, souriant, évoquant un peu Yannick Noah. Cheveux très courts, bouclés, sur un crâne à la forme parfaitement ovoïde, des yeux vert foncé profondément enchâssés dans les orbites, d’une vivacité pétillante mêlée à un velouté langoureux, un rire épanoui découvrant une dentition à l’émail éclatant. Un garçon chaleureux aimant le contact, généreux en gestes affectueux, chez qui le toucher fait partie de la culture. Son corps à la musculature fine n’évoquait pas un Adonis mais la souplesse d’un jeune félin à la grâce virile.

Alex et Victor avaient d’emblée été attirés l’un par l’autre. L’amitié naissante avait vite donné naissance à de masculins et affectueux contacts, puis à des caresses et des attouchements plus ciblés. Bref, chacun avait trouvé en l’autre ce qu’il attendait.

Parfois ils s’embarquaient tous les deux sur le voilier familial, faisaient quelques miles au moteur s’il n’y avait pas de vent, mouillaient le bateau dans un endroit tranquille près du rivage, et s’adonnaient sur les couchettes à leurs jeux charnels jusqu’à épuisement des organes.

Alex avait invité une fois Victor chez lui et ils s’étaient amusés comme des petits fous dans la piscine. Victor s’étant blessé au pied en heurtant la partie immergée de l’échelle, il l’avait soigné presque maternellement en nettoyant la coupure et lui appliquant un pansement. Sans doute était-ce à ce moment que le père avait surpris une attitude et un échange de regards qui en disait long sur la nature de leur relation.

 

« Voilà. C’est dit. Comment vont réagir mes parents », se demanda Alex non sans une grande d’inquiétude.

 

2° partie

 

  Tu l’aimes, dit son père. Et lui, il t’aime ?

  Peut-être.

  Eh bien je vais te mettre à l’aise. Je comprends que tu puisses aimer un garçon. Le peut-être me fait quand même plaisir parce que je t’avoue que j’aurais préféré que seules les femmes t’intéressent.

  Je te remercie, papa, de me comprendre.

  Tu es prudent j’espère. Ce que je te demande c’est d’être discret. Nous sommes dans une petite ville de province où les mentalités sont encore souvent arriérées.

  Je te le promets.

  J’espère que tu aimes aussi les jeunes filles, lui dit sa mère avec des fragments de sanglots dans la voix.

  Mais oui maman, ne t’en fais pas.

  Parce que, quand même, j’aimerais bien avoir de beaux petits-enfants.

 

 Au chevrotement de la voix s’ajoutaient un petit tremblement de la lèvre inférieure et une humidification excessive des yeux. Alex sut tout de suite que sa mère avait de la peine. Mais elle n’en dirait rien, bien sûr. Elle aimait trop son fils pour lui faire reproche de ses goûts sexuels. Elle aimerait son fils quels que soient ses choix, et probablement quels que soient ses actes. Elle garderait au fond d’elle-même cette douleur secrète au cas où son grand garçon ne suivrait pas le chemin naturel complétant la généalogie familiale.

 

La gaieté et l’entrain avaient totalement quitté Alex. D’une part il était soulagé d’avoir avoué à ses parents ses complexes attirances sexuelles, ce coming out en souplesse était ce qu’il pouvait espérer de mieux. Mais d’autre part il avait le sentiment que ses parents, qui devaient avoir bien des doutes depuis longtemps, avaient maintenant la certitude que leurs appréhensions étaient fondées et que leur déception était à la mesure des espoirs qu’ils avaient entretenus.

Et puis il y avait Victor. Comment n’avait-il pas songé qu’il ne lui restait plus que quelques jours à le voir ? Cette évidence, il l’avait balayée de ses pensées en se disant qu’il fallait vivre le moment présent le plus intensément possible, sans partir dans le passé révolu ou le futur improbable. C’était le seul moyen de vivre encore des instants de bonheur. Mais cette évidence s’imposait maintenant : il allait quitter définitivement Victor qui repartirait bientôt au Sénégal et serait, comme lui-même, repris par le rythme habituel de la vie, les études, les copains, les sorties, les nouvelles rencontres… Mieux valait ne pas se faire d’illusions, ils s’appelleraient, s’enverraient des emails, ils se reverraient sans doute, à Noël ? l’été prochain ? Mais comment bâtir un amour sur une absence quasi permanente ?

Allons ! Il ne fallait pas laisser se développer ce levain qui faisait germer et se dilater la tristesse et la mélancolie. Vite, il fallait plonger dans la douceur des rêveries. Demain il verrait Victor. Il l’emmènerait faire un grand tour en moto. Victor adorait la moto et Alex adorait sentir ce jeune corps se plaquer contre lui et ces bras lui serrer fortement la taille dans les virages. Alors Alex choisissait des itinéraires avec un maximum de virages, qui ne manquait pas dans une région de montagnes, et il usait et abusait des puissantes accélérations et décélérations de sa sportive Suzuki pour le seul plaisir de sentir le corps de Victor s’agripper au sien. Oui, demain, il savait où il l’emmènerait. C’était peut-être un peu loin mais il jouirait plus longtemps des petits bonheurs du trajet avec ce passager contre son dos et ses reins.

 

3° partie

 

Ils suivirent la route en lacets et montèrent le plus haut possible, jusqu’à ce qu’elle se terminât auprès de quelques chalets d’alpage qui accusaient le poids des multiples saisons vécues sur ce promontoire dominant la riante vallée. Ils se trouvèrent alors aux pieds d’un vaste cirque verdoyant environné de crêtes rocheuses et de sommets au dessus desquels planaient nonchalamment des choucas. Le bleu du ciel était d’une rare intensité, comme il arrive à l’automne, et un air plein de douceur baignait ce paysage que n’atteignaient pratiquement pas les bruits des activités humaines dans la vallée. L’endroit paraissait retiré du monde et respirait la paix et la tranquillité. Le temps semblait s’y écouler au ralenti, au rythme du végétal qui affichait encore sa belle parure d’été et ne semblait pas disposé à tirer sa révérence et à parer la nature des belles harmonies automnales avant de s’abandonner à l’hibernation.

Cet endroit se prêtait à l’oubli des tracas de la vie et à la méditation.

Mais les deus garçons n’étaient pas venus là pour méditer.

La moto abandonnée à sa béquille, Alex et Victor se mirent à escalader un versant nord herbeux et ombragé sur lequel il n’y avait aucun sentier.

 

 ─ Où m’emmènes-tu, Alex ?

 ─ Tu vas voir. Tu ne seras pas déçu. Ça vaut un petit effort. C’est un petit paradis là-haut. Je l’ai découvert par hasard un jour en me trompant d’itinéraire. C’est de l’autre côté de cette crête. Personne n’y vient parce qu’il n’y a ni sentier ni sommet à gravir. Et là il y a de grandes dalles plates recouvertes de plantes tapissantes douces comme de la mousse, et une vue magnifique d’un côté sur de hauts sommets encore enneigés, et de l’autre sur une profond vallée.

 ─ C’est là que tu amènes tes amours ?

 ─ Non, je n’y ai jamais amené personne avant toi.

 ─ C’est loin ?

 ─ Non, on y sera dans une demi-heure.

 ─ Passe-moi la gourde, je vais boire un coup.

 ─ Il y a aussi des barres de céréales, tu en veux ?

 ─ Tu penses à tout Alex, c’est super d’être avec toi.

 ─ Non je ne pense pas à tout, mais je pense beaucoup à toi.

 

Parvenus sur le lieu vanté par Alex, après quelques contournements de rochers semblant monter la garde et protéger un site encore vierge, ils s’assirent sur cet accueillant et odorant tapis végétal et admirèrent la beauté du paysage dont aucune brume ne venait estomper les lointains. Ils restèrent ainsi quelque temps côte à côte, savourant cet instant de repos après l’effort, modeste toutefois, de la montée. Quelques regards souriants et croisés assuraient chacun d’eux d’un sentiment partagé de bonheur et de plénitude.

Au bout d’un moment, la tête de Victor s’inclina et s’appuya doucement sur l’épaule d’Alex :

 

 ─ Alex, je suis triste. On va se quitter bientôt.

 ─ Non Victor, tu n’as pas le droit d’être triste puisqu’en ce moment on est ensemble. Fais comme si l’instant le plus important de ta vie était celui que tu vis en ce moment. Ne pense à rien d’autre.

 ─ Mais tu es un sage, Alex. Tu me fais penser à un moine bouddhiste.

 ─ Donne-moi ta bouche, tu vas voir si je suis un moine bouddhiste.

 

Ils enlacèrent longuement leurs langues tandis que les mains parcouraient les épaules, les bras, les dos, rendus un peu moites par la chaleur du soleil et les efforts de la montée.

 

4° partie

 

 ─ Laisse-moi te déshabiller, Victor, j’ai envie de te voir nu dans cette nature que j’aime tant.

 ─ Et moi je fais pareil. J’ai toujours envie de te voir nu. C’est comme ça que je te trouve le plus beau.

 ─ Allonge-toi. Ne bouge plus, je veux te regarder. Tu es un garçon du soleil, tu as la plus belle peau que j’aie jamais vue, avec juste ce qu’il faut de poils pour en souligner la couleur et me faire vibrer de désir.

 ─ Est-ce que tu vois l’effet que tu me fais ? Je bande déjà à mort.

 ─ C’est magnifique Victor, mais tu vois que je suis encore plus démonstratif que toi.

  C’est pas vrai, tu n’es pas plus, c’est moi qui suis plus. Approche si t’es un homme, je suis plus dur que toi.

 

Alex se précipita sur son ami, saisi du désir irrépressible de serrer contre le sien ce corps à la vigueur élégante, à la beauté triomphante. Ils roulèrent l’un sur l’autre, vifs comme des lézards, dans une sorte de lutte amoureuse ponctuée de rires et de mots tendres. Ce fut le seul moment où se manifesta l’agressivité des désirs, qui se déchaîne assez souvent chez les garçons pressés de satisfaire avant tout la demande de leur corps.

Ce fut Victor qui s’empara le premier du membre viril d’Alex, le flatta délicatement du bout des doigts en remontant et en descendant doucement la longueur de la hampe et en taquinant le gland dont le méat laissait déjà perler du liquide séminal. Puis il l’aborda avec les lèvres et la langue, provoquant chez Alex des tressaillements de plaisir, avant de le prendre dans la bouche.

Les garçons savaient moduler leurs  ébats pour faire durer le plus longtemps possible ces instants voluptueux. Tour à tour ils arrêtaient les stimulations, devinant d’instinct les limites de l’autre à ne pas franchir pour éviter de déclencher prématurément les fulgurances prématurées.

Les lèvres et les mains se dirigeaient alors vers des zones moins érogènes, des zones de tendresse, écrêtant ainsi l’excitation pour mieux la faire repartir ensuite. Puis se faisait le retour vers les membres enflammés et leurs petites rotondités jumelles, et la poursuite jusqu’à ces vallées obscures et foncées dont les versants s’écartaient pour laisser découvrir leurs violettes profondeurs.

Ensuite, se prêtant au bonheur de se sentir en l’autre, contenant leur plaisir par des modulations de tempo, il importait de capter le signal du point de non retour pour vivre ensemble cette jouissance extrême de la déflagration.

 

Carpe diem, se dit Alex : profite du présent.

Tu le tiens dans tes bras, apaisé et confiant.

La montagne te sourit, en aimable complice

Et témoigne du bonheur qu’il y a dans vos cœurs.

Ne pense pas à demain,

N’espère pas,

Espérer, c’est désirer sans jouir,

C’est se complaire dans le manque

Et dans l’impuissance.

Seul le présent est réel.


076 Les fantômes

 

Il s’était réveillé en sursaut et avait nettement entendu le bruit caractéristique que faisait la porte de sa chambre en se refermant.

Quelqu’un était entré pendant son sommeil.

Il ne pouvait supporter cette violation de son intimité.

Il se leva, alla sans bruit, dans le noir, ouvrir cette porte pour surprendre dans le couloir son mystérieux visiteur. Son cœur battait fort et il dut s’avouer qu’il avait peur. Néanmoins il décida de poursuivre ses investigations. Il alla, sur la pointe de ses pieds nus, jusqu’au bout du couloir où se trouvait la chambre de ses parents, écouta un instant à travers la porte : aucun bruit. De toute façon ce ne pouvait être ni sa mère ni son père qui se seraient permis d’entrer la nuit dans sa chambre. Ils ne l’avaient jamais fait.

Alex revint sur ses pas, hésita un instant au sommet de l’escalier, puis s’engagea sur les marches en vieux chêne qui accusaient le poids des ans par de petits gémissements dès qu’on posait un pied sur leur dos. Il se retrouva dans le vestibule à peine éclairé par un quartier de lune qui jouait avec les petits nuages pommelés qui parsemaient ce ciel d’été. Il tendit l’oreille dans toutes les directions mais ne perçut aucun bruit suspect.

Il était nu, n’ayant pas pris le temps d’enfiler le moindre vêtement, et sans autre défense que ses poings inexpérimentés. Il s’empara d’un club de golf et entreprit de faire silencieusement le tour des pièces et de vérifier la bonne fermeture des portes et des fenêtres. Tout était absolument normal. Il regagna l’étage et fit la même chose dans les chambres vides. Dans l’une d’elles il trouva la croisée grande ouverte. Il se pencha pour observer le jardin en dessous et ne vit que les masses noires des buissons et des massifs se détacher sur les pelouses et les allées de gravier blanc. Dans l’air immobile il ne perçut aucun frémissement des feuillages, ni aucun crissement des petits cailloux. Il ferma la fenêtre, revint dans sa chambre, ferma la porte à clef, et se recoucha.

Il s’efforça de penser à autre chose pour effacer l’appréhension qui s’était emparée de lui.

Il voulut diriger son esprit vers les formes excitantes de cette petite brune pleine de pétulance avec qui il avait hier joué une partie de tennis. Il fit défiler toutes les images qu’il avait enregistrées la concernant et il put rapidement confectionner un scénario de film très intéressant.

Il avait évidemment prolongé la partie de tennis par un pot avec Cécile au refuge habituel qu’était le « Café du stade », et là, contre toute attente, elle avait accepté de venir l’accompagner chez lui à la villa abandonnée par les parents pour la journée.

Il l’avait prise tendrement dans les bras et avait tout doucement commencé à la déshabiller. Il avait goûté au plaisir de déboutonner un à un les multiples boutons de son cardigan blanc. Quel bonheur de partir à la découverte de ce qu’on ne connaît pas encore !

Elle avait de petits seins bien dressés et remarquablement fermes contre lesquels il frottait délicatement sa poitrine tandis que sa langue répondait à l’invitation des lèvres entrouvertes. Il glissa doucement la main vers ce petit nid chaud et humide détenteur du secret de la jouissance espérée, à peine protégé par une petite barrière de fine dentelle.

Quand ils furent tous deux entièrement nus, debout l’un contre l’autre, avec leurs doigts, avec leurs mains, avec leurs peaux, leurs lèvres, le bout de leur langue, ils parcoururent la carte de leurs corps jusqu’à explorer les plus infimes parcelles de ces territoires.

 

Mais toutes les excitations se révélèrent impuissantes à stimuler un pénis d’habitude si impétueux et difficile à contrôler.

Le film s’interrompit brutalement sur ce constat d’échec et ce sont d’autres images qui se mirent à s’imposer, empêchant tout retour d’un sommeil rédempteur.

Se bousculèrent alors les séquences de ses peurs d’enfant.

 

2° partie.

 

Il avait sept ou huit ans quand ses parents installèrent leur grand garçon dans une chambre nouvellement aménagée, un peu éloignée de la leur. Il y avait une partie en soupente, où était le lit, une grande porte-fenêtre ouvrant sur le jardin, et une porte d’accès à un grenier rempli de malles et de vieux meubles à tiroirs et à portes ornées de grosses ferrures en fer forgé. Alex aimait aller dans ce grenier où il découvrait des merveilles de vieux habits brodés, des dentelles jaunies mais magnifiques, des guipures et toutes sortes d’ornements de passementerie, festonnés, torsadés, frangés, qu’il reliait aux belles robes des princesses de

la Cour

, aux habits d’apparat des rois et des chevaliers, aux somptueuses décorations des chambres et des cabinets des nobles et majestueux châteaux, comme il le voyait dans les livres d’histoire illustrés.

Il rêvait de ces bals masqués où les déguisements étaient plus étonnants et enchanteurs les uns que les autres.

Tout un monde dans cette mansarde, riche d’histoires secrètes et d’aventures pittoresques.

Ça, c’était le jour.

La nuit, c’était une tout autre affaire.

Les contes de fée se métamorphosaient en sagas effrayantes ou étranges qui ne manquaient pas de le terroriser.

Comme il était orgueilleux et avait sa réputation de grand garçon à maintenir, pour rien au monde il n’aurait avoué qu’il avait peur, la nuit, dans sa chambre, et qu’il ne pouvait s’endormir que la tête cachée sous la couette, après avoir vérifié trois ou quatre fois que la porte de communication avec le grenier était bien fermée à clef.

Un soir, il entendit des pas dans cette caverne d’Ali Baba. Quelqu’un s’était introduit subrepticement pendant la journée et avait forcément des intentions malveillantes. Peut-être s’apprêtait-il à mettre à exécution l’enlèvement programmé de ce garçon Alex pour l’emmener dans une contrée inconnue, probablement sur une autre planète. Il se voyait déjà entraîné de force vers cet ovni éblouissant par de petits êtres tout rouges avec une tête d’autruche et une queue de dragon.

« Mon Dieu, faîtes que cet intrus ne connaisse pas la formule magique lui permettant d’ouvrir cette porte. »

Mais la porte s’ouvrit.

Alex inspira profondément pour pousser un hurlement qui alerterait ses parents et les précipiterait à son secours. Mais le cri lui resta en travers de la gorge quand il vit apparaître son copain Quentin tenant dans les mains une bouteille de son jus de fruit préféré. L’accoutrement de Quentin était cependant étrange : il était nu mais avait le visage recouvert d’un masque de plumes en forme de tête d’oiseau. Comment Alex avait-il fait pour identifier instantanément Quentin dont il connaissait très bien la tête et la silhouette mais qu’il n’avait jamais vu tout nu ? La question l’effleura à peine. Il se mit à examiner son ami qui se tenait immobile près du lit. Oui, il était bel et bien fait exactement comme lui. Mais son petit zizi se terminait par une peau resserrée qui pointait en avant, tandis que le sien avait une extrémité arrondie d’une couleur un peu différente, qui s’appelait un gland. En tout cas ils étaient tous les deux de la même taille. Cette constatation le réconforta un peu après les frayeurs provoquées par ce surgissement ahurissant.

Quentin s’assit sur le bord du lit et, avec des gestes lents, offrit à Alex la bouteille de nectar. Puis, de manière très douce il ôta la couette et lui déboutonna le pyjama. Bientôt Alex se trouva tout nu sur le drap et il constata que son sexe était dressé comme un stick. Ce n’était pas la première fois que cela arrivait, mais ce phénomène ne s’était jamais produit en présence d’un autre garçon. Il aurait bien voulu que Quentin s’allongeât contre lui, mais celui-ci repartit comme il était venu, sans avoir prononcé la moindre parole.

Alex se prit à espérer qu’il aurait d’autres visites de ce genre.

Sans doute Alex eut-il un peu froid pendant la nuit car lorsque sa mère vint le réveiller pour aller à l’école, elle le trouva en pyjama et bien pelotonné sous la couette.

 

3° partie

 

Alex eut bien d’autres visites dans cette chambre contiguë au grenier magique. Il ne se souvenait pas de toutes mais seulement de celles qui l’avaient impressionné, effrayé, ou plongé dans ses premiers émois sexuels.

L’éveil encore relatif de sa sexualité lui faisait se questionner sur tout ce qui avait trait à ce sujet. Ainsi était-il très intrigué par cette partie de lui-même qui était capable, à son insu, de se développer et de durcir avant de redevenir ce petit organe tranquille bien utile pour faire pipi le plus loin possible. Il avait remarqué qu’en tripotant son zizi il parvenait à le faire croître en longueur et en volume et à l’affermir un certain temps. C’était très amusant.

Mais sa grande interrogation concernait l’anatomie des filles. Il n’avait jamais trouvé le moyen d’en voir une toute nue. Un jour, en attendant son tour chez le coiffeur, alors que sa mère l’avait laissé seul pour faire des courses à proximité, il était tombé sur une revue dans laquelle il y avait plein de jeunes femmes nues dans toutes les positions. Il avait été un peu dégoûté par cet étalage d’un univers corporel qui lui était étranger. Ce qu’il souhaitait maintenant, c’était être confronté à la réalité, une réalité plus naturelle et plus quotidienne, celle de cette petite Nénette par exemple, qui avait les larmes aux yeux quand il se faisait punir parce qu’il avait fait d’énormes fautes d’orthographe dans la dictée.

Il l’aimait bien, Nénette. Elle avait exactement le même âge que lui et habitait à proximité, dans une des résidences nouvellement construites. Elle venait souvent s’amuser avec lui dans le grand jardin de la villa. Ils construisaient une cabane et jouaient à cache-cache entre les buissons de buis ou de conifères et les haies de thuyas. Il y avait même de grands cèdres derrière le tronc desquels on pouvait entièrement se dissimuler.

Un jour, Alex s’était glissé, en se contorsionnant, à l’intérieur du feuillage très dense du bosquet de noisetiers. Nénette avait mis longtemps à le trouver. Il avait mis ce temps à profit pour prendre enfin la décision qu’il remettait toujours à plus tard par crainte d’un refus catégorique.

Quand Nénette le découvrit, il se précipita sur elle et l’embrassa goulûment sur les deux joues.

 

  Nénette, viens dans la cabane. J’ai quelque chose à te demander.

  Tu ne peux pas me le demander ici ?

  Non. Viens dans la cabane.

 

Ils partirent en courant et pénétrèrent dans cet assemblage de planches et de branchages sous les frondaisons du sol pleureur. Il y flottait toujours une odeur de mousse et de lichen.

  Alors, qu’est-ce que tu voulais me demander ?

  Je voudrais que tu me montres ton tutu.

 

Alex connaissait très bien les mots qui désignaient les organes sexuels des garçons et des filles. Les « grands » les employaient à tout propos. Mais il répugnait à employer ce vocabulaire qui lui paraissait empreint de vulgarité, étranger à son éducation et à sa nature plutôt réservée et un peu timide.

 

  Je veux bien mais à condition que tu me montres ton zizi.

 

Ils se déshabillèrent et, mi amusés, mi confus, observèrent un moment ces zones mystérieuses.

 

  Est-ce que je peux toucher ? demanda Alex.

  Oui. Moi aussi je peux toucher ?

  C’est doux.

 C’est amusant. Regarde, il se met à grossir.

 

Il y avait là de quoi alimenter tous les rêves des nuits à venir.

 

4° partie

 

Le déshabillage dans la cabane du jardin avait fasciné Alex au point que ses songes, fût-il endormi ou éveillé, lui faisaient vivre des scènes rocambolesques. C’étaient des ballets de petites filles nues autour de lui, démon couvert de noires écailles et affublé d’une longue queue de dragon allant taquiner les tendres et impudiques petites convexités des danseuses, ou chérubin aux longues ailes de plumes blanches s’amusant à caresser, du bout de leurs pennes, les interstices les plus sensibles et les niches les plus intimes de ces jeunes oréades.

Une fois ce fut Nénette qui apparut. Elle venait tranquillement du grenier enchanté où elle avait pris tout son temps pour choisir ses atours féeriques. Il fut tout de suite émerveillé, quoique un peu surpris que la parure ne fût pas un assemblage artistique des somptueuses broderies et dentelles du grenier. Nénette était vêtue d’un tressage de pampres incrustés de mille et une fleurettes champêtres.

 

 ─ Regarde comme je suis belle, lui dit-elle.

 

Il était allé à sa rencontre et il se trouvait maintenant tout contre elle. Il sentit les feuillages lui chatouiller le ventre. C’est alors qu’il s’aperçut qu’il était nu. Nénette lui souriait. Il eut envie de l’embrasser sur la bouche comme le faisaient les garçons et les filles qu’il voyait sortir du lycée, et comme il avait vu aussi au cinéma. C’était doux et très agréable. Il hésita un peu à ouvrir la bouche, l’idée de mélanger les salives lui répugnait un peu. Mais finalement il trouva très amusant les enlacements des langues. Il se promit de recommencer à la première occasion venue. Tant pis pour le côté un peu dégoûtant des liquides buccaux qu’il connaissait principalement sous la forme de mollards.

Tout en embrassant il se mit à effeuiller ce petit buisson fleuri, laissant graduellement apparaître un joli corps gracile. Bientôt Nénette se retrouva aussi nue que lui. Il éprouvait du plaisir au contact de ce tendre épiderme contre le sien. Il aurait bien voulu que sa bistouquette se raidisse comme cela lui arrivait de temps en temps de manière inopinée. Il la comparait alors à son gros stick de colle Uhu. Cette fois c’était l’occasion ou jamais de tenter une expérience dont il se demandait bien quels effets elle pouvait produire, mais qui ouvrait la porte d’accès à la cour des grands.

En effet, Alex était tout à fait au courant des pratiques amoureuses. Un jour, en promenant le chien de ses voisins dans les près envahis de hautes herbes, il avait surpris un couple de jeunes en train de faire l’amour. Ils étaient tellement absorbés par cette activité qu’ils n’avaient pas remarqué la présence d’Alex qui ne perdait pas une miette de cette exhibition. Le garçon était couché sur la fille. Il ne restait plus de leurs vêtements que des shorts chiffonnés à mi-cuisse. Alex avait très bien vu le mouvement pneumatique et frénétique des reins et des fesses du garçon qui, à n’en pas douter, faisait coulisser sa quéquette dans le ventre de la fille. Il avait d’ailleurs trouvé que c’était un beau spectacle, mais s’était vite éclipsé de crainte d’être pris en faute et de se faire insulter.

Aussi fut–il très déçu que son zob restât indifférent aux mouvements qui étaient censés imiter ceux des fesses du garçon du champ aux herbes folles. Impossible de se faufiler dans le ventre de Nénette dans ces conditions. Peut-être que debout ça ne marchait pas ? Alors il essaya d’entraîner sa copine vers le lit, pour reproduire exactement ce qu’il avait vu et parfaitement mémorisé. Mais celle-ci se dégagea en douceur en lui caressant l’épaule, et disparut dans l’ombre.

Alex se retrouva seul dans son lit et se sentit très dépité d’avoir déçu Nénette, et aussi très vexé d’avoir échoué dans une tentative qu’il hésiterait sans doute à renouveler.

 

5° partie

 

C’est au petit matin qu’il trouva enfin le sommeil après les perturbations provoquées par la mystérieuse visite. C’est à une heure assez avancée de la matinée qu’il se réveilla et se leva.

 

 ─ Bonjour Maman.

 ─ Bonjour mon grand. Je t’ai préparé un petit brunch. J’ai pensé que tu aurais faim après toutes ces heures de sommeil.

 ─ Merci, c’est gentil. Mais j’ai peu dormi, j’ai eu une longue insomnie.

 ─ Figure-toi que moi aussi. J’ai entendu des bruits bizarres dans la maison. J’ai eu un peu peur, mais je n’ai pas réveillé ton père qui avait un rendez-vous tôt ce matin.

 

Cette remarque de sa mère troubla d’autant plus Alex qu’il n’avait lui-même perçu aucun bruit anormal en dehors de celui de la fermeture de la porte de sa chambre.

Il décida de ne pas relater sa frayeur de la nuit. Inutile d’additionner les inquiétudes. Après tout on ne risquait pas grand-chose dans cette maison pourvue de solides fermetures.

 

Le soir, il prit la précaution de vérifier toutes les fenêtres avant d’aller se coucher. Il ferma sa porte à clef laissa sa fenêtre ouverte derrière les volets clos pour profiter de la fraîcheur de la nuit.

Fatigué par une journée sportive bien remplie, il s’endormit dès la deuxième page du livre qui pourtant le passionnait.

 

A nouveau il fut réveillé en sursaut. Sur le coup il eut un peu de mal à identifier les bruits qu’il entendait. Il se rendit compte assez vite qu’il s’agissait des impacts de petits cailloux lancés contre ses volets de bois. Pas de doute, quelqu’un voulait communiquer avec lui. Il se leva et essaya de distinguer, à travers les intervalles des petites lattes obliques, le lanceur de ces projectiles. Mais le jardin était très sombre et il ne put rien discerner. Alors il ouvrit tout grand les deux battants de volet et attendit la suite des évènements.

 

 ─ Alex, viens avec nous, lui dit une voix masculine.

 ─ Qui es-tu ? Qui êtes-vous ?

 ─ Des amis. Viens, on n’attend plus que toi.

 

Ses yeux repéraient peu à peu les formes familières du jardin. Des sons inhabituels lui parvenaient : petits rires étouffés, soupirs alanguis, râles langoureux, halètements furtifs,… Il perçut des mouvements sur la pelouse sous sa fenêtre et bientôt il se rendit compte qu’elle était recouverte de corps qui bougeaient doucement dans l’ombre.

A ce moment le ciel se dégagea d’un gros nuage qui l’encombrait et une myriade d’étoiles baigna le jardin d’une faible clarté. Le spectacle qu’Alex découvrit le plongea dans un profond ébahissement. Le sol était jonché de corps nus enlacés. La plupart formaient des couples mixtes, mais il y avait aussi des couples de filles et des couples de garçons. La plupart se prodiguaient des caresses qui les faisaient se trémousser de plaisir. D’autres faisaient carrément l’amour et semblaient voluptueusement goûter à une jouissance au faîte de la plénitude. C’était un merveilleux jardin des délices. Qui donc avait pu organiser une telle bacchanale dans son jardin dans le plus grand secret ?

Alex se délecta de ce débordement d’amour. Manifestement il s’agissait d’hédonisme et non de débauche. Le spectacle de ces relations amoureuses presque candides, de ces idylles pleines de tendresse, était jubilatoire.

 

6° partie

 

En pleine béatitude, Alex entendit la voix qui l’avait interpellé tout à l’heure.

 

 ─ Alex, c’est toi que j’attends.

 

Alex scruta l’endroit d’où provenaient ces paroles et vit un garçon dans la position d’un bonze en méditation. Il ne distinguait pas les traits de son visage mais il apercevait, se détachant sur le feuillage clair du fusain doré, la silhouette d’un buste divinement proportionné.

 « Je veux faire la connaissance de ce type » se dit-il.

 

 ─ J’arrive tout de suite, lui dit-il.

 

Alex n’en croyait pas ses yeux ni ses oreilles. Il alla dans la salle de bain se passer la tête sous l’eau pour s’assurer qu’il ne rêvait pas. Il sentit l’eau fraîche mouiller ses cheveux et couler sur son visage. Il était tout à fait réveillé et conscient. La tête encore éclaboussée de gouttelettes, il descendit dans le jardin en maudissant les marches en vieux chêne de l’escalier qui ne manquèrent pas d’accuser le poids des ans par des gémissements puérils. Il enjamba quelques corps affairés, indifférents à son passage, et s’approcha du garçon qui l’attendait. En voyant Alex venir vers lui, celui-ci se leva et ouvrit les bras pour l’accueillir.

 « Mon dieu, se pourrait-il que je trouve enfin le compagnon idéal » se dit Alex.

Le corps qui s’était déployé devant lui était une merveille de proportions et d’harmonie. Le visage, d’une rare beauté, exprimait une intense concentration et une attente nourrie d’espérance. Ce corps glorieux était à la fois vigoureux, musculeux, athlétique,… et gracieux, sensuel, sexy,… à la fois apollinien et dionysiaque. Alex sentit aussitôt se déchaîner en lui la symphonie compulsive du désir. Il allait être submergé par cette vague de sensualité et d’érotisme qui se précipitait sur lui avec la puissance d’un tsunami : quel bonheur de se laisser noyer ainsi !

 

7° partie

 

Il se figea soudainement, parcouru par un courant glacé. Ce qu’il avait pris pour une abondante chevelure hérissée, sculpturalement modelée par un gel cosmétique, venait de lui révéler sa monstrueuse réalité. Cette créature de rêve avait des oreilles de cheval ! Elle n’était autre qu’un satyre. En un éclair il se revit subjugué par le Satyre de Praxitèle au musée du Capitole à Rome. Mais ce n’était qu’une statue de marbre. Ici il avait affaire à un âtre de chair qui avait une forme attractive infiniment supérieure, mais tellement effrayante !

Alex savait bien que les satyres étaient toujours associés aux ménades, ces femmes aux visages entièrement tatoués, ivres en permanences, qui, souvent, dans des moments de folie incontrôlables, démembraient leurs victimes et mangeaient leur chair crue.

Les horreurs dans lesquelles il allait être entraîné lui glacèrent le sang. Il était encore temps de fuir, il n’avait pas touché le satyre et n’était donc pas contaminé par lui. Il fit brusquement volte-face, avant que les bras du bel adonis n’ait eu le temps de l’emprisonner en refermant ses bras sur lui, et se sauva comme un voleur.

Arrivé dans sa chambre il verrouilla porte et fenêtre et s’enfila sous la couette, bien décidé à trouver un sommeil qui effacerait, ou au moins estomperait, cette scène extravagante.

Mais l’endormissement ne se décide pas. Des pensées aux multiples méandres coulaient en lui, avec leur cortège de ramifications se perdant dans les sables de l’imagination. Et si le satyre devant lequel il s’était trouvé tout à l’heure n’était autre que lui-même ? S’il s’était trouvé en face d’un miroir lui renvoyant son image ? Certes, il n’était pas aussi beau, ni aussi séduisant, ni aussi irrésistible. L’aurait-il souhaité ? Sans doute ! C’est bien la raison de cette oppression qui le saisissait. Ce culte du corps, cet hommage souvent muet rendu à la beauté, ne cessaient de le tarauder, à la fois parce qu’il souffrait de ses imperfections physiques, et parce qu’il était malheureux d’être ainsi détourné de l’essentiel.

« Ces oreilles de cheval qui transforment le bel éphèbe en diablotin, se dit-il, n’est-ce pas le signe que je suis dérouté du bel idéal d’amour et de don de soi auquel je croyais aspirer ? Oh, mon miroir, que tu es cruel ! Tu m’embellis et tu m’enlaidis en même temps. Tu me jettes dans mes propres bras, tu me fais m’aimer moi-même, et ce faisant, tu me lances à la figure que je suis anormal en m’affublant d’oreilles de cheval. Si j’avais envie de rigoler, je dirais que tu me tires les oreilles. Mais je n’ai pas envie de rire, cette nuit. Je suis triste de cette image que tu m’as renvoyée de moi-même. Je suis affligé par toutes les affres que les ménades de ton cortège dionysiaque, que tu as eu la délicatesse, ou la perfidie, de ne pas me montrer, font planer sur ma vie. Suis-je à ce point perdu pour le grand amour que je désire tant ? »

La magnifique érection qui s’était déclenchée devant l’image de lui-même, il y a un instant, dans le jardin des délices, avait totalement disparu. Il n’eut pas envie de se caresser pour la provoquer à nouveau, trop perturbé qu’il était par cette révélation de la torsion inquiétante de sa sensualité et de son érotisme. Il finit par s’endormir et, mystères de l’inconscient, rêva qu’il était attaqué, alors qu’il se promenait nu dans une campagne riante et ensoleillée qu’il ne connaissait pas, par un troupeau d’oies qui caquetaient méchamment, lui tiraient les poils, lui pinçaient les cuisses, les fesses, et particulièrement le pénis et ses bourses, dont elles testaient rageusement l’élasticité.

Il fut réveillé par de petits coups contre sa porte. Il entendit la voix de sa mère :

 

 ─ Alex, il est dix heures. Tu m’as dit que tu avais une partie de tennis avec Estelle, ce matin.

 ─ Merci, Maman. Je me lève tout de suite.

 ─ Je te prépare ton petit déjeuner.

 

Quand il descendit, il trouva tout ce qui pouvait le régaler sur une petite table au milieu des fleurs et de la verdure du jardin.

 

 ─ Alex, je suis inquiète, il y a encore eu des bruits bizarres dans la maison, cette nuit, et dans le jardin surtout. Ton père dit qu’il n’entend rien. Il dort, et il ronfle. Mais ses ronflements ne couvrent pas les bruits étranges et mystérieux.

 ─ Ne t’en fais pas maman, je crois que c’est dans ta tête que ça se passe.

 ─ C’est ça, dis que je suis folle pendant que tu y es !

 

077 L’orage

 

Il faisait une chaleur suffocante. L’air était immobile. Le ciel se chargeait de cumulonimbus qui s’épanouissaient en hauteur et baignaient le jardin d’une couleur gris-bleu qui le rendait presque étrange en cet après midi d’été. Toute vie semblait suspendue dans l’attente de l’événement depuis longtemps pressenti. Les feuilles se penchaient mollement vers le sol. L’herbe et les fleurettes qui la parsemaient s’étaient avachies et gisaient, lasses de l’écrasant soleil. Les oiseaux se taisaient, nichés dans leurs refuges. Même les insectes avaient cessé leurs incessants va et vient, silencieux ou vrombissants, et s’étaient réfugiés qui sous une brindille ou une feuille, qui dans une petite galerie souterraine. Les senteurs avaient disparues.

 

Bien qu’il fût presque nu, de minuscules gouttelettes de sueur perlaient sur ses tempes. Ses aisselles étaient mouillées et laissaient échapper un mince filet de sudation. L’humidité envahissait son entrejambe et le sillon de ses fesses. Mais aucune odeur âcre de transpiration, qu’il détestait tant, comme toute odeur corporelle non sublimée, ne parvenait heureusement à ses narines. Lui aussi, comme la nature, attendait.

 

Enfin les premières gouttes de pluie arrivèrent, énormes. Elles s’aplatirent sur les dalles en faisant un bruit mat, formant une série de taches sombres aux contours irréguliers, qui disparaissaient par évaporation au fur et à mesure que d’autres surgissaient. La pluie commença à brouiller le paysage. Maintenant les gouttes se jetaient avec force sur le sol et le couvraient de multiples petits rebonds joyeux et sonores.

 

Alors il se mit entièrement nu et sortit sous la pluie. Il sentit aussitôt son corps vivifié par l’hydrothérapie. Il tournait lentement sur lui-même, bras levés vers le ciel, pour recevoir cette manne céleste successivement sur toutes les parties de son corps.

 

La sensation était bien plus forte que celle du simple ruissellement sur sa peau. C’était le même ressenti que lors d’une randonnée en montagne où il avait perçu le lien puissant qui l’unissait à la nature, aux éléments, au cosmos. Il était pénétré par leurs flux d’énergie et de vitalité.

Cette empathie, cet accueil de forces nourricières, s’accompagnaient, comme jadis dans la montagne au lever du soleil, d’une puissante pulsion érotique. Son sexe s’était vigoureusement dressé et recevait le stimulant massage des gouttes de pluie.

Alex se laissa mener par cette partenaire complaisante vers cette jouissance extatique qu’il avait déjà vécue quand il avait fait l’amour avec la terre mère.

 

078 L’Aiguille du Tour

 

1re partie : l’ascension

 

« Nous avions quitté le refuge Albert 1er avant l’aube. L’air était vif et nos haleines formaient de petits cristaux de givre qui picotaient les lèvres. La neige crissait sous nos pas et portait remarquablement bien.

La météo annonçait le grand beau avec vent faible au sommet, un gros regel nocturne mais un amollissement rapide dès la présence du soleil.

Nous avions un équipement relativement léger car la course se faisait dans la journée, en sept heures de marche, aller et retour. Piolets et crampons faisaient partie du matériel car les trois quarts du trajet devaient se faire sur glacier.

Yvan marchait en tête. Nous étions encordés, bien que la pente soit relativement faible, car nous voulions le maximum de sécurité. Marylaure était au milieu et je terminais la cordée.

Yvan était un garçon du terroir, c'est-à-dire de Chamonix, qui avait une bonne connaissance de la montagne pour l’avoir pratiquée depuis tout jeune avec son père. J’avais une totale confiance en lui. Il nous emmenait aujourd’hui à l’Aiguille du Tour (3542 m), course d’initiation relativement facile. Yvan était un copain de promo qui m’avait proposé de me guider dans des courses adaptées à mon niveau dans le massif du Mont Blanc.

Marylaure était sa copine locale, pas très convaincue que le plaisir d’atteindre un sommet, de dominer ses appréhensions, de jouir des beautés de la montagne, l’emportait sur la souffrance des doigts gelés, des pieds endoloris, de l’essoufflement, de la fatigue et des courbatures.

 

Nous étions maintenant sur le glacier du Tour et le remontions sur sa rive droite. Nous nous dirigions vers le col supérieur du Tour, vers 3300 m.

Après trois bonnes heures de marche nous traversâmes le col et arrivâmes dans une zone de crevasses qui requérait toute notre attention. Le passage des crevasses s’effectua sans la moindre difficulté, les ponts de neige étant encore bien pris par le gel. Puis vint le moment de traverser la rimaye, ouverte à cette époque de l’année, donc plus difficile et plus dangereuse, pour atteindre les rochers de l’arête nord conduisant au sommet.

Au moment où nous commençâmes la descente au pied de la haute paroi de glace, la lumière devint complètement surnaturelle, comme si l’on regardait à travers un filtre bleu. Yvan ne manifestait aucune surprise, Marylaure ne faisait aucune remarque, ne poussait aucune exclamation. Je considérai donc ce phénomène lumineux comme naturel et j’en fus émerveillé. Bleu ! Tout ce qui m’environnait était bleu intense : le ciel, la neige, la glace, les fragments de roche,… C’était d’une beauté extraordinaire, d’une magistrale féerie, d’un prodigieux merveilleux. Je me sentis transporté dans un autre monde, un monde de rêve où rien ne peut altérer la sérénité et le repos de l’âme, où le sentiment d’empathie avec l’univers entier est tel qu’il fait partout affleurer le bonheur, sinon l’extase.

A la suite de mes amis, je longeai les séracs en m’abandonnant à l’éden enchanteur. Les blocs de glace étaient des joyaux diffusant des ondes envoûtantes, irradiant miraculeusement. Je me sentis réconcilié avec moi-même, dépouillé de toutes les incertitudes, de toutes les interrogations de mon âme et de mon corps. Je perçus distinctement le lien entre cette particule infime, élémentaire, basique, que j’étais, et la complexité du cosmos lancé vers son destin. Je devins le petit être nu et confiant, baigné d’une lumière spirituelle qui éclairait le chemin au-delà de la réalité. »

 

 

2° partie : la chute

 

« Alors que nous longions la falaise de glace vive en cheminant entre les blocs chaotiques détachés de cette paroi et recouverts d’une épaisse couche de neige, un formidable et terrifiant coup de tonnerre retentit soudain. Le paysage glaciaire qui nous entourait se disloqua, éclata, se propulsa dans toutes les directions avec une violence d’explosion nucléaire.

Je me sentis irrésistiblement aspiré vers le bas, sous ces tonnes de glace, dans les profondeurs du glacier qui engloutissait en même temps mes deux amis à qui j’étais relié par la corde. Le fracas épouvantable se prolongea encore quelques instants, puis s’amortit dans un silence feutré, absolu, tout aussi cauchemardesque.

J’avais beaucoup de mal à respirer. J’étais environné d’un nuage de particules opalescentes qui s’infiltraient dans mes narines et entre mes lèvres, et semblaient vouloir m’étouffer.

Je me tâtai partout pour vérifier que je n’étais pas blessé, car je ne ressentais aucune douleur. C’est comme cela que je me rendis compte que j’avais été entièrement déshabillé dans la chute. Les tranchantes arêtes et les perforantes aiguilles de glace n’avaient même pas éraflé ma peau. Un miracle !

Curieusement je n’avais pas froid. Je me sentais même bien, comme si je sortais de mon bain. Sans doute était-ce l’euphorie passagère de me découvrir en vie.

Peu à peu le poudroiement luminescent qui m’enveloppait se dispersa, laissant place à des ténèbres oppressantes traversées ici et là par de pâles rayons de lumière phosphorescente. Je respirai mieux. Ayant repris un peu mes esprits, je me demandai ce qu’étaient devenus mes deux compagnons d’infortune. La corde qui me reliait à eux avait disparu avec mes vêtements.

Je n’osai bouger, de crainte de glisser dans un gouffre sans fond que je devinai, là, dans cette zone de noir abyssal. J’étais manifestement dans le ventre du glacier, et ce puits que je pressentais conduisait à n’en pas douter aux entrailles de la terre. En enfer peut-être.

Etait-ce ce que je méritais ? Avais-je, pendant ces vingt trois ans de mon existence, été digne de tous les espoirs que ceux qui m’ont donné la vie, ceux que j’aime, ceux que j’ai aimés, ont placé en moi ? Faut-il exhumer toutes mes lâchetés, toutes mes fuites, tous mes mensonges, toutes mes vengeances, toutes mes mesquineries ? Faut-il expier maintenant ? Déjà ? Si jeune ?

Je sentis peser un poids énorme sur ma conscience et une colossale tristesse m’envahir. J’éclatai en sanglots, de gros sanglots intarissables, sans bien savoir si je pleurais sur moi ou pour le mal que j’avais fait aux autres.

C’est dans cet état de délabrement moral que je vis, à quelques mètres de moi, dans un faisceau de particules lumineuses, apparaître Marylaure. Etait-ce une hallucination ? Sans doute, car elle avait dû être broyée par les mâchoires du glacier, et son corps était déjà congelé pour l’éternité, ainsi que celui d’Yvan. Mais elle réapparut tout près de moi, si près que j’aurais pu la toucher. Non, je ne rêvais pas.

Elle était comme moi entièrement nue et ne semblait pas avoir la moindre blessure. Il m’avait échappé que, sous ses amples vêtements techniques, elle fût aussi bien roulée. C’était une belle fille comme je les aimais, avec de petits seins bien fermes, une taille déliée, des hanches étroites, un ventre tendu vers une belle petite chatte ombragée par une soie dorée et lustrée, de longues cuisses de biche.

Elle me fixa intensément sans que je puisse saisir le sens de ce regard.

 

 ─ Fais-moi l’amour, dit-elle.

 

3° partie : l’enfer

 

 ─ Non. Je ne te ferai pas l’amour. Demande ça à Yvan.

 ─ Mais Yvan a disparu.

 ─ Allons le chercher.

 ─ Inutile, il ne peut plus revenir. Il est condamné. Moi aussi je suis condamnée.

 ─ Et tu penses à faire l’amour ?

 ─ Oui. Une dernière fois avant de mourir.

 ─ Mais tu n’as pas l’air d’être sur le point de mourir, tu es magnifique.

 ─ A l’extérieur. Mais à l’intérieur je me liquéfie. Mon sang se mélange à la lymphe, à ‘urine, aux excréments, à toutes les sécrétions, et je me sens comme une outre dans laquelle macère et fermente cette infâme mélasse.

 ─ Et tu voudrais que je baise une outre fétide ?

 ─ Je t’en prie ! Juste une fois ! C’est un service que je te demande. Je ne te demanderai rien d’autre.

 ─ Non. Je ne ferai pas ça à Yvan. C’est un copain.

 ─ Mais puisque je te dis qu’il n’est plus là ! Il s’en fout.

 ─ S’il est mort c’est une raison de plus pour le respecter.

 ─ Il ne s’est pas privé de me manquer de respect, lui !

 ─ Ce n’est pas une raison.

 ─ Peut-être même qu’il a fricoté avec toi ?

 ─ Là tu déconnes. Il n’aime que les filles.

 ─ Allez, ne te fais pas prier !

 ─ C’est en effet le moment de parler de prière ! Mais pour nous sortir de là, pas pour faire l’amour.

 ─ S’il te plaît !

 ─ Non. D’ailleurs je ne peux pas.

 ─ Comment ça tu ne peux pas ? Tu as tout le matériel pour.

 ─ Il n’est pas en état de servir. D’ailleurs tu vois bien qu’il courbe l’échine et se cache dans les poils.

 ─ Je ne te plais pas ?

 ─ J’ai une allergie.

 ─ Une allergie à quoi ? A moi ?

 ─ Une allergie aux mauvaises odeurs.

 ─ Et alors ?

 ─ Eh bien excuse-moi de te dire que tu pues, tu pues la merde à plein nez. Cette sanie, ce pus dont ton corps est infesté, s’exhale par tous les pores de ta peau, par tes yeux, par tes oreilles, par ta bouche, par ton con, par ton trou du cul.

 ─ Je te dégoûte ?

 ─ Oui, tu me dégoûtes. Il n’y a que l’enveloppe de bien. Tout le reste est pourriture.

 ─ Comment peux-tu être aussi odieux avec quelqu’un qui va mourir ?

C’est toi qui es odieuse, parce que tu veux scalper ce lien d’amitié qui me rattachait à Yvan

 ─ Ce lien a disparu dans la tourmente qui nous a balayés. Nous ne sommes plus, désormais, reliés les uns aux autres. Nous sommes seuls. Irrémédiablement seuls. Il n’y a plus d’amitié, il n’y a plus de tendresse, il n’y a plus de compassion, il n’y a plus d’amour, plus de miséricorde. Nous sommes condamnés à exister dans l’insensibilité, dans l’indifférence, dans la dureté, dans la cruauté.

Je te supplie de m’accorder un dernier plaisir. Il ne sera que mécanique. Approche, je vais stimuler ta mécanique, et tu vas stimuler la mienne.

 ─ Non ! Eloigne-toi, tu vas me faire gerber, je ne supporte pas cette odeur.

 

Un torrent de vomissure jaillit de ma bouche et aspergea Marylaure qui, stupéfaite, lâcha les vannes et se mit à expulser en geyser ses fermentations intérieures sous pression.

Toutes ces déjections se mirent à former une rivière souterraine qui enfla de seconde en seconde, atteint nos chevilles, et ne manquerait pas de nous submerger entièrement. L’odeur était un exécrable mélange d’urine croupie, de sueur putride, de poisson décomposé, de charogne, de merde de diarrhéique, de crachats de tubards, de dégueulis de poivrots, de crasse moisie dans les replis de la peau, de pourriture de chairs gangrenées.

Ce n’était pas nos propres putréfactions qui seules pouvaient engendrer ces flots tumultueux et nauséabonds, c’était toute la saleté, toutes les déjections, les fèces, les excrétions, les étrons de l’humanité qui se déversaient dans ces abysses glaciaires. Nous n’avions pas à prendre sur nous toute la noirceur du monde, mais nous étions des damnés emportés par le fleuve fangeux et fougueux qui grondait sous terre et finirait par resurgir un peu partout pour inonder la planète entière de toutes les monstruosités humaines.

Comment avais-je pu avoir, enfant, la prémonition de ce dramatique destin ? Le souvenir m’en revenait intact avec une douloureuse précision.

 

4° partie : la phobie

 

Je devais avoir cinq ou six ans et j’étais heureux de passer de longs moments dans ma chambre refaite à neuf pour le grand garçon que j’étais devenu. C’était une grande pièce, à côté de la chambre de mes parents, dans laquelle je ne resterais que quelques années avant d’acquérir plus d’indépendance dans une autre partie de la maison. Ma mère venait m’aider à apprendre à lire et à compter comme le faisait ma maîtresse à l’école. Elle me lisait aussi des histoires qui me tenaient en haleine et me familiarisaient avec des héros justiciers, et parfois de méchants et cruels personnages qui me faisaient très peur. Il y avait aussi des magiciens et des fées avec lesquels j’entrais dans un monde merveilleux. Mon père m’avait installé un circuit de train électrique, avec des aiguillages, des voies de garage, des passages à niveau, des gares où les trains devaient s’arrêter. Avec lui je construisais des tunnels sous la montagne où s’accrochait un petit village. J’adorais voir fonctionner les belles locomotives à pistons et bielles. Je n’en avais jamais rencontrées dans la réalité, mais je savais qu’elles avaient longtemps existé et fonctionnaient au charbon. Assez souvent un train déraillait, ou un aiguillage refusait de s’ouvrir. Je m’appliquais à remettre tout en ordre avec une patience et une ténacité que je n’avais pas en d’autres occupations. Dans mon grand lit tout neuf, je me laissais aller avec délice dans les bras de Morphée.

 

Une nuit, je me réveillai complètement affolé, avec l’intime conviction que j’avais déféqué dans mon pyjama et mon lit. Je n’osai bouger, imaginant qu’en restant immobile je conjurerais le calamiteux pressentiment. Tant que je n’en avais la preuve par aucun de mes sens, je pouvais penser que ce pitoyable accident ne relevait que d’un fantasme cauchemardesque. Mais mon odorat perçut bientôt des effluves qui ne laissaient aucun doute sur le caractère erroné de la thèse du cauchemar. Je risquai deux doigts sous mes fesses. La sensation fut atroce. Je ramenai mes doigts hors des draps. Leur seule vue me remplit d’horreur : ils étaient recouverts d’une substance verdâtre. Je les approchai légèrement de mon nez : leur puanteur était insupportable. Je fus aussitôt pris de vomissements qui se répandirent sur moi et sur le lit, et je crus que j’allais mourir asphyxié par ces meurtrières odeurs.

Horrifié, désespéré et honteux, je hurlai pour appeler ma mère à mon secours.

 

Cet incident m’a traumatisé à jamais. J’ai gardé depuis la phobie des mauvaises odeurs, de toutes les senteurs qui évoquent les matières fécales, les fermentations humaines, les remugles d’urine ou de transpiration. Cela perturbe un peu mon harmonie sexuelle. Il m’est arrivé des abandons parce que certaines exhalaisons conspiraient contre moi, et je resterai muet sur certains de mes fiascos. Il est des peaux que je ne peux pas sentir sans être mal à l’aise. Il est des gestes que je ne peux pas faire tant ils me rendent nauséeux. Je ne suis pas très bon amant. J’ai le potentiel, l’énergie, la puissance, et aussi la maîtrise de mes moyens, mais je ne peux faire certaines caresses que j’adore recevoir.

 

Cette aversion, ce dégoût ont dépassé les limites du supportable dans cet enfer malodorant du glacier du Tour. N’était-ce l’instinct de survie qui me cramponnait à un éperon de glace, je me serais abandonné à cette malédiction mortifère.

 

J’aurais eu grand tort de désespérer, car un évènement inattendu, et pour tout dire miraculeux, se produisit dans cet univers démoniaque.

 

 

5° partie : le sublime

 

  Marylaure, j’ai entendu une voix !

  Oui, moi aussi.

  Accroche-toi. Tout espoir n’est pas perdu.

  Tu crois que c’est Yvan qui appelle ?

  C’est comme une musique !

 

Ce que mon oreille transmet alors à mon cerveau, c’est l’énoncé d’une ligne mélodique, puis cette même ligne mélodique dans un registre différent, comme une réplique de la première, pendant que s’amorce l’énoncé d’une deuxième ligne mélodique.

Mais c’est un contrepoint, me dis-je ! Ici ! Ma musique préférée ! Et sur un clavecin en plus. J’aime le clavecin. Cette précision, cette netteté, ce brillant, cette variété des timbres et des intensités, cette sonorité ample, puissante, riche et profonde. Le clavecin est fait pour le contrepoint, et celui-ci est d’une élégance sublime dans sa complexité, avec des harmonies chatoyantes et des dissonances hardies.

Cette musique, je la connais. Je l’ai déjà écoutée des dizaines de fois, c’est un prélude et fugue du « Clavier bien tempéré » de Jean Sébastien Bach. Chaque fois que je l’entends elle me bouleverse. Elle me plonge dans un imaginaire merveilleux, elle m’ouvre la voie aux mystères de l’âme et du cosmos. Ce n’est pas un hasard si, déjà, nos ancêtres reconnaissaient à la musique une qualité céleste, un langage des divinités pour communiquer avec les mortels.

Je me sentis me transfigurer, et curieusement, mon environnement subit aussi de profondes métamorphoses. Les flots de déjections s’apaisèrent, la rivière se tarit, l’air se purifia, l’obscurité s’enfuit, la lumière devint cristalline, un poudroiement de flocons de neige, retombant sur le sol, acheva d’assainir l’intérieur de notre grotte. La neige s’infiltrant partout fondait au contact de ma peau et achevait l’action de la musique en me lavant de toutes mes souillures.

 

« Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées,

Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,

Par-delà le soleil, par delà les éthers,

Par-delà les confins des sphères étoilées,

 

Mon esprit tu te meus avec agilité,

Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l’ombre,

Tu sillonnes gaiement l’immensité profonde

Avec une indicible et mâle volupté.

 

Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides ;

Va te purifier dans l’air supérieur,

Et bois, comme une pure et divine liqueur,

Le feu clair qui remplit les espaces limpides.

 

Derrière les ennuis et les vastes chagrins

Qui chargent de leur poids l’existence brumeuse,

Heureux celui qui peut d’une aile vigoureuse

S’élancer vers les champs lumineux et sereins ;

 

Celui dont les pensers, comme des alouettes,

Vers les cieux le matin prennent un libre essor,

Qui plane sur la vie, et comprend sans effort

Le langage des fleurs et des choses muettes.

 

Elévation, Baudelaire, les fleurs du mal III

 

Une trouée s’était ouverte au sommet de notre antre, au-delà de laquelle resplendissait le ciel d’altitude pur et intense.

 

 ─ Marylaure, Alex, vous m’entendez ?

 ─ Oui, répondîmes-nous en chœur.

 ─ Vous n’êtes pas blessés ?

 ─ Non, nous sommes intacts.

 ─ Restés attachés. Je vous lance une corde. Marylaure, tu y grimpes, et Alex je te dirai quand tu peux y aller.

 

Sauvés !

 

Il fallut raconter à Yvan ce qui s’était passé. Mais pas ce que j’avais vécu, bien sûr. Le pont de neige qui s’était effondré au passage de Marylaure et nous avait entraîné dans la chute, au fond de ce trou de neige. Mais Yvan assurait. Il avait repéré le passage scabreux et avait pris toutes les précautions pour réduire les risques.

Toujours encordés nous atteignîmes le rocher, et après quelques passages d’escalade facile, nous fûmes au sommet.

 

 ─ Alors, c’est pas magnifique ? demanda Yvan.

 ─ Merveilleux ! Fantastique !... Et fantasmagorique aussi !


079 Le tir à l’arc

 

Alex avait eu envie de profiter de ses grandes vacances pour s’initier au tir à l’arc. Cette discipline sportive dans la nature, la beauté de la gestuelle du tireur, l’esthétique de l’arme, l’avaient séduit.

Il s’était inscrit au club et avait bénéficié d’une pédagogie très efficace qui lui avait donné, en quelques leçons, les bases de ce sport.

Il avait observé aussi. Il n’aimait pas ces arcs de précision encombrés d’un viseur sophistiqué, d’un stabilisateur et autre amortisseur de départ de flèche appelé « bouton de berger ». Celui qu’il préférait était l’arc de chasse tout simple, en bois, le classique, appelé aussi « recurve », à double courbure. C’est beau un arc quand il est en bois. Sa forme, déjà, est belle. Mais s’y ajoute la beauté naturelle du bois veiné.

Il aimait saisir la poignée à l’ergonomie particulièrement adaptée à la morphologie de la main, tout en concavités et rondeurs. Il glissait le pouce et l’index dans les souples vallonnements du bois poli et la paume venait se caler sur le doux renflement central. Le plaisir était quasi sensuel. Il lui faisait à cette sorte de volupté qu’il éprouvait quand ses fesses entraient en contact avec la selle anatomique de sa Suzuki et qu’il serrait entre ses cuisses les galbes paraboliques du carénage, comme il est relaté dans l’épisode intitulé « La moto ».

Il y avait aussi, dans la position, la tension et l’harmonie du geste de l’archer, une esthétique, une beauté qui faisaient son admiration. Il ne parvenait pas encore à cette gestuelle souple où l’effort n’apparait pas sauf dans les muscles du dos à l’instant où ils s’étendent, au moment de libérer la flèche. Il ne maîtrisait pas encore la précision des gestes qui permet d’atteindre la cible sans viser, dans un tir instinctif.

Il fallait donc qu’il s’entraîne. Bien sûr ce n’était pas dans le but de chasser le sanglier, ni l’ours noir, ni le caribou, ni le puma. C’était uniquement pour le plaisir.

Il allait donc faire ses entraînements quotidiens sur le pas de tir à la lisière d’un petit bois de feuillus où l’on pouvait se rafraîchir à une source qui jaillissait entre deux petits rochers moussus.

Ce jour-là il était seul sur le terrain. Il s’appliquait à avoir la bonne posture et le délié nécessaires à la précision de son tir. Il était tellement absorbé qu’il ne le vit pas arriver. Quand il se retourna le garçon était là. La surprise le fit un instant partir dans sa dixième année, quand il avait adoré l’histoire et le film de Robin des bois. Le bandit au grand cœur était là devant lui, avec son arc longbow, vêtu de sa chainse en toile de lin serrée à la taille par une large ceinture. Ses braies lui moulaient les jambes au dessus des chausses en cuir. Et bien sûr il était coiffé de son fameux bonnet.

Grand, svelte, bien bâti, il pouvait avoir 24 ou 25 ans. Ce magnifique héros avait fait battre son jeune cœur de gamin épris d’aventures et avide de justice.

Le sortilège ne dura qu’un temps infime. Il le vit tel qu’il était : grand, svelte, bien bâti, pouvant avoir 26 ou 27 ans, vêtu d’un T-shirt bien bombé au niveau des pectoraux, bien rectiligne sur les abdominaux. Son jean moulant affirmait la minceur de la taille et dessinait le joli galbe de ses quadriceps. Pas de chausses mais des running Nike air max.

Alex lui sourit.

 

  Salut

  Salut. Tu viens souvent ici, je ne t’ai jamais vu ? lui demanda Alex.

  C’est la première fois. Et toi ?

  Je suis débutant, je viens le plus souvent possible pour progresser vite. C’est pas évident.

  Si tu veux je peux te donner quelques conseils.

  Volontiers. Tu connais ?

  J’ai fait quelques championnats. Il y a longtemps.

  Super. Je suis ton élève.

 

2° partie

 

  Je m’appelle Alex, et toi ?

  Robin

Ça ne s’invente pas, se dit Alex, mais j’aurais dû quand même m’en douter.

  C’est un nom qui te va particulièrement bien.

  Mets-toi en position et tire une flèche.

 

Alex s’applique et commence à bander son arc. Il sent le garçon tout près de lui qui lui prend le coude pour le relever et lui pose une main sur le flanc pour redresser le buste.

Pourquoi éprouve-t-il une vibration intérieure à ce contact ? « Ne vas pas te faire des idées, se dit-il, ce sont des gestes purement professionnels ».

 

« Robin a quelque chose d’étrange dans les yeux. Il est attentionné, efficace, souriant, il aime plaisanter, mais je sens comme une amertume en lui. Son regard, parfois, fuit vers des contrées peuplées de monstres. Quel est son secret ? Il ne parle jamais de lui, détourne toujours ce qui pourrait évoquer sa vie.

Est-ce un mec marié qui s’aperçoit qu’il ne peut se passer des garçons, et qui en est bouleversé ? En fait c’est pure conjecture de ma part. Rien ne me permet d’échafauder cette hypothèse, bien qu’il me manifeste une attention très particulière. Mais très professionnelle.

Il boite. Il s’est fait mal au genou me dit-il. Il faudra qu’il se fasse opérer du ménisque.

J’ai très envie d’en savoir plus sur lui. Quelque chose en lui m’intrigue, et m’attire. Je sens qu’il a besoin d’un appui, d’une amitié. Je sens qu’il porte un poids trop lourd pour lui. Je suis prêt à lui donner cette amitié, et même beaucoup plus parce que l’attirance physique est incontestable. Je le retrouve tous les jours sur le terrain de tir, mais ce n’est pas suffisant. Je lui propose que nous allions nous baigner ensemble. Non, il déteste l’eau et craint le soleil.

Une rando en montagne ? Il ne peut pas, à cause de son genou. C’est vrai, j’aurais pu y penser. Ce serait ridicule que je lui propose du tennis ou un running, malgré ses belles Nike. Aucun sport finalement, sauf le tir à l’arc. Une sortie en boîte samedi prochain, avec quelques copains ? Pas possible. Il ne peut pas danser à cause de sa patte gauche. Alors prendre un pot en ville ? Pas davantage. Il n’aime pas le monde, le bruit de la rue, il ne s’y sent pas à sa place. Il aime fréquenter la nature, les bois, les animaux. Il a deux Doberman qu’il adore et qui lui apportent un grand réconfort. Il lit dans leurs yeux une confiance inconditionnelle, illimitée, absolue, et, oui, on peut le dire, de l’amour. Les animaux sont capables d’amour.

Et l’amour humain ? La question m’a échappé. Je lis aussitôt de la tristesse dans son regard. Il se ferme :

 

  J’ai connu. Mais parlons d’autre chose.

 

Sans doute vient-il de se faire larguer, ou s’est-il rendu compte d’une infidélité, et il est sous le choc. Il désespère de placer à nouveau sa confiance en quelqu’un. Si c’est cela sa souffrance il s’en remettra certainement. Il a passé l’âge de se suicider par chagrin d’amour. Beau comme il est, il ne doit pas avoir de mal à faire des conquêtes. Et puis il semble avoir une extraordinaire volonté, il s’en sortira facilement, même s’il doit souffrir intensément.

 

  Viens, il fait trop chaud en plein soleil, on va se mettre à l’ombre dans le bois près de la source.

 

Il accepte. L’eau coule fraîche en cette chaude matinée et nous gazouille que la vie est belle. Il enlève son T-shirt. Il a un superbe torse, sculpté comme un marbre de Rodin. A vrai dire je m’en doutais depuis la première fois où je l’ai rencontré. J’enlève le mien. Je ne suis pas aussi bien foutu que lui, mais je n’en ai pas de complexe pour autant. Nous nous approchons de la source pour nous rafraîchir et nous désaltérer. Nos épaules se touchent ; Nos regards se croisent, et s’attachent l’un à l’autre. Ces regards contiennent tellement de choses ! Ils disent que nous savons, que nous nous sommes compris, que nous avons ce désir l’un de l’autre.

 

3° partie

 

J’avance ma main et la pose sur le beau volume de son épaule. Il s’écarte mais va s’allonger un peu plus loin sur de la mousse recouverte de feuilles séchées par le soleil. Je vais le rejoindre et reprends l’initiative du parcours de sa géographie. Je caresse avec volupté la puissante musculature des deltoïdes, des biceps, des pectoraux. Je sens son souffle s’accélérer. Je sens aussi une puissante contraction dans mon jean. Je flatte les tétons de ses petits seins très colorés. Tout à l’heure j’y poserai mes lèvres. Ils durcissent sous mes palpations et toute la musculature du dessous est parcourue par de légers tressaillements. Je pressens qu’il ne faut pas le brusquer, qu’il faut lui laisser le temps de se convaincre lui-même que c’est bien ce qu’il veut. Sans doute est-il en train de franchir un pas que son corps réclame mais auquel son esprit n’a pas encore donné son plein assentiment. Je l’embrasserai plus tard, il ne faut pas l’effaroucher. Manifestement il n’a pas une habitude des garçons. Sa passivité est un signe de désarroi.

Ma main descend doucement vers le nombril en jouant avec les petites dépressions qui quadrillent les grands droits. Il y a si longtemps que je désirais ce moment ! Je le sens frémir sous les caresses. Je crois que je peux m’enhardir un peu. D’ailleurs le voilà qui se décide enfin à poser une main sur moi et à promener ses doigts sur le haut de mon dos et dans le creux humide de mon aisselle.

Mes doigts se tendent vers le bouton de son jean… Alors il se cabre soudain et s’écarte vivement.

 

  Non, arrêtons là si tu veux bien.

 

Il se lève et s’en va en claudiquant un peu.

 

  Tu m’en veux, lui demandé-je ?

  Non, pas du tout. Au contraire. Je t’expliquerai.

 

Et il m’abandonne brusquement, me laissant complètement dépité.

 

Le lendemain il n’était pas là. Le surlendemain non plus.

Il me fuit, pensai-je. J’imaginai qu’il se débattait avec des problèmes de conscience. Pour ma part je n’avais rien fait qu’il ne m’eût autorisé, et même encouragé à faire. Mais je me posai quand même une foule de questions. Finalement, son secret était peut-être tout autre que ce que j’avais envisagé. Bien lourd à porter pour perturber ainsi les appels de la chair. Pourquoi ne revenait-il pas puisqu’il m’avait promis une explication ? Difficile à exprimer sans doute. Trop cuisant, trop douloureux. Besoin que ça murisse encore un peu. Un doute sur mon amitié, peut être aussi. Pourquoi irai-je raconter mes problèmes à ce mec qui est très sympa mais qui ne pense peut-être qu’à la baise. Je ne le connais pas ce garçon. Il ne suffit pas de tirer à l’arc pour être digne de confiance. Il ne suffit pas de me caresser un peu pour que je me livre corps et biens au premier venu. 

 

Le troisième jour il m’attendait.

 

  Je te dois une explication, me dit-il.

  Tu ne me dois rien. Je crains de t’avoir heurté et j’en suis désolé. J’avais cru comprendre que tu désirais la même chose que moi. Excuse-moi si je me suis trompé. Pardonne-moi si j’ai eu des gestes déplacés. Je te propose que nous restions amis parce que je trouve que tu es un type super. Mais on oublie le sexe.

  Non, c’est pas ça du tout. Si tu as un moment, je te dis tout. J’ai confiance en toi.

  Vas­-y, j’ai tout mon temps.

 

4° partie

 

 Tu es le premier à qui je vais raconter mon histoire, me dit Robin. Jusqu’à présent je concentrais tous mes efforts sur l’oubli. J’essayais de faire mon deuil de ce qui ne sera jamais plus, de ce qui relève irrémédiablement du passé et que je n’ai aucune chance de retrouver un jour. Je voulais me concentrer sur le présent, donner toute mon énergie à me construire une vie, si possible heureuse, avec les nouveaux paramètres. Mais je n’y arrive pas toujours. Le passé, tout ce qui est mort, remonte à la surface et me submerge. Je me noie dans tout ce qui a fait ce que je suis devenu. Je suis encore prisonnier de mon passé. C’est ce qui me rend incapable de jouir du présent. La nostalgie des paradis perdus, dans la joie et aussi dans la souffrance, m’égare dans l’irréel, dans un temps qui est mort. Je dois me réconcilier complètement avec ce qui est, maintenant. Je perds trop de temps à me retourner au lieu d’aller toujours de l’avant. Pendant que je perds ce temps, la vie passe. Il faut que je m’imprègne de ce poème bouddhiste qui dit qu’il faut apprendre à vivre comme si l’instant le plus important de ta vie était celui que tu vis en ce moment même, et que les personnes qui comptent le plus, ce sont celles qui sont en face de toi. Car le reste n’existe tout simplement pas.

 Crois-tu que je puisse t’aider, Robin ?

 Peut-être que de te raconter m’aidera à exorciser mes démons, et à accepter ce que je considère encore comme inacceptable.

 J’ai remarqué que tu avais une volonté de fer. Je suis sûr que tu domineras tout ce qui te bouleverse actuellement.

 Je me suis engagé dans l’armée à 18 ans. Je n’aimais pas les études. Il m’aurait fallu du concret alors qu’on me baladait tout le temps dans la théorie. Mes parents n’ont pas voulu me laisser partir en LEP pour apprendre un métier. Ils disaient que je valais mieux que ça, que c’était pour les cancres, que je rencontrerais là-dedans une jeunesse à la dérive, etc, etc… c’est l’idée qu’ils se faisaient du LEP à tort ou à raison. J’ai donc passé mon bac, sans enthousiasme, et comme j’en avais marre des reproches de mes parents, et de leur déception d’avoir un fils incapable de faire des études supérieures comme eux, je me suis engagé.

J’aurais plein de choses à dire sur l’armée, mais ce serait trop long. Je vais faire bref.

Et puis est arrivé le conflit yougoslave et je suis parti là-bas comme casque bleu. J’ai fait partie des 14000 casques bleus envoyés en Bosnie-Herzégovine pour empêcher les Serbes et les Croates de se massacrer. Notre rôle était tel qu’il n’empêchait d’ailleurs rien du tout et cette mission de maintient de la paix s’est soldée, on le sait, par un échec. Il a fallu l’intervention de l’Otan, principalement des américains, pour faire cesser les combats.

Veux-tu que je te raconte les horreurs dont j’ai été le témoin ?

 Non merci. Je sais les abominations dont l’homme est capable quand il n’y a plus le frein des interdits. Je pense, hélas, qu’il n’a pas évolué et qu’il est toujours un barbare.

 Ces scènes atroces me reviennent tout le temps. Il y a des choses que tu ne peux pas oublier. Au moins faudrait-il parvenir à les enfouir dans les profondeurs de la mémoire.

Les casques bleus auraient voulu aider le peuple bosniaque, parce qu’ils voyaient bien qu’il était victime de la haine, de la soif de domination des Serbes, et le besoin d’exterminer tout ce qui n’était pas eux. Mais ils avaient l’ordre de ne pas intervenir. Il fallait regarder les gens se faire tirer dessus sans pouvoir faire quoi que ce soit. Des gens qui parlaient la même langue ! Absurdité, absurdité absolue, comme dans l’œuvre de Samuel Beckett. Mais ici il y avait des morts, plein de morts, et plein de blessés, et plein de gens transformés en zombis.

Mitterrand est venu à Sarajevo. C’était le 28 juin 1992. Il a été accueilli en héros. Il est arrivé avec des soldats et deux porte avions américains à proximité en mer Adriatique. Enfin on allait faire autre chose que regarder et ramasser des morts et des blessés. Mais Mitterrand n’a rien fait d’autre que de laisser continuer à ne rien faire. Au nom d’une vieille amitié franco-serbe peut-être. Il est reparti comme il était venu et les porte avions aussi.

Mais je me laisse emporter, ce n’est pas ce que je veux te dire.

 

5° partie 

 

(NDLR Avant de laisser Robin continuer son récit, j’aimerais signaler au lecteur qu’un jeune cinéaste bosniaque, engagé dans le conflit, Danis Tanovic, a réalisé un film remarquable sur le sujet. Il a obtenu à Canne le Prix du meilleur scénario. Ce film s’appelle « No Man’s Land » et il est sorti en 2001.)

 

Un jour où nous étions en mission dans une zone tampon entre les Serbes et les Croates j’ai joué de malchance. Où alors c’était le destin qui avait décidé de fermer sa gueule au petit mec arrogant et sûr de lui que j’étais en lui donnant une bonne leçon. Il y avait eu des bagarres à l’aube et nous étions chargés de récupérer les corps restés sur le terrain. Avec un pote nous nous sommes approchés d’un cadavre que nous avions repéré et au moment de l’atteindre j’ai sauté sur une mine. Il paraît que le terrain avait été déminé par une équipe avant notre arrivée. Eh bien il en restait une et elle fut pour moi.

J’ai été projeté sur le côté, j’ai vu distinctement que les boyaux de mon copain sortaient de son ventre, puis je me suis rendu compte que ma jambe gauche était en charpie. Rien d’autre. J’ai perdu conscience. Je ne sais pas comment on nous a transportés. En hélico  évidemment. Je ne sais plus quand j’ai repris connaissance, mais je me souviens bien du sourire compassionnel de l’infirmière qui m’a annoncé que j’étais sauvé, mais qu’on avait dû m’amputer la jambe. Le choc ! Tout basculait. Je voulais mourir. Pourquoi ne m’avait-on pas laissé mourir ?

J’ai demandé des nouvelles du copain qui avait été blessé en même temps que moi. Il allait bien, ses blessures n’étaient pas graves, il aurait juste une cicatrice sur le ventre. Il était dans un autre service. Il avait aussi demandé de mes nouvelles. Dès qu’il pourrait il viendrait me voir.

Je me dis qu’il avait de la chance. Que ça allait affoler les filles cette cicatrice sur le ventre. Elles la flatteraient du bout de leur index. Elles suivraient son chemin descendant coquinement vers le sujet principal de leur embrasement. Elles poseraient leurs lèvres sur ce petit bourrelet érogène, et la petite extrémité de leur langue en parcourrait le tracé sinueux, prélude excitant à un assouvissement plus approfondi des muqueuses. Elles demanderaient de raconter, de raconter encore, toujours la même histoire qui s’enrichirait, au fil des récits, d’anecdotes fictives pimentant l’aventure.

Je n’imaginais pas qu’une fille puisse s’exciter à caresser un horrible moignon, que je n’avais encore pas vu, que je ne voulais pas voir, surtout pas voir, surtout pas voir. Jamais je ne me permettrais de faire subir la vue de cette horreur à quiconque. C’en était fini du rugby, de l’escalade, du parapente… mais aussi c’en était fini des filles.

Je sombrais. Je sombrais dans le pessimisme le plus noir.

J’ai refusé de m’alimenter. Je me suis muré dans un mutisme désespéré. Mais on s’est occupé de moi, on ne m’a pas laissé aller au bout de mon anéantissement. Je me suis rendu compte que je n’arriverais pas à mourir. Alors mieux valait prendre cette nouvelle vie à bras le corps. J’allais tout changer, connaître autre chose, courir (si l’on peut dire !) vers une nouvelle rage de vivre. Je sentais l’énergie de mes vingt ans couler à nouveau dans mes veines. Je me suis acharné à rééduquer ce membre amputé, malgré des complications de cicatrisation du moignon. J’ai demandé à faire des exercices de musculation pour garder mon corps en parfait état. J’ai commencé par me déplacer en chaise roulante. Je prenais un malin plaisir à foncer sur des obstacles et à les éviter au dernier moment. Je me suis fait engueuler cent fois mais ça me faisait marrer. Puis il a eu les béquilles, avec lesquelles j’ai très vite acquis une super agilité, même pour monter et descendre des escaliers. Enfin on m’a mis une prothèse. Pas une petite affaire, parce qu’elle a irrité le point d’appui sur le moignon, et il a fallu attendre une nouvelle cicatrisation. Bon j’arrête, je t’embête avec mes histoires.

 

6° partie

 

 ─ Ne crois pas que tu m’ennuies en me racontant. Au contraire, je te trouve extraordinaire. Continue, Robin, je t’en prie. Tu es resté longtemps hospitalisé ?  

 ─ Oui, je suis resté longtemps, mais je m’étais habitué à ce rythme invariable de l’hôpital. J’y avais mes repères, je m’y étais presque fait des amis parmi le personnel. Très chouette le personnel.

J’avais la hantise de rentrer chez moi : les pleurs, les regards attendris, les regards détournés, les attitudes rendues maladroites par le désir de ne pas froisser un handicapé… je n’avais pas envie d’affronter tout ça. J’avais franchi un cap mais je me sentais encore fragile et je craignais que les manifestations un peu trop marquées d’affection me soient pesantes et me replongent dans la nostalgie de ce que je ne connaîtrais plus jamais. J’aurais aimé repartir à zéro, larguer tout ce qui me rattachait au passé, me reconstruire sur des bases entièrement nouvelles. Mais je ne pouvais infliger cela à mes parents, que j’aimais malgré tout, et qui étaient littéralement dévorés de remords. Au lieu de les fuir, j’avais à les rassurer, à leur ôter tout sentiment de culpabilité. Je rentrai donc chez moi.

Mais j’avais une petite amie, et je ne pouvais supporter l’idée qu’elle me garde par pitié.

J’avais entretenu avec cette amie une correspondance pour la préparer à ne plus me revoir. En fait je ne tenais pas énormément à elle et mon sacrifice n’a pas été bien grand. Je peux te le dire puisque je connais ton désir des garçons, mais j’avais une fille un peu par convention, parce que je n’avais jamais été fichu de me dire bien en face que depuis les débuts de mon adolescence je m’intéressais davantage aux mecs qu’aux nanas.

C’est sans doute à cause de mon environnement. Dans les milieux sportifs que je fréquentais, au lycée aussi d’ailleurs, j’entendais toujours des injures du genre pédé, tapette, enculé. C’était pour rigoler bien sûr, et jamais ça ne s’est adressé à moi, pour la bonne raison que depuis la 6° j’avais des petites amies. Donc j’avais une solide réputation d’hétéro. Mais je faisais semblant d’ignorer, à mes propres yeux, que ces nanas étaient des paravents. C’est dans les milieux mecs que je me plaisais. Et dans ceux que je fréquentais on jouait volontiers les homophobes.

Sans doute j’ai manqué de courage. J’imaginais la réaction des copains s’ils apprenaient que j’avais des « orientations différentes » comme on dit hypocritement. J’imaginais la réaction de mes parents, qui me prenaient pour un cancre et un bon à rien, s’ils apprenaient que leur fiston était, en plus, un pédé. J’ai manqué de courage. Pourtant, du courage, j’en mettais dans tout ce que j’entreprenais. Je ne craignais pas le risque physique, que ce soit au rugby, en escalade, où j’étais bon, ou en parapente. Mais pour mes « orientations », oui, j’ai capitulé. Je n’ai pas eu d’expérience. Je percevais seulement le désir de mon cœur de battre très fort pour un garçon. Je ne pensais même pas au sexe, mais je me sentais fait pour aimer un garçon.

Figure-toi que c’est à l’armée que j’ai eu mes premières expériences masculines. J’y ai pris du plaisir, c’est vrai, mais comme c’était purement sexuel, ça ne me donnait pas entière satisfaction. Je me rendais bien compte que les mecs, et moi aussi, avions besoin de décompresser et que c’était infiniment mieux à deux que tout seul. Mais l’amour dans tout ça ? Et même l’amitié ? Moi j’aspirais à de la tendresse, à une connivence très intime entre hommes. Bref, je n’y ai pas trouvé mon bonheur.

Et puis est arrivé cet accident qui a fait tout basculer.

 

7° partie

 

Il y a peu de temps que je suis rentré et je suis en pleine réorganisation de ma vie, en changeant tout ce qui m’avais passionné avant. Tout sauf le tir à l’arc, que je viens de reprendre, et qui m’a donné l’occasion de te rencontrer. Mon père m’a trouvé un boulot dans ses bureaux, que j’accomplis avec application sinon avec talent, et je loue un petit appart pour être indépendant. Ça se passe plutôt bien, à part ces relents du passé qui se jettent à ma figure, me prennent à la gorge, et m’étouffent. Mais je t’en ai déjà parlé.

Il y a autre chose que je voudrais t’avouer. Le phénomène me paraît irréversible. Maintenant j’ai peur des femmes. C’est probablement une réaction d’orgueil. Une réaction de mâle blessé dans son amour-propre. Mais c’est ainsi. Cet animal handicapé, on peut l’aimer sans doute, mais il y aura toujours un fonds de compassion, une envie de protéger, une envie d’aider, que je ne peux pas supporter. Peut-être est-ce seulement dans ma tête mais c’est tenace. Ce regard compassionnel, je ne le vois pas chez les mecs. Je ne le vois pas dans tes yeux par exemple. J’y lis, et je ne crois pas me tromper, un peu d’admiration. Tu ne peux pas savoir le bien que tu me fais, même si je ne mérite pas ce sentiment.

 ─ Je me dis que je ne serais sans doute pas capable de surmonter une telle épreuve.

 ─ On ne le sait qu’après. Un moment après.

Je ne suis pas complètement guéri. Je veux dire psychologiquement. La preuve c’est que je cache mon handicap. Quand je t’ai rencontré et que tu m’as demandé si je m’étais fait mal à la jambe, je t’ai raconté un bobard. Je t’ai dit que j’avais un problème de ménisque. J’ai fait une grave erreur. J’aurais dû te dire tout de suite la vérité. Cette erreur a eu pour conséquence ma fuite quand tu as commencé à t’intéresser à mon corps. Il faut que je m’affiche comme handicapé. Ne pas tricher. Ça je n’y arrive pas toujours.

Imagine que je t’aie laissé déboutonner mon jean. Je suppose que c’était pour y glisser la main. Jusque là tout se serait bien passé. Et puis, forcément, à un moment, tu aurais découvert la supercherie. Alors ?

 ─ Alors rien. Je t’aurais demandé ce qui t’était arrivé.

 ─ Oui, sans doute, parce que t’es un bon mec. Tu aurais continué. Humilier un handicapé, ça ne se fait pas. Et moi j’aurais lu dans tes yeux le refoulement de ton dégoût. Je lis beaucoup de choses dans les yeux. Je ne veux pas de pitié. C’est pourquoi j’ai fui. Je voulais que tu le saches. C’est pas parce que tu ne me plais pas. Au contraire tu me plais trop. J’ai une furieuse envie de tout connaître de toi…

 ─ Attends. Qu’est-ce qui nous empêche, maintenant  que je sais ?

 ─ Tout.

Il y aura toujours entre nous ce mensonge. Je ne pourrai m’empêcher de penser que j’ai commencé par te tromper, et que c’est de bien mauvais augure. Et tu ne pourras jamais t’empêcher de penser que tu n’as pas tout à fait ce à quoi tu t’attendais, mais que c’est toi qui as pris l’initiative, qui as voulu, et que tu dois assumer jusqu’au bout, parce que tu n’es pas un salaud.

Tu comprends qu’il y aura toujours un doute entre nous ? Une ombre qui nous empêchera de vivre un amour solaire comme celui auquel nous aspirons tous les deux.

Crois bien que j’en suis bouleversé, parce que tu corresponds exactement à mon fantasme. Un beau mec sympa, ouvert, intelligent, généreux, sensible, pas bécheur, avec un petit corps à la sensualité naturelle presque provocante…

 ─ Arrête, tu vas me faire rougir. C’est toi qui me vois comme ça. C’est trop beau pour être vrai.

 ─ Laisse-moi te voir comme ça, et j’ai pas fini…

 

8° partie

 

 ─ Quand je suis à côté de toi, Alex, je sens une complicité, quelque chose comme une sensibilité commune, parce que nous sommes semblables, que nous avons les mêmes impulsions, les mêmes réactions charnelles, les mêmes désirs, les mêmes jouissances. Parce que nous sommes des hommes. Je n’ai jamais ressenti cela avec une femme, car c’est une chair étrangère. On peut posséder une femme, mais c’est une possession fugitive, qui n’empêche pas de rester étranger l’un à l’autre. Et seul.

Tu me diras que cela peut être exactement la même chose avec un mec. C’est vrai. On reste étrangers. C’est ce que j’ai connu à l’armée. J’ai baisé. C’était surtout fonctionnel. Je n’ai pas rencontré le substrat, le socle affectif et désintéressé, indispensable pour que cette relation charnelle soit une fusion.

Quelque chose me dit qu’avec toi j’aurais pu atteindre cette fusion. Mais j’ai tout gâché.

Si tu veux restons amis. L’amitié, la vraie, telle que je la conçois, c’est l’amour sans les gestes charnels de l’amour. C’est la possession permanente qu’on lit dans le sourire, dans les gestes, dans les mots, dans les yeux surtout. C’est beaucoup plus beau, c’est plus grand, c’est plus noble.

Alex, ce n’est pas la peine d’échanger notre sang pour se jurer fidélité en amitié. Je t’en supplie, accepte ma proposition, tu me combleras de bonheur.

 

Bien sûr ils devinrent amis.

Chaque fois qu’Alex venait voir ses parents, Robin était le premier à qui il allait rendre visite. Les deux garçons se confiaient l’un à l’autre, se racontaient des bribes de leurs vies, leurs projets, leurs espoirs, leurs déceptions, leurs états d’âme. Ils ne manquaient jamais une occasion de tirer à l’arc ensemble. Alex avait fait des progrès assez spectaculaires, mais Robin était d’une rapidité époustouflante et plaçait ses flèches avec une précision étonnante. Ils passaient de bons moments ensemble et quelquefois Robin se joignait aux quelques copains qu’Alex avait encore dans le coin.

Quelques années passèrent ainsi. Ils firent un voyage ensemble, leur amitié était de fait indestructible.

Puis, un jour, Robin annonça une nouvelle plutôt surprenante :

 

 ─ Alex, je vais me marier. Tu veux bien être mon témoin ?

 ─ Ah bon ! Ben oui évidemment. Quand est-ce que tu te marie ?

 ─ J’ai choisi les vacances de Pâques pour que tu puisses venir.

 ─ C’est super, mais explique moi.

 ─ Ça te surprend, hein ? Après tout ce que je t’ai raconté sur les femmes. Mais je vais te dire, avec les garçons, c’est souvent bien pire. Je ne m’attendais pas à ça. Au début, ma prothèse, que je me figurais dissuasive, ils la considéraient comme un plus, c’était une expérience nouvelle pour eux. J’ai l’impression que ça les faisait bander plus fort parce que ça les changeait de l’ordinaire. Mais une fois l’effet de nouveauté passé, ils me laissaient tomber. Je n’ai pas rencontré de garçon comme toi qui fait passer les sentiments avant la baise. Et puis j’ai fait la connaissance d’une petite femme en qui j’ai tout de suite eu confiance. J’ai lu dans ses yeux qu’elle était sincère et désintéressée. J’ai lu dans ses yeux, tu te souviens, comme avec toi. Et voilà. Je ne sais pas si c’est le grand amour mais c’est la tendresse, et l’envie d’être ensemble.

 ─ Je suis très heureux pour toi, Robin. C’est ce qui pouvait t’arriver de mieux. Je sais, les garçons, c’est pas facile. C’est pas ce qu’on pourrait croire. On est souvent déçu.


080 De l’amour

 

  Hello, Estelle.

  Wouha ! Alex ! Quelle surprise ! Je ne t’avais pas vu.

  Ça ne m’étonne pas, tu es toujours dans la lune.

  Tu ne crois pas si bien dire.

  Tu vas me raconter, tu as un moment ?

  Oui, j’allais rentrer mais personne ne m’attend aujourd’hui.

  Là-bas, sur la terrasse en face de la fontaine rococo, on sera bien. C’est moi qui t’invite.

 

C’est une fille vive et souriante, qu’on aurait envie d’accoster sans la connaître. Cheveux mi-courts auburn, formant sur les oreilles un joli mouvement arrière dynamique. Petit minois frais et appétissant, yeux noisette un peu espiègles, légèrement soulignés de liner. Vêtue d’une veste en daim très claire sur un t-shirt fantaisie largement échancré, d’une petite jupe lainée noire et de chaussures beiges à talons aiguilles qui lui galbent magnifiquement les jambes, elle a belle allure.

 

  Tu es superbe. Je suis content de te revoir.

  Tu habites Paris ?

  Oui, pendant mes études. C’est ma dernière année. Et toi ?

  Depuis trois mois. Ça fait combien de temps qu’on ne s’est pas vus ? Cinq ans, six ans ? On était en terminale…

 

Ils parlèrent l’un et l’autre de leur parcours. Elle avait fait des études de langues, passé pas mal de temps en Angleterre et en Allemagne, et travaillait comme interprète dans une maison d’édition…

 

  Estelle.

  Quoi ? J’ai dit une bêtise ?

  J’ai envie de te draguer. J’ai tellement de regret de ne pas l’avoir fait au lycée.

  C’est trop tard, mon pauvre Alex. Je suis mariée.

  Non ! C’est pas possible ! A ton âge ? Tu ne pouvais pas profiter plus de ta jeunesse ?

  J’en ai profité un peu, et puis je suis tombée amoureuse, mais amoureuse ! Tu peux pas savoir !

Ça m’a amusée quand tu m’as dit que j’étais dans la lune. Oui, je suis dans la lune, je suis en pleine lune de miel.

  Génial ! C’est pour ça que tu es si épanouie. Comment est-il ?

 

Elle lui décrivit avec force détails l’être merveilleux qu’elle avait rencontré. Il avait toutes les qualités, par quelque bout qu’on le prenne. Il était tendre, doux et chaleureux et doté d’une intelligence, d’une volonté, d’une persévérance et d’un courage exceptionnels qui lui avaient permis de se hisser à un poste de haute responsabilité alors qu’il était né dans un milieu très défavorisé. Bref, un être remarquable comme on en trouve dans les romans pour midinettes.

La passion qui les unissait, elle et lui, atteignait la béatitude.

 

  Formidable ! Dit Alex, c’est l’amour de rêve, l’amour comblant et comblé, ce à quoi je voudrais tant croire.

Ça me fait penser au discours d’Aristophane dans le banquet de Platon. J’ai l’impression que tu planes hors du temps. Est-ce que ça t’ennuie de remonter au V° siècle avant JC ?

  Vas-y, raconte. Tu cultives toujours l’humour à ce que je vois.

  Sur l’amour je suis peu enclin à l’humour.

  J’aimerais autant que tu ne sois pas ironique.

  Pourquoi veux-tu que j’emploie cette arme qu’est l’ironie contre toi ? Je te trouve belle, je te trouve resplendissante, je me réjouis de ton bonheur.

  Alors, cette histoire d’Aristophane. »

 

2° partie

 

 «  Au cours d’un banquet chez Platon, un repas d’hommes, la conversation tourne autour de l’amour. Comme les idées partent un peu dans tous les sens, et que rien de constructif ne peut déboucher de propos parfois contradictoires, il est demandé à chacun de proposer dans un discours sa définition de l’amour.

Ils prennent donc la parole à tour de rôle, et arrive le tour d’Aristophane.

C’est un poète. Et voilà qu’il dit ce que nous aimerions tous entendre et croire, et qui t’arrive à toi, Estelle : il parle de l’amour fusion.

Il invente une légende.

Au commencement, le mâle est né du Soleil, la femelle de

la Terre

, et il y avait un troisième sexe, androgyne, qui était né de

la Lune.

Les androgynes étaient des êtres exceptionnellement forts, vaillants, entreprenants, au point qu’ils tentèrent d’escalader le ciel pour combattre les dieux. Alors Zeus se fâcha et voulut les punir. Pour que l’agression ne puisse se reproduire, il décida de couper en deux, verticalement, chaque androgyne.

Depuis, chaque être ainsi constitué, vivant douloureusement cette cruelle absence d’une partie de lui-même, ne cesse de chercher à retrouver la moitié qui lui manque. Quand il la retrouve, c’est l’amour fusionnel et le bonheur absolu. Les deux êtres ne sont plus deux, ils ne font plus qu’un.

  C’est joli, et j’y crois.

  J’aimerais bien y croire.

 Tu ne crois pas à l’amour total, à l’amour absolu, au Grand Amour ?

 Je ne m’en sens plus capable. Je le vois chez toi, je le vois dans les romans, mais je crains de ne plus le voir chez moi.

─ Tu as eu une déception ?

─ Oui, mais j’en suis remis.

 Pourquoi ça ne t’arriverait plus ?

 Parce que, d’abord, je perçois une faille.

 Une faille ?

 Oui. Dans cet amour fusionnel, où deux moitiés ne font plus qu’un, on s’aime soi-même, puisqu’on aime une unité retrouvée. C’est ce que je crains dans l’amour, c’est qu’on aime pour soi.

 Comment peux-tu dire ça ! Qu’est-ce que tu fais du bonheur, qu’est-ce que tu fais du plaisir que tu donnes à l’autre ? L’amour charnel, ce n’est pas une fusion ?

 Quand je fais l’amour, mon corps reste mon corps, et son corps reste son corps. Il y a deux corps, et deux jouissances qui, mêmes lorsqu‘elles sont concomitantes, ce qui est loin d’être toujours le cas, ne sont pas fusionnelles. Je ne sais pas exactement ce que ressent l’autre. Ce n’est probablement pas ce que moi je ressens. Il arrive même que monte en moi un sentiment de solitude.

 Tu n’aurais pas tendance à intellectualiser un peu trop ? Si tu te laisses aller, ça va tout seul.

 

« Elle vit un rêve » se dit Alex. »

 

3° partie

 

« Je ne veux pas lui casser son rêve. Mais se marier dans la passion amoureuse, si jeune, quelle folie ! La passion, c’est l’amour insatiable, c’est l’amour possessif, souvent jaloux, donc égoïste. C’est l’amour qui aime l’autre pour le bonheur qu’il en reçoit. Qu’arrive-t-il si ce bonheur s’éloigne ou se trouve menacé ? C’est la souffrance, c’est le déchirement, c’est la torture. Lier la passion à un engagement comme le mariage me paraît construire sur des sables mouvants.

Que devient la passion quand l’habitude s’installe, quand les yeux se dessillent et que l’être tant rêvé, tant idéalisé, se révèle dans sa cruelle nudité ? Combien de couples vivent mal cet endormissement de la passion, et la révélation de la réalité, pour finir dans le désamour et l’enlisement ? »

 

« Elle parle, elle parle. Elle me fait penser à une midinette qui a trouvé son prince charmant. Elle vit un conte de fée. Elle baigne dans l’eau de rose. Elle me babille un roman à quatre sous.

Est-ce qu’elle saura éviter la chute quand elle posera les pieds par terre ?

Je me garderai bien de détruire ses illusions. Puisse-t-elle vivre un très long et merveilleux printemps, puis un bel été. Qu’elle ne retienne de l’automne que les beaux fruits et les belles couleurs, et qu’elle ignore les exhalaisons putrides et les desséchements emportés par le vent. Et puis viendra l’hiver. Je souhaite qu’il soit doux et ne fasse pas geler ce qui reste vivant. Y aura-t-il un nouveau printemps ?

Que se passera-t-il quand le prince des mille et une féeries deviendra un mari ? Sera-t-il un vilain mari qui ne pense qu’à son sexe et à son travail ? Qui laisse traîner ses chemises, ses slips et ses chaussettes sales ? Qui inonde la salle de bain chaque fois qu’il prend sa douche ? Qui la prend pour la boniche ? Qui ne pense même plus à la distraire le week-end ? Qui est retourné voir depuis longtemps ses copains de débauche ?

Et elle-même, parviendra-t-elle à lui dissimuler ses états d’âme, ses humeurs, ses désillusions ? Dissimuler, voilà un mot tue-l’amour par excellence. Saura-t-elle retenir les reproches qu’il mérite ? Elle fera ses efforts, sans doute, pour raviver quelques braises encore rougeoyantes de la passion éteinte. Elle se voilera ; Elle se revêtira d’une carapace protectrice pour ne pas souffrir de ce divorce des cœurs. Comme elle a besoin d’amour, c’est-à-dire d’être aimée, elle prendra un amant.

 

  Mais je raconte, je raconte. Parle-moi un peu de toi. Tu as une amie ?

  J’en avais une, elle m’a quitté.

  Tu changes souvent comme ça ? Tu es volage, tu multiplies les expériences ?

  Pas du tout. Physiquement ça marchait très bien. Je crois qu’elle était attachée à moi. Mais elle s’est fait enlever par un autre.

Je rêve, moi aussi de vivre un amour partagé et épanouissant.

 

« Pour moi, aimer vraiment, c’est jouir du bonheur d’aimer, de ça je suis capable, mais c’est aussi jouir du bonheur de l’autre, et c’est beaucoup plus difficile. »

 

4° partie

 

« J’ai été amoureux. Et j’ai souffert le martyre. Marc, je ne l’oublierai jamais. Je l’ai aimé en ami, j’aurais voulu l’aimer en amant. J’ai souffert du manque, j’ai souffert de l’absence. Je l’aimais pour moi-même, finalement. Je ne pouvais supporter l’idée qu’il se donne à quelqu’un d’autre. Je l’ai mal aimé. C’est son bonheur que j’aurais dû souhaiter, et non le mien. C’était la passion, amplifiée par la révélation d’un désir charnel transgressant les codes dans lesquels je baignais. Transgresser, pour un ado, c’est un piment qui porte à sa plus forte incandescence la jubilation du désir assouvi. Mais il ne m’a laissé assouvir que l’amitié. Ce qui n’est déjà pas si mal. Ce qui est même fondamental. Devant lui j’ai pu baisser la garde. Non, ce n’est pas un jeu de mots pour dire que j’ai laissé mon sexe au repos. Ce que je veux exprimer, c’est que j’ai pu ne rien lui cacher de mes faiblesses. Je me suis livré nu et vulnérable, parce que j’avais une immense confiance en lui, parce que je savais que jamais il n’userait de son pouvoir pour me soumettre ou me détruire, et encore moins pour m’humilier.

Seule l’amitié permet cela. L’amour issu de l’amitié est infiniment plus solide que la passion.

Je le revois autant que je peux. Nous aimons nous retrouver. Nous sommes de vrais amis, nous nous faisons des confidences, échangeons des petits secrets. Je suis toujours assez fébrile quand je le rencontre. Un frémissement m’envahit, me remplissant à la fois de chaleur et de mélancolie. Mais je ne souffre plus. Je crois que c’est maintenant que je l’aime vraiment, parce que, ce que j’aime, ce n’est plus mon bonheur à travers lui, c’est de le voir heureux.

Donc je suis capable d’amour, au moins je suis rassuré sur ce point. Mais je ne suis pas tranquille pour autant. Cet amour pour marc, est-ce que je pourrai l’éprouver pour quelqu’un d’autre ? Est-ce que je retrouverai une amitié profonde et indestructible qui aura cette fois son apothéose dans l’harmonie sexuelle ? Mon autre amour, pour Tom, fut différent. Je ne suis pas sûr de l’avoir vraiment aimé. J’ai beaucoup souffert de la séparation surtout parce que j’ai eu mauvaise conscience de le quitter. »

 

  Alex, tu m’écoutes, ou tu es perdu dans tes rêves ?

  Oui, oui, je t’écoute, mais tu as une voix si musicale qu’elle me transporte dans une cantate de Mozart. Je t’entends chanter les avances  d’Eros et vocaliser les louanges d’Aphrodite.

  Ou tu es flatteur, ou tu es amoureux.

  Je ne suis ni l’un ni l’autre. Ton bonheur me fait plaisir, il me transporte dans des songes baignés de lumières et de musiques.

  Alors tu es resté ce garçon imaginatif et sentimental que j’ai côtoyé au lycée ? Tu te souviens du prof de philo qui te reprochait souvent tes élans lyriques. Il te disait que la philo n’était pas de la poésie.

  Oui, je ne suis pas bon dans le maniement des concepts, dans le raisonnement pur, dans la dialectique. J’ai besoin de la résonance des mots, de leur écho, et surtout de leurs images et de leurs affects, pour percevoir la signification des choses.

  Tu vois Alex, c’est bien d’utiliser ton imagination et ton affectivité à propos des mots, mais je me demande si tu ne vis pas un petit peu dans un monde parallèle…

 

« Ce qu’elle me fatigue à parler sans arrêt ! C’est de la logorrhée, ma parole ! Elle ne se rend même pas compte que c’est elle qui vit dans un monde imaginaire, ni qu’elle me saoule. »

 

5° partie

 

« C’est curieux comme souvent les gens me lassent au bout de quelques instants. Et je me prends à laisser vagabonder mon esprit dans mes espaces de prédilection. Sans doute suis-je trop égoïste pour m’intéresser longuement aux autres. L’émoi que j’éprouve à rencontrer une fille ou un garçon se transforme assez vite en ennui. Tu me plais, je te plais, on fait un bout de chemin ensemble, et puis je décroche, je perds le contact, il n’y a plus que le contact physique et il ne me suffit pas, je m’y sens trop seul. Je suis déjà ailleurs, je rêve et je fantasme. Je me compose un amour idéal et, dérouté de la chair offerte qui ne me comble, je jouis dans le virtuel.

Mais voilà que je fais ce que je reproche à Estelle : l’amour total, l’amour fusion. Loin de m’en offusquer, j’en renouvèle le mythe. Je me mystifie moi-même en aspirant à cet amour qui éteindra tous les fantasmes qui me hantent.

Un amour qui bousculera mon ego, fera fi de mon narcissisme et de mon égoïsme. Il sera spontané, gratuit, désintéressé, et mon bonheur sera tout entier dans le bonheur de l’autre.

Je ne crois pas aux coups de foudre, bien que j’y succombe de temps en temps. Ils se terminent toujours dans la désillusion et la paranoïa.

Je crois que cet amour émergera d’une très forte amitié qui naît peu à peu, s’épanouit au fil du temps et devient solide et durable au point de résister à l’inévitable ensablement du quotidien.

Il ne s’agit plus de rêve. Il s’agit d’une vraie construction.

Pas très romantique, dira la jeune fille en fleur.

Sans doute, mais riche en devenir. »

 

« Eh bien, en attendant, je m’ennuie avec Estelle. »

 

  Estelle, je dois repasser à mon école pour récupérer un mémoire qu’un prof devait me déposer.

Si tu veux, on échange nos numéros de téléphone et on garde le contact.

  Oh oui, promis. J’aimerais te faire connaître Richard. Tu sais, avec lui, il n’y a pas à chercher de sujets de conversation, il est encore plus bavard que moi.

 

« Mon Dieu, est-ce possible ! Je déteste les jacasseries. Je vais lui filer un faux numéro. »


081 Le cyprès

 

Il était allongé dans l’herbe du parc des Buttes Chaumont et profitait des premières chaleurs à Paris. Il avait enlevé son t-shirt et savourait cette sensation pleine de sensualité que lui procuraient les rayons du soleil.

Ce parc lui plaisait beaucoup parce qu’il avait un côté romantique avec ses vallonnements, ses rochers, ses grottes, ses cascades, ses petits chemins escarpés truffés d’escaliers qui se faufilaient entre les frondaisons, la belle variété de ses arbres,… Le petit temple de la sibylle, au sommet du promontoire rocheux au dessus du grand lac, le faisait rêver.

Lui qui s’était toujours intéressé à l’Antiquité trouvait sujet à méditation dans la particularité anatomique, le langage énigmatique, le pouvoir surnaturel des sibylles. Ces belles et chastes jeunes filles, souvent hermaphrodites, étaient des devineresses qui rendaient des oracles. Malheureusement elles furent enlevées. Par qui ? Et pour quelle raison ? Il l’ignorait. Elles furent remplacées par de vieilles pythies.

Bref, il jouissait de cette belle journée de printemps dans un cadre bucolique et enchanteur.

 

S’il avait étendu le bras, il aurait rencontré la peau nue du torse du garçon allongé à côté de lui.

Quentin était un jeune homme svelte, bien bâti mais un peu osseux. Il n’était pas particulièrement beau mais son sourire était ravageur tant il illuminait un visage plein de crédulité.

Mais Alex n’étendrait pas le bras.

D’abord parce que Quentin était un ami avec qui il aimait bien discuter, dont la compagnie était agréable car il avait toujours une conversation intéressante, une grande finesse de perception et un sens de l’humour qui ne tournait jamais à l’ironie. Mais Quentin ne provoquait chez lui aucun éveil de la sensualité, il n’éprouvait pour lui aucune attirance physique, sexuelle. Et puis ce garçon aimait les filles. Il n’aimait que les filles.

 

 ─ J’aime bien ces cyprès là-bas au fond. Ils se dressent fièrement avec élégance, dit tout à coup Quentin.

 ─ Tu es bien un citadin, toi !

 ─ Pourquoi dis-tu ça ?

 ─ Parce que ce ne sont pas des cyprès, mais des peupliers.

 ─ Ah bon ?

 ─ Le cyprès, c’est l’arbre des paysages de Toscane, c’est aussi l’arbre de nos cimetières. C’est un arbre qui a une très grande longévité et un feuillage persistant. On dit qu’il peut vivre jusqu’à deux mille ans. Son bois est imputrescible. En Grèce ancienne, son bois servait aux cercueils des guerriers morts pour la patrie. Il paraît aussi que les flèches d’Eros étaient en bois de cyprès. Avec le cyprès la passion flirte avec la mort, et l’éternité.

 ─ En tout cas je préfère le voir en toscane que dans les cimetières.

 ─ Il y a une raison pour qu’il soit planté dans les cimetières.

 ─ Oui, je m’en doute, La vie éternelle des âmes, etc.…

 ─ C’est une histoire d’amour.

 ─ Vas-y, raconte. J’aime bien les histoires d’amour.

 

2° partie

 

 

 ─ Cyprès dérive du grec Cyparissos.  Cyparissos était un magnifique jeune homme originaire de Céos, une île de la mer Egée. C’était un favori d’Apollon. Tu sais qu’Apollon était un très beau garçon et qu’il en profitait pour multiplier ses amours. Il a eu de nombreuses aventures avec des nymphes, avec des mortelles, mais il s’est intéressé aussi aux garçons, avec lesquels il n’a pas eu beaucoup plus de chance qu’avec les femmes : la jalousie de Zéphyr a provoqué la mort de son Hyacinthos chéri. Apollon n’avait pas le pouvoir de redonner la vie. Il a immortalisé Hyacinthos en le métamorphosant en jacinthe.

 

Cyparissos est mort dans la fleur de la jeunesse lui aussi.

Ce garçon, qui était devenu l’amant d’Apollon, avait apprivoisé un cerf qu’il adorait. Un jour, accidentellement, il tua ce cerf auquel il tenait tant. Il en fut désespéré. On dirait maintenant qu’il fit une profonde déprime, au point qu’il se laissa mourir.

 

 ─ Elle n’est pas drôle ton histoire.

  

 ─ Ce n’est pas mon histoire, c’est la légende, le mythe.

Pour se consoler de la mort de son amant, Apollon le métamorphosa en cyprès. C’est Ovide qui raconte ça dans les « Métamorphoses ». Apollon aurait dit à son bien aimé Cyparissos : « Moi je te pleurerai toujours, toi tu pleureras pour les autres et tu t’associeras à leurs douleurs. »

C’est ainsi que le cyprès est devenu le symbole de la longévité et de l’immortalité. Et c’est ainsi que les cimetières chrétiens sont aujourd’hui plantés de ces arbres qui perpétuent l’épisode de la légende homosexuelle païenne.

 

 ─ Pas mal ! Quand on pense que l’Eglise s’acharne contre les homos !

Tu en connais d’autres comme celle-là ?

 

 ─ Oui, mais ce sera pour une autre fois parce que tu commences à prendre un coup de soleil, et moi aussi. On va rentrer.


082 Gamiani ou deux nuits d’excès (Alfred de Musset, 1833)

 

Ah, oh Musset !

 

« C’est un grand classique que j’étais allé voir à la Comédie Française, me dit-il. Remarquablement bien joué, je ne sais plus par qui : « On ne badine pas avec l’amour », « badine » pour les initiés.

Ah Musset ! Ses amours passionnées et tourmentées avec George Sand.

Ah le romantisme ! Ah les sentiments amoureux à leur paroxysme ! Ah leur inévitable escorte : le désir, la séduction, la jalousie, le mensonge, l’orgueil, le déchirement,…la mort.

Ah Musset, comme tu incarnas les rêves et les impulsions de la jeunesse, le mal du siècle,… !

 

Mais l’année où tu écrivis la merveilleuse pièce « Les caprices de Marianne », tu te lâchas en épanchant un cœur envahi par la débauche. Tu fis mourir l’amour au contact du vice. Tu plongeas ta plume dans le dérèglement des sens pour rédiger ce petit chef-d’œuvre de prose érotique, ou plutôt, salace et pornographique, qu’est l’histoire de la comtesse Gamiani.

Oh Musset !»

 

En voici un extrait :

 

« La supérieure, que j’appellerai maintenant Sainte, était la fille d’un capitaine de vaisseau. Sa mère, femme d’esprit et de raison, l’avait élevée dans tous les principes de la sainte religion, ce qui n’empêcha pas que le tempérament de la jeune Sainte ne se développât de très bonne heure. Dès l’âge de douze ans, elle ressentait des désirs insupportables, qu’elle cherchait à satisfaire par tout ce qu’une imagination ignorante peut inventer de plus bizarre. La malheureuse se travaillait chaque nuit : ses doigts insuffisants gaspillaient en pure perte sa jeunesse et sa santé. Un jour, elle aperçut deux chiens qui s’accouplaient. Sa curiosité lubrique observa si bien le mécanisme et l’action de chaque sexe, qu’elle comprit mieux désormais ce qui lui manquait. Sa science acheva son supplice. Vivant dans une maison solitaire, entourée de vieilles servantes, sans jamais voir un homme, pouvait-elle espérer de rencontrer cette flèche animée, si rouge, si rapide, qui l’avait si fort émerveillée et qu’elle supposait devoir exister pareillement pour la femme ? A force de se tourmenter l’esprit, ma nymphomane se remémora que le singe est, de tous les animaux, celui qui ressemble le plus à l’homme. Son père avait précisément un superbe orang-outang. Elle courut le voir, l’étudier, et comme elle restait longtemps à l’examiner, l’animal, échauffé sans doute par la présence d’une jeune fille, se développa tout à coup de la manière la plus brillante. Sainte se mit à bondir de joie. Elle trouvait enfin ce qu’elle cherchait tous les jours, ce qu’elle rêvait chaque nuit. Son idéal lui apparaissait réel et palpable. Pour comble d’enchantement, l’indicible joyau s’élançait plus ferme, plus ardent, plus menaçant qu’elle ne l’eût jamais ambitionné. Ses yeux le dévoraient. Le singe s’approcha, se pendit aux barreaux et s’agita si bien que la pauvre Sainte en perdit la tête. Poussée par sa folie, elle force un des barreaux de la cage et pratique un espace facile que la lubrique bête met de suite à profit. Huit pouces francs, bien prononcés, saillaient à ravir. Tant de richesse épouvanta d’abord notre pucelle. Toutefois, le diable la pressant, elle osa voir de plus près ; sa main toucha, caressa. Le singe tressaillit à tout rompre ; sa grimace était horrible. Sainte, effrayée, crut voir Satan devant elle. La peur la retint. Elle allait se retirer lorsqu’un dernier regard sur la flamboyante amorce réveille tous ses désirs. Elle s’enhardit aussitôt, relève ses jupes d’un air décidé et marche bravement à reculons, le dos penché vers la pointe redoutable. La lutte s’engage, les coups se portent, la bête devient l’égale de l’homme. Sainte est embestialisée, dévirginisée, ensinginée ! Sa joie, ses transports éclatent en une gamme de « Oh ! » et de « Ah ! », mais sur un ton si élevé que la mère l’entend, accourt, et vous surprend sa fille bien nettement enchevillée, se tortillant, se débattant et déjectant son âme ! »

 

 Gamiani ou deux nuits d’excès  Alfred de Musset ─ 1833


083 La fontaine

 

« C’est une très belle fontaine au bord de laquelle nous avons plaisir à venir nous asseoir quand la lumière dorée s’est retirée des façades ocre et terre de Sienne, et que le voile obscur de la nuit commence à éteindre les splendeurs du jour. Les réverbères ne sont pas encore allumés, qui vont faire revivre autrement les formes et les couleurs.

C’est en principe un moment de quiétude, après l’agitation de la journée, avant l’intimité du soir.

Nous nous asseyons sur la margelle de la vasque de granit. Pas tout près l’un de l’autre car nous venons de nous chamailler. Pour une broutille comme d’habitude. La douceur du soir, la tranquillité de l’endroit, les chuchotements et les gargouillements de l’eau, loin de nous apaiser, ne font qu’exacerber la tension qui raidit nos sens.

La soirée qui s’ensuit envenime cet état, et génère le besoin de se retrouver seul. Alors je quitte la chambre et, presque machinalement, je retourne vers cette fontaine qui sans cesse m’attire et me plonge dans un curieux état psychique d’attente et d’espérance.

Comme je l’ai déjà dit cette fontaine est très belle. Tout autour de la vasque s’agitent des petits ondins et des dauphins sculptés dans le marbre blanc. Les mammifères marins crachent de l’eau par leurs gueules entrouvertes. Au centre, un magnifique adolescent nu, grandeur nature, s’avance virilement en portant du bras droit, au dessus de la tête, une conque d’où s’échappent six jets d’eau qui retombent dans le bassin, entre les dauphins.

Cette sculpture, elle aussi en marbre blanc, me fascine. Non que je sois peu averti des multiples exemples de sculptures glorifiant la beauté masculine, sous l’alibi mythologique en général. Ils peuplent toutes les sections antiques de nos musées et se déploient de

la Renaissance

jusqu’à Rodin, à qui je voue une admiration depuis mon enfance. Mais cette sculpture du début du XVII° siècle tranche avec tout ce que je connais de cette époque, sauf avec les peintures du Caravage. La raison en est que le sculpteur a su se délier de la tradition classique. Il n’a pas imité un modèle antique, pas fait référence aux corps puissamment musclés de Michel-Ange, ni à la joliesse des éphèbes de Donatello. Aucun respect des canons et des règles ne vient brider le tempérament de l’auteur. Pas de recherche du bon goût, de la grâce, de l’élégance. Pas de recours au réservoir de mythes de l’Antiquité, ni aux textes de l’Evangile si prisés à l’époque.

Voilà un artiste qui ne marcha pas dans les pas de ses prédécesseurs et qui inaugura une autre voie. Voilà un artiste qui avait dû encourir les foudres du Saint Office, en ces temps d’Inquisition, pour qu’on se soit ingénié à effacer son nom des registres de l’Histoire. Il avait osé braver l’interdiction du pape Clément VIII de représenter le corps entièrement dénudé, qu’il fût céleste ou profane. On sait que ce pape avait fait ajouter des pagnes aux figures nues de la chapelle Sixtine, peintes par Michel-Ange. Il est probable que ce beau jeune homme avait lui aussi été revêtu d’un drapé occultant l’outrage à la chasteté des regards et à l’innocence des pensées. N’était-ce pas un crime de glorifier aussi ouvertement la sensualité insolente, l’érotisme effronté d’un jeune vaurien hermétique aux pieux enseignements ? N’était-ce pas une incitation au stupre et à la fornication ?

Il fallait avoir la peau (si l’on peut s’exprimer ainsi !) de ce provocateur impie. »

 

2° partie

 

« Evidemment la fontaine était achevée lorsque le pape Clément VIII fut intronisé successeur de Saint Pierre. Elle avait coûté beaucoup d’écus, aussi n’était-il pas question de la détruire. Mais l’artiste ? Il fallait l’empêcher de sévir à nouveau. Eh bien on allait à tout prix l’en empêcher ! Il ne mettrait pas beaucoup de temps à comprendre qu’on ne propage pas impunément dans le peuple une telle incitation à la débauche charnelle.

Ordre fut donc donné aux gardes du Saint Office de…

 

Mais qu’est-ce qui provoqua ainsi le courroux et l’acharnement des instances religieuses toutes puissantes ? Qu’est-ce qui parut si insupportable à la pruderie ecclésiastique ? Ce ne fut pas seulement la nudité du jeune homme, car des nus, il y en avait plein la ville, sculptés en bas-relief sur les frises antiques, en fragments sur le sol des anciens forums romains, en atlante sur les portails de certains palais, en couronnement des attiques d’édifices prestigieux,… et personne, jusqu’alors, ne songeait à s’en offusquer. Oui, mais ce nu-là n’était pas comme les autres. Il était une petite révolution dans la représentation du nu masculin.

 

Dans un dynamique mouvement d’ascension, le garçon avance le pied gauche sur le haut d’un rocher, tandis que le corps est encore porté par la jambe droite, tendue dans l’effort. Cette position, cuisses écartées, met en avant un sexe bien dodu, paradant effrontément et offert à l’encan, déjà en bonne position pour exprimer ses aptitudes. Le prépuce encapuchonne bien le gland, comme c’est souvent le cas chez les tout jeunes hommes.

La face postérieure n’est pas en reste, avec les petites fesses contractées et suffisamment écartées par la posture d’escalade, pour laisser apparaître ce que Verlaine, dans un sonnet célèbre pour sa salacité, écrit avec Rimbaud, évoque ainsi :

« Obscur et froncé comme un œillet violet

 Il respire, humblement tapi parmi la mousse

 Humide encore d’amour qui suit la fuite douce

 Des fesses blanches jusqu’au cœur de son ourlet. »

Le buste, légèrement en rotation, fait apparaître quelques plis à la taille, hérésie canonique qui signe une scrupuleuse observation d’un modèle vivant, et un respect non moins scrupuleux de la réalité. L’anatomie à la fois svelte et musclée de ce torse viril garde cependant encore une émouvante empreinte juvénile. Les petits tétons dressés s’exhibent sans vergogne, et l’aisselle épanouit, sous le bras levé, la douce pilosité de sa cavité. L’autre bras se porte vers l’arrière, et contribue à donner à l’ensemble un dynamisme et une vitalité peu communs dans la statuaire de cette époque.

La tête, d’un port volontaire, encadrée par une chevelure flottant dans le vent, a une ossature curieusement accusée pour un garçon de cet âge. Le beau visage exprime une espèce d’effronterie virile, quelque chose d’insolent et de hardi, qui promet une épopée, sinon une odyssée. La bouche est entrouverte et l’on dirait que la langue passe sur les lèvres.

Tout, dans cette sculpture, suggère l’amour. L’amour physique, l’amour charnel.

Quel chef d’œuvre d’érotisme, où tout est dit sans que rien ne soit décrit ! Ajouterai-je que le marbre blanc utilisé par le sculpteur est légèrement veiné, et donne l’impression qu’un sang chaud parcourt ce corps. La lumière chaude des lampadaires achève l’alchimie. Ce n’est plus de la pierre, c’est de la chair !

 

Aucun doute, ce sculpteur doué s’est servi d’une petite frappe, d’une jeune racaille fréquentant les berges du Tibre, vivant de commerce interlope, bravant l’édit du gouverneur en se baignant nu dans les eaux du fleuve, et prêtant volontiers son corps, moyennant quelques pistoles, aux amateurs de beaux garçons.

 

Le Saint Office avait donc tout lieu de se sentir offensé, et le rétablissement de la morale publique exigeait qu’on arrêtât ce corrupteur des bonnes mœurs qu’était l’auteur de cette fontaine. »

 

3° partie

 

« Il fut jeté dans un cachot.

Il fallut quelque temps pour trouver les chefs d’inculpation et fabriquer les pièces à conviction, car, tout puissant qu’il fût, le tribunal de l’Inquisition romaine avait besoin de preuves pour condamner. On alla donc fouiller cette grange à demi en ruine qui servait d’atelier à ce sculpteur et on trouva exactement ce qu’on voulait, y compris ce qui n’y était pas : des armes blanches prohibées, dagues, poignards, épées, des ciboires en argent et autres ustensiles du culte dérobés dans différentes églises, des esquisses à la sanguine de scènes érotiques, et en particulier de sodomisation.

Nous avons, disent les juges, plus d’éléments qu’il n’en faut pour le condamner à mort. Mais il nous faut encore la liste de toute cette vermine qu’il a côtoyée, de ces petites canailles qui vivent de rapine et de prostitution, et qui ont été ses modèles et amants.

Qu’on le déshabille, et qu’on l’expose nu sur ce plateau de chêne muni de sangles…

Qu’on fasse chauffer les fers…

 

On arrêta cinq jeunes petits vauriens sur les bords du Tibre, que l’on fit comparaître devant les Monseigneurs de l’Inquisition.

 

 ─ Qu’on les déshabille complètement. Faisons-leur ce dernier plaisir de leur permettre une dernière fois cette tenue obscène dont ils font leur commerce.

 

Remue-ménage sous les soutanes :

« Seigneur, aie pitié de nous pauvres pêcheurs. Que Ton Œuvre reste insensible au flamboiement de ces jeunes corps, au charme diabolique de ces garçons, à la puissante invitation au péché de chair de leur anatomie. Seigneur, aie pitié de nous. »

 

Arriva le jour du procès de l’artiste débauché, sodomite et voleur, dont le talent pour propager le mal était à la hauteur de son talent de sculpteur. Il fallait faire un exemple pour décourager tous ses confrères, sculpteurs, peintres, fresquistes, de fréquenter intimement la pègre immorale et sacrilège, et de se lancer dans la provocation érotique. Il fallait effacer cette existence accueillante aux puissances du mal, se complaisant dans les manigances du démon, soufflant sur les braises pour incendier la terre.

Au diable ce misérable !

 

Qu’il périsse crucifié.

Non, ce serait trop d’honneur que de lui réserver le sort devenu sacré de Notre Seigneur Jésus Christ. Il est indigne de périr sur la croix. Et puis nous ne sommes pas des barbares comme l’étaient ces mécréants de Romains, dont la justice était aussi cruelle qu’expéditive.

 

Qu’il soit décapité.

Mais la décapitation, pour spectaculaire qu’elle soit et attire la foule des badauds, est réservée aux criminels, aux comploteurs, aux brebis égarées issues de nos propres rangs. Le corps reste entier bien qu’il soit en deux morceaux, et qui sait si sa manipulation ne peut pas contaminer des âmes innocentes ? Et puis on ne peut laisser ce corps sans sépulture, et on impose ainsi un voisinage outrageant à de bons chrétiens qui reposent en paix.

Il est un moyen de purifier un cœur gangrené, de détruire à jamais les organes infectés, d’anéantir les liquides purulents. L’homme immolé par le feu est consumé dans sa partie impure, profane, et son âme purifiée, débarrassée de sa gangue charnelle contaminée par Satan, peut entrer dans une nouvelle vie illuminée. La fumée s’élevant vers le ciel est le témoignage de l’ascension de l’âme vers le divin. Les cendres fertilisent le sol, qui, sous les feux du soleil printanier, donne de nouvelles et abondantes récoltes.

Il existe d’ailleurs un texte de Paul, dans l’épître aux Corinthiens, chapitre III, versets 11 à 15, qui dit que celui qui a mal accompli sa tâche sera sauvé « comme à travers le feu ». Purgatorius, ce feu est ici un feu purificateur.

Oui, nous avons pour mission de sauver cette âme prisonnière des fourches caudines du diable. Notre devoir, à nous humbles serviteurs de Notre Sainte Mère l’Eglise Catholique et Apostolique, est de donner des ailes pour s’envoler vers Notre Seigneur, à celui qui se vautre dans la fange. Ce sera comme une action de grâce, que nous accompagnerons de prières. Nous acheminerons ce damné jusqu’aux portes du Royaume. Dieu, dans son infinie mansuétude, et son incommensurable amour, lui ouvrira les portes pour l’accueillir.

Nous pourrons alors espérer la reconnaissance du Seigneur pour notre éradication de cette vermine, et compter sur l’octroi de Ses Saintes Indulgences.

 

Qu’il soit brûlé vif. »

 

4° partie

 

« J’en étais là de mes cogitations quand je sentis une main se poser sur mon épaule. Je sursautai, car je n’avais entendu personne approcher. Je me retournai vivement. Quelle ne fut pas ma surprise de me trouver face au beau jeune homme de la fontaine. Il avait son regard espiègle et un large sourire. Sa conque était posée sur le rocher et l’eau continuait à couler comme si de rien n’était, sauf à fournir des jets plus modestes. J’étais fasciné par le surréalisme de la scène.

Machinalement je me frottai les yeux, croyant à une hallucination. Je ne m’étais pas laissé aller à boire plus que de raison ce soir, je n’avais, pas plus que d’habitude, pris de psychotropes. Il n’y avait aucune raison pour que je n’aie pas toute ma lucidité. Alors cette apparition était forcément un leurre. Il fallait que je me méfie de cette manœuvre destinée à me duper.

Mais qui avait-il intérêt à me tromper ainsi ? Qui pouvait tirer avantage de me jeter dans les bras d’une statue en me faisant croire qu’elle était vivante ? Qui avait envie de me ridiculiser ?

Certainement j’ai des ennemis invisibles, des envieux (de quoi, je me le demande ?) qui seraient ravis de me voir trébucher, pas parce que je leur fais de l’ombre, seulement pour le plaisir. Ce sont peut-être ceux qui me paraissent les plus sympathiques. Il faut se méfier des gens qui vous passent la main dans le dos par devant et vous crachent à la figure par derrière !

Je sais bien qu’il existe des exemples de sculptures de pierre qui se transforment en être de chair. Je ne vais pas raconter l’histoire de Pygmalion, tout le monde la connaît. C’est un mythe, d’accord, mais c’est aussi une belle histoire d’amour. C’est fou ce que l’amour peut faire !

Justement, c’est une raison supplémentaire pour être sur mes gardes, parce que je ne suis pas du tout amoureux de ce jeune homme. Je le trouve très beau, j’admire sa plastique, son dynamisme, sa sensualité. J’ai très envie de lui mais ça ne veut pas dire que je suis amoureux.

D’ailleurs, ce n’est pas ce que je veux dire, car je ne suis pas fou, je sais bien qu’il est en marbre. Le fond de ma pensée est que j’aimerais lui ressembler, être lui, vivant. Alors, là, je tomberais sûrement amoureux de lui. Mais comment tomber amoureux de lui s’il est moi ? Tomber amoureux de soi est pure folie. Personne n’a jamais fait l’amour avec soi-même. C’est s’abîmer dans la frustration et la schizophrénie.

D’ailleurs personne ne croit plus, de nos jours,  à cette histoire de Pygmalion. Personne ne croit plus qu’une sculpture a le pouvoir de rendre réelle la personne qu’elle représente. Je trouve qu’on vit dans un monde bien désenchanté.

Figure-toi que, moi, je vais commencer à y croire. Il est bien là ce beau garçon de la sculpture, devant moi, et il me sourit. C’est cette petite racaille futée et enjôleuse qui a servi de modèle au sculpteur et qui a repéré en moi un client à distraire de sa mélancolie. Je sais qu’il se baigne nu dans le Tibre malgré l’édit du gouverneur, et moi j’ai très envie de me baigner nu avec lui dans le bassin de cette fontaine. J’ai envie de sentir son corps mouillé glisser sur le mien. Bravant tous les interdits et tous les préjugés, j’ai envie de lui faire l’amour et qu’il me fasse l’amour.

Heureusement l’eau fraîche m’a ragaillardi les neurones. Je me souviens très bien que l’on m’a tendu un piège avec cette soi-disant fausse vraie sculpture, et que je ne plongerai pas dans ces eaux malveillantes et sans profondeur.

Je tourne impoliment le dos à cette apparition et peu à peu je retrouve le silence intérieur. Oui, le silence. « Un ange passe »…

Mais au fait, je le connais cet ange ! »

 

5° partie

 

« Ma mère venait toujours assister à mon coucher quand j’étais petit garçon. Elle veillait, après la douche, à ce que mes dents soient bien brossées. Alors je m’enfilais dans les draps, elle me bordait, s’asseyait au bord du lit et me faisait réciter ma prière. « Et le Bon Dieu enverra un ange pour veiller sur toi et te protéger » me disait-elle.

Ce rituel, répété quotidiennement, m’a fait vivre dans l’intimité de cet ange. Il m’est d’abord apparu sous la forme d’un gros bébé blond et souriant, voletant tout nu au dessus de moi en faisant battre ses petites ailes blanches. Quelque fois ses ailes étaient dorées. C’étaient les images pieuses du missel de ma mère qui me dictaient ces visions stéréotypées.

Mais peu à peu le bébé devint petit enfant de mon âge, et il commença à avoir des ressemblances avec les garçons et les filles que je côtoyais.

Il prenait parfois le visage de Quentin, qui avait comme moi sept ou huit ans, ou celui de Valério, qui était très fin et très racé. Il hésitait un peu à définir les formes de leur corps, alors bien souvent il empruntait le mien, sur lequel il greffait leurs têtes.

D’autres fois mon ange était plus féminin et revêtait le visage et le corps de Nénette, la petite copine avec laquelle je jouais à cache-cache.

Mais la plupart du temps il était mi-garçon mi-fille, mélangeant les traits et les formes de ceux que j‘aimais bien.

Mon ange grandissait en même temps que moi. Il rassemblait tous les éléments de beauté que j’avais remarqués chez l’un ou l’autre de mes camarades. Comme il savait les harmoniser avec talent, il était devenu d’une remarquable beauté juvénile.

Je trouvais formidable qu’il fût androgyne. Il répondait magnifiquement à mon goût de tout jeune adolescent pour les formes des garçons et des filles, et à mon envie de découvrir ce qu’elles avaient encore d’inconnu pour moi.

 

Androgyne !

Quand j’y repense maintenant, je ne peux m’empêcher de regretter que la légende se soit mal terminée.

Comme je l’ai déjà racontée, elle prit naissance au cours d’un banquet chez Platon. Un repas d’hommes. Chacun était chargé de donner sa définition de l’amour. Les convives prenaient la parole à tour de rôle. Arriva le tour d’Aristophane. C’était un poète, il inventa une légende.

« Au commencement, dit-il, le mâle est né du Soleil, la femelle de

la Terre

, et il y avait un troisième sexe, androgyne, qui était né de la lune. »

Ce troisième sexe, c’est l’amour tel qu’on le rêve, l’amour comblant et comblé, car c’est l’amour fusion. C’est l’amour auquel nous aimerions tous croire. Mais un amour trop beau pour survivre. Les androgynes étaient tous exceptionnellement forts et vaillants, comme le deviendra par la suite mon ange, au point qu’ils tentèrent d’escalader le ciel pour combattre les dieux. Zeus, pour les punir, les coupa verticalement en deux. Alors, depuis, chaque moitié cherche à retrouver son autre moitié pour reformer l’antique unité, l’amour fusionnel et le bonheur.

 

Combien de temps faut-il errer, Aristophane, pour retrouver l’autre partie de soi-même ?

Le temps d’une vie suffit-il ? »

 

6° partie

 

« A mon ange je parlais, évidemment. Je lui faisais des confidences. J’adorais lui raconter tout ce que je n’osais pas dire aux copains, par crainte de paraître ignorant, ou ridicule, ou anormal, et qu’ils me fassent honte. Quelque fois même je lui confiais ce que je n’osais pas avouer à moi-même. Il était devenu mon copain le plus intime, à qui je pouvais tout confier sans qu’il me blâmât ou se moquât ou me réprimandât.

Il ne voletait plus tout nu au dessus de moi. Il était à côté de moi et me prenait souvent la main en signe d’affection. Je ne sais par quel miracle ses ailes avaient complètement disparues.

Loin de moi l’idée de mettre en doute son dévouement et son amitié, mais je trouvais qu’il prenait un peu trop d’ascendance sur moi et me faisait agir indépendamment de ma volonté. Il devenait de plus en plus tendre aussi. Comme il savait bien que son visage et son corps rassemblaient tout ce qui me plaisait, il en jouait effrontément. Il me regardait avec ses beaux yeux noirs dont les battements de cils ne parlaient que d’amour.

Un jour où il était particulièrement câlin, il se mit à m’enlever un à un tous mes vêtements, comme si c’était un jeu tout à fait banal. Je sentis grandir en moi un feu que je ne connaissais pas, et en bas de mon ventre une soudaine et irrésistible nécessité.

Il me fit mettre à genoux en face de lui et guida ma main dans un geste qui me parut tout naturel, bien qu’il fût nouveau pour moi.

J’eus alors la révélation d’une sensation extraordinaire, quelque chose d’inconnu monta dans tout mon corps avec une intensité inouïe, presque insoutenable. Je fus pris de convulsions, et ces spasmes me procurèrent un tel violent plaisir que je ne pus réprimer un cri ressemblant à un barrissement.

 

Quand je repris mes esprits, je me sentis couvert de honte. Sur les injonctions de mon ange, j’avais enfreint les règles de bonne conduite qui m’étaient inculquées depuis toujours. J’avais bousculé la barrière des interdits, je m’étais enfoncé dans le mal, j’avais péché et il faudrait sans doute en payer le prix.

 

Mais un trouble profond m’avait saisi. Ce n’était pas dû au remord d’avoir commis une faute. Au contraire c’était d’avoir éprouvé une jouissance dont mon éducation bourgeoise assujettie aux préceptes de l’Eglise catholique voulait me priver. Ce n’était pas la première fois que j’éprouvais du plaisir en sortant des règles que je prenais pour intangibles. C’était la première fois que la transgression m’avait porté à de tels délices, en touchant à cette force presque sauvage que je découvrais en moi.

 

Mon ange avait disparu. Il avait donné une impulsion puis s’était discrètement retiré, me laissant à moi-même et à l’image en moi de son étincelante beauté.

Ô combien je lui fus reconnaissant de m’avoir fait découvrir ce chemin de la jouissance. Vers quelles autres délicieuses aventures m’entraînerait-il maintenant ? »

 

7° partie

 

« Mon ange venait me rendre visite tous les soirs. Il n’avait pas toujours la patience d’attendre que je sois dans mon lit. Quelque fois il apparaissait au beau milieu d’une leçon que j’étais en train d’apprendre pour le lendemain. Il m’en distrayait, bien sûr, et il me fallait trois fois plus de temps que d’ordinaire pour retenir ces nouvelles équations ou ces faits historiques dont je ne saisissais pas en quoi ils concernaient le monde dans lequel je vivais. Je résistais tant que je pouvais à la tentation, et c’est éperdu de désir que, le devoir accompli, je me jetais dans ses bras et me libérais de cette force impérieuse en moi qui aspirait à jaillir comme la lave d’un volcan en éruption.

 

Je me rendais compte que mon ange se transformait de jour en jour. Les traits du visage et les formes du corps qu’il affectionnait jusqu’alors s’estompaient peu à peu. Je voyais bien qu’il s’efforçait de ressembler à Marc, pour qui j’avais alors une amitié grandissante. Il se fit même couper les cheveux et obtint l’autorisation de son géniteur de paraître brun aux yeux noirs. Je m’habituai vite à ces zones sombres qui tranchaient sur sa peau laiteuse et donnaient beaucoup plus d’éclat au visage. Quand, involontairement, lors d’un mouvement un peu vif, les pans de sa chasuble s’écartaient, une autre zone sombre attirait mes regards, « au milieu de laquelle une énigme se détachait dans ses moindres détails » ;

J’emprunte cette belle métaphore à Cocteau, qui s’y connaissait particulièrement en matière d’ange. C’est l’ange Heurtebise, personnage d’Orphée sous forme d’un jeune vitrier, c’est l’ange-athlète Dargelos, qui a « cette beauté d’animal, d’arbre ou de fleuve, cette beauté insolente que la saleté accuse ».

 

Mon « énigme » était de moins en moins une énigme, mais celle de l’ange en était encore une complète et j’aspirais à ce qu’elle perdît son côté mystérieux. Jamais mon ange ne consentit à une jouissance commune. Un peu plus tard d’autres se chargèrent de répondre à mes interrogations. Ils me laissèrent un goût un peu amer de rencontres furtives satisfaisant surtout l’égoïsme de chacun. Le sentiment d’infraction aux règles édictées par les adultes, le risque de se faire surprendre dans le feu de l’action et d’encourir les coups et les insultes, augmentaient cependant l’intensité du plaisir.

C’eût été sans doute très différent si, à la place des « autres » eût été mon ami Marc, pour qui je nourrissais secrètement des sentiments qui dépassaient de très loin l’amitié.

Mais Marc n’avait manifestement pas le même ange que moi. Le sien avait les cheveux longs qui retombaient sur ses douces épaules, une poitrine ornée de petits seins appétissants comme des fruits mûrs et sucrés, des hanches aux galbes délicats, et une « énigme » encore plus mystérieuse et tellement différente.

 

  T’as vu celle-là comme elle a un beau p’tit cul, me disait-il parfois.

 

Je n’étais pas insensible à la beauté et aux charmes des filles. Depuis tout petit j’ai été ému par la beauté : celle de ma maman, celle d’une fleur ou d’un coquillage, d’un paysage,…Il était donc normal que je fus ébranlé par la beauté de certaines filles. Mais je remarquais tout autant la beauté des garçons, qui semblait échapper totalement à Marc.

 

  Quel péteux, ce mec, disait-il quand un garçon tentait de tirer parti d’une plastique avantageuse et d’une virilité encore balbutiante. »

 

8° partie

 

« Que n’a-t-on pas raconté sur le sexe des anges ?

Je pense en effet que c’est une question à ne pas négliger. Comme je l’ai déjà dit, le mien a été longtemps androgyne, ce qui m’était très agréable. Le mélange des sexes lui donnait un côté mystérieux qui convenait bien à sa nature immatérielle. Il me plaisait car je retrouvais en lui ce que je connaissais de moi, et j’espérais toujours qu’il m’aiderait à découvrir ce que j’ignorais des autres et en particulier des filles.

Je me demande pourquoi son côté féminin s’atténua peu à peu au point de devenir imperceptible, en tout cas en apparence.

Par gentillesse il se constitua le visage et le corps de mes rêves : « jeune corps puissamment armé… Corps parfait gréé de muscles comme un navire de cordages et dont les membres paraissent s’épanouir en étoile autour d’une toison où se soulève,…, la seule chose qui ne sache pas mentir chez un homme » (Cocteau)

Sa virilité, très au dessus de son âge, ne cessa de s’accentuer. Sans aller jusqu’à l’apologie du muscle, il développa une souple robustesse de mâle qui m’ensorcelait. J’étais profondément troublé par sa beauté.

 

« Beauté de chevreuil d’automne

 Beauté de jeune bouleau

 De Narcisse qui s’étonne

 De ne jamais troubler l’eau »

 

Dès lors je fus toujours transporté d’émotion devant « le sexe surnaturel de la beauté ».

Je cite toujours Cocteau.

 

N’est-ce pas cette violente émotion qui m’a fait vivre ce soir cette scène extravagante d’une sculpture prenant vie, d’un marbre devenant chair, d’un minéral se métamorphosant au point de rejoindre l’organique.

Ainsi étais-je capable de sortilège. Je pouvais franchir les siècles et faire revivre un beau garçon dont la sensuelle virilité, la sexualité animale, étaient immortalisées dans la pierre.

Non, ce n’était pas un leurre placé sur mon chemin par des ennemis invisibles pour me pousser à la faute et me faire douter de ma raison. C’était le fruit de mon imagination. C’était une magique incarnation des virtuelles projections de mon idéal masculin.

Comment avais-je pu être inconscient au point de refuser ce jeu surnaturel, miraculeux, de l’amour ? Etait-ce de moi-même que j’avais peur en me lançant dans cet amour qui m’engloutirait complètement, condamnerait ma liberté et me réduirait à l’esclavage ?

Autrefois, j’aurais tellement souhaité qu’un sort semblable me liât à mon ami Marc. Mais le destin en avait décidé autrement.

A présent, j’étais de nouveau prêt à me laisser envoûter.

 

 

Je me retournai donc pour faire face à cet éphèbe qui m’avait tendu les bras. Hélas, le garçon, déçu par mon attitude réservée, lassé d’attendre un geste d’amitié, une parole d’amour, avait repris sa place figée au centre de la fontaine et portait haut la conque d’où jaillissait les eaux aux chants joyeux et vivifiants, complètement indifférents à mon apathique désarroi.
 

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