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Confidences d'Alex
Confidences d'Alex
  • Chronique de la sexualité du jeune Alex. La sexualité ambigüe de son adolescence, ses inhibitions, ses interrogations, ses rêves, ses fantasmes, ses délires, ses aventures, ses expériences.
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8 janvier 2006

Episodes 104 à 119

104 Randonnée

 

Vêtu d’un pantacourt et d’un sweat, chaussé de ses chaussures d’escalade à semelle Vibram, les pouces accrochés aux sangles du sac à dos, Alex est parti de bon matin chercher l’air de l’altitude.

 

« Un an. Il y avait un an que nous nous étions rencontrés. Chacun de nos cœurs s’étaient mis à battre un peu plus vite, nos gestes et nos paroles avaient été tout à coup plus saccadés, ou plus nerveux. Et puis nous avions ri quand nous nous étions dit, en même temps, au moment de partir, après avoir fait nos adieux aux autres : « On se revoit quand ? ».

Nous nous étions revus le lendemain. Puis tous les jours suivants. Puis toutes les nuits. Puis tu t’étais installé chez moi et nous vivions ensemble.

 

 ─ Aïe ! Cette grosse pierre, tu ne l’avais pas vue ? Tu as failli te casser la gueule !

 

Tu m’aimais comme un fou, disais-tu. Et je crois bien que moi aussi, même si je ne m’en étais pas aperçu sur le moment.

Tu étais grand, tu avais de larges épaules et une taille fine. Un visage avenant, des cheveux blonds, vraiment blonds, pas décolorés, et des iris de jade qui racontaient tous les merveilleux voyages à venir.

J’avais de la chance. Tu me faisais prendre la vie avec allégresse. Avec toi, je traversais le travail, les ennuis, la fatigue, sans même m’en apercevoir.

 

 ─ Espèce de con. Tu n’as pas vu que ce passage était glissant ? Encore un peu t’étais sur le cul !

 

Pourquoi es-tu si sombre aujourd’hui ? Non, tu ne peux pas être sombre avec tes cheveux blonds, ton teint clair et tes yeux verts. Ce n’est pas le terme qui convient. Pourquoi es-tu si triste aujourd’hui ? T’aurais-je fait de la peine ? Je cherche de quel chagrin je pourrais être la cause. Je passe en revue nos conversations de la soirée d’hier. Je fais défiler les menus faits et gestes qui composent l’ordinaire d’une activité journalière. Je revis la nuit dernière, nos caresses, nos émois, nos ébats. C’est vrai que tu n’étais pas dans la meilleure forme. Je t’ai connu plus ardent, plus impatient, plus avide, plus passionné. Surmenage ? Lassitude passagère ? Je ne t’en veux pas. J’accepte tout de toi, sauf de lire de la mélancolie dans tes beaux yeux.

 

 ─ T’es complètement dans la lune. Tu t’es gourré de chemin. Là-bas, c’est à gauche qu’il fallait prendre. Maintenant tu n’as plus qu’à faire une traversée dans cette caillasse pour retrouver le bon sentier.

 

Je suis allé te chercher à la sortie de ton travail, l’autre jour. Je pensais te faire plaisir. Une fois, exceptionnellement, ça ne peut pas te compromettre auprès de tes collègues. Et puis ça t’évitait d’attendre le bus sous la pluie, et de faire ce long trajet dans la promiscuité et les odeurs que tu supportes si mal. Le cuir et les CD de ma voiture, c’est quand même mieux. Je n’ai pas compris que tu me fasses plus ou moins la gueule toute la soirée. Est-ce que je te surveille ? Evidemment non. J’ai confiance en toi. C’était par pure gentillesse que je suis allé te chercher.

J’ai voulu te raconter des petites anecdotes amusantes de ma vie pour te dérider. J’aime bien raconter. J’ai l’impression que ça t’a irrité un peu plus.

Tu n’as pas voulu que nous prenions notre douche ensemble comme nous en avions maintenant l’habitude le soir. Tu as pris deux cachets d’aspirine pour arrêter un mal de tête naissant, et tu t’es couché en te tournant vers le mur. Je me suis approché de toi. Je me suis plaqué contre toi comme j’aime tant le faire pour m’endormir. Tu m’as laissé faire. Mais je n’ai pas osé glisser mes doigts le long de ton ventre, flatter au passage les poils de ta toison, et poser ma main sur ton sexe, comme un oiseau se pose avec douceur sur son nid.

 

 ─ Merde ! Tu n’as pas vu que cette pierre était bancale pour traverser ce torrent ? C’est malin ! Maintenant tu as un pied mouillé. »

 

2° partie

 

« Tu es arrivé en pyjama pour le petit déjeuner. En pyjama ! C’est bien la première fois que je te vois en pyjama. Il ne te va pas du tout d’ailleurs. Tu es tellement mieux sans ! En slip, ou alors nu comme il t’arrive parfois. C’est bien sûr cette dernière tenue que je te préfère. Mais je sais, il ne faut pas en abuser. Il faut garder une certaine rareté à ces moments-là pour ne pas les banaliser, pour que l’accoutumance ne les dévalorise pas.

Tu viens me dire bonjour en m’embrassant sur les deux joues. Puis tu te sers un bol de thé et fait griller quelques toasts. Tu t’assoies et t’installes dans ton mutisme. Pourquoi ne me racontes-tu plus tes rêves ? J’aimais tant que tu inventes pour moi des histoires à dormir debout, avec des anecdotes dont tu savais qu’elles me toucheraient. Car tu les inventais, et j’en étais heureux, parce que je les prenais pour une preuve d’amour.

Hier soir tu lisais. Il ne fallait pas te parler. Ça t’empêchait de comprendre ce que tu lisais. Et moi j’avais envie de te parler. Parce que être là côte à côte avec chacun son bouquin, enfermé dans sa petite sphère étanche, ça me fait penser à ces vieux couples qui n’ont plus rien à se dire.

 

 ─ Si tu t’arrêtes toutes les cinq minutes, tu n’es pas prêt d’arriver au sommet. Il y a quand même 1400 m de dénivelé à te foutre dans les pattes !

 

Tu as éteint ta lampe, m’as dit bonne nuit du bout des lèvres, et t’es tourné de côté, du côté du mur que tu affectionnes tant quand tu veux me fuir. Tu as gardé ton slip pour dormir, toi qui m’as vanté les avantages de dormir nu. Tu sais pourtant que j’aime sentir ta peau tout le long de mon corps. Mon visage sur ta nuque, mes seins contre ton dos, mon ventre plaqué à tes reins, mon sexe dans le creux de tes fesses. Mais tu sembles refuser ce rituel ce soir, et je n’ose pas m’approcher de toi, surtout que tu fais semblant de dormir.

Nous sommes restés l’un à côté de l’autre comme deux étrangers qui doivent fortuitement partager le même lit.

J’ai mis les mains sur mon sexe, stupidement et inutilement dressé, et j’ai gardé longtemps les yeux ouverts dans le noir. Dans le noir.

 

 ─ Ouvre bien les yeux, justement. Regarde ta carte si tu n’es pas sûr. Pas question de t’égarer. Tu t’es donné un but. Il faut atteindre ce but. Là-haut tu prendras ta résolution. Pour le moment, grimpe sans réfléchir.

 

Dis-le moi si tu ne m’aimes plus. Aie ce courage. Ne me laisse pas dans cette incertitude qui me ronge. Le paradoxe, c’est que je m’attache d’autant plus à toi que tu m’échappes.

Moi l’orgueilleux, le passionné qui se targue de toujours tenir ses passions en laisse, je suis en manque de toi.

 

Tu ne m’as pas appelé aujourd’hui, comme tu le fais d’habitude, à la pause déjeuner. J’ai eu envie de t’appeler, moi. Mais j’ai ma fierté. Ne crois pas que je vais m’accrocher à toi. Je suis capable d’entendre que tu ne m’aimes plus. Mais je veux que tu me le dises en face. Pas que tu emploies ces méthodes fuyantes. Pas que tu sois lâche. J’ai besoin de te garder mon estime, même si je dois te perdre.

 

 ─ A propos de perdre, je crois que je me suis écarté de l’itinéraire. Que dit la carte ? Prendre à droite avant d’atteindre le col et contourner l’éperon rocheux qui surplombe un petit lac à demi asséché.

Allez, petite pause grignotage, avant de repartir du bon pied. »

 

3° partie

 

« Si je ferme les yeux, je vois ton visage. Je mets la main dans tes cheveux blonds dont les mèches retombent sur le front. Je passe un doigt sur tes lèvres. Je caresse ta poitrine et j’embrasse tes petits seins. Je descends mon doigt le long de tes abdominaux, décris un petit cercle autour du nombril et continue ma route en effleurant les petits poils presque invisibles qui tapissent la ligne médiane de ton ventre,…

 

 ─ Rouvre les yeux, p’tit con. Arrête de rêver. Tu es en montagne. Et tu es tout seul. Il faut être vigilant.

 

J’aurais aimé t’emmener en montagne. Je t’aurais fait découvrir ces paysages merveilleux que j’aime tant. Je connais des petits sommets faciles d’accès où le panorama est magnifique. Le Mont Blanc, bien sûr. Mais aussi la Verte, les Grandes Jorasses, les aiguilles de Chamonix, les Dents du Midi, le Mont Ruan,… Seulement, il faut le mériter, le panorama. Il faut faire un effort de volonté, un effort physique, transpirer un peu, souffrir un peu parfois. Et ça tu n’aimes pas. Il faut toujours te trimballer en voiture ou en moto, prendre des pots par ci, prendre des pots par là. Sais-tu que la meilleure canette est celle que tu bois bien fraîche dans un petit bistrot au retour d’une belle randonnée par une chaude journée ? Tu n’aimes pas vraiment la nature, sinon tu te pousserais un peu au cul. Tu as vingt deux ans et tu as un corps très flatteur, mais ton indolence va vite l’amollir. Ton petit ventre encore adorable va s’arrondir tout doucement, imperceptiblement d’abord, puis substantiellement, et irrémédiablement. Tu seras un trentenaire bedonnant avec de grasses poignées d’amour, qui se mettra à suivre un régime amincissant par des pilules et des séances de massage, c’est-à-dire sans effort. Et aussi sans résultat.

 ─ Là il faut prendre directement dans la pente, jusqu’aux rochers là-haut. C’est assez raide. Tiens, on commence à apercevoir de hauts sommets. Je m’arrête un moment pour souffler.

 

Ton corps. Je n’arrive jamais à me rassasier de ton corps. J’aime regarder ton corps. Tu es là étendu à côté de moi, à moitié endormi. Je pose juste deux doigts au creux de ton aine droite, à la limite des poils bouclés de ta toison dorée, là où je sens battre ton cœur. Tu t’éveilles et me souris. Je retire mes doigts et je te regarde. J’adore ce moment où mon seul regard fait gonfler ton sexe, le fait s’étendre, rouler sur le côté, se redresser, venir s’appuyer contre le ventre, et me faire quelques salutations de bienvenue. C’est le début de nos caresses et de nos enlacements. C’était. Car tu me sembles maintenant plus indifférent à mes regards, et tu me refuses parfois ton corps.

 

 ─ Ce cri !

Non, ce n’est pas moi qui ai poussé un cri de désespoir. D’ailleurs ce n’est pas un cri c’est un sifflement. C’est une marmotte qui a repéré l’intrus que je suis et qui sonne l’alerte. Elles sont sauvages ces bestioles. Je n’ai jamais réussi à en voir une. Elles sont déjà toutes dans leur terrier maintenant.

 

4° partie

 

« Qu’est-ce que j’étais en train de me raconter ? Ah oui, ton corps. Lui aussi m’échappe. Je suppose que tu préfères le réserver à d’autres. Tu me jures tes grands dieux que je me fais des idées, que jamais tu ne me trahiras. Tu me regardes en souriant, tu poses la main sur mon épaule, m’embrasses sur l’oreille : « Je vais nous chercher un whisky, ça nous fera du bien ».Tu cherches à être gentil et prévenant. Pourtant je te sens ailleurs. Où ? Je ne sais pas. Mais pas avec moi en tout cas. Avec les amis ? Ceux que tu m’as présentés ? Ceux que je ne connais pas ?

Sortir, voir des gens, faire des rencontres, t’amuser, te faire remarquer, te faire désirer, voilà ce que tu aimes. Bien sûr un couple n’est pas une prison. Je suis le premier à défendre ma liberté. Je ne transige pas sur mon indépendance. Le corollaire c’est la confiance. J’ai confiance en toi, ou plutôt j’ai eu confiance en toi. Maintenant permets-moi d’avoir des doutes. Je ne demande vraiment si tu n’es pas un franc-tireur.

 

 ─ Ça y est, j’ai atteint les rochers. Ils n’ont pas l’air bien méchants. Va pour un peu d’escalade. Mais alors tu fais gaffe à bien choisir tes prises, parce que la roche paraît un peu pourrie. Tu reprendras tes gamberges quand tu auras franchi l’obstacle.

 

 ─ Voilà qui est fait. C’était vraiment facile. Le reste est maintenant de la promenade. Il y a très peu de randonneurs ici, ils sont rebutés par ce passage un peu exposé. Seul. Je veux être seul aujourd’hui.

 

Franc-tireur. C’est sur ce vilain mot que je t’ai laissé. Sur mes doutes.

Comment ne douterais-je pas ? La soirée chez Cyril avant-hier. Un bon groupe de joyeux lurons. De bons vins. Il avait bien fait les choses. Excellents les petits pâtés en croûte, la tapenade sur ce pain de campagne artisanal, les mini boudins bancs truffés de champignons,…

Toute la soirée j’ai observé vos échanges de regards. Tu ne le regardes pas comme tu regardes les autres. Pas comme tu me regardes. Comment le vois-tu ? Il est mignon, sans plus. Une silhouette avantageuse. Un chouia efféminé dans certains petits mouvements de mains. Je n’aime pas les efféminés. J’aime la virilité, et je commence à trouver que tu n’en as pas assez. Il te plaît, c’est évident. Je ne sais pas encore si tu veux le conquérir par jeu ou si tu te sens des affinités profondes avec lui.

Tu t’es assis à côté de lui, vous avez échangé vos verres pour, soi disant, goûter ce vin-ci, qui est meilleur que ce vin-là. Vous n’êtes pas allés jusqu’à manger un boudin en le prenant chacun par un bout, mais j’ai bien vu que ce n’était pas l’envie qui vous manquait. Non, ce n’est pas le vin qui m’a provoqué des hallucinations. J’ai trop bu, c’est sûr, mais j’avais toute ma lucidité. Ainsi j’ai bien remarqué que tu étais gentil avec moi. Avec moi aussi. J’ai également bien vu qu’à un moment, un très long moment en fait, tes deux mains n’étaient plus sur la table. Ta main gauche était sous la table. Bien sûr qu’elle était posée sur la cuisse de Cyril. Et quand je dis sur la cuisse, je suis certainement à côté de la vérité. »

 

5° partie

 

« Evidemment tu contestes tout ce que je viens de dire. J’affabule. J’étais saoul. La preuve c’est que j’ai été malade en rentrant. J’ai vomi. Moi je sais pourquoi j’ai vomi. Ce n’est pas le trop plein de vin que mon estomac n’a pas supporté, c’est ton comportement qui m’a retourné le cœur.

Quand je pense que c’est moi qui t’ai fait connaître ce garçon ! Tu t’en souviens j’espère. C’était il y a trois semaines. Tu m’avais supplié de t’accompagner dans cette boîte gay où je n’avais pas du tout envie d’aller. Je n’aime pas les « milieux », qu’ils soient gays ou autres. Ils me font toujours penser à des ghettos. Ils sont fermés sur leurs habitudes, sur leurs coutumes, sur leurs entre soi. Le communautarisme, c’est un enfermement. Moi, je me veux un esprit ouvert, je veux élargir ma pensée.

J’ai cédé à tes supplications, et j’ai fait contre mauvaise fortune bon cœur. Après avoir avalé deux ou trois whisky j’étais tout à fait dans l’ambiance et j’ai eu plaisir à danser avec toi.

 

 ─ Voilà le sommet. Je le vois enfin. Il est encore loin mais l’approche est sans embûche. C’est une grande pente herbeuse pas très raide, que je prends quand même en lacets.

 

A un moment Cyril est entré, accompagné d’un fade asiatique qui paraissait très intimidé.

Cyril, je l’avais vu un jour chez des amis communs et il m’avait paru sympa, gentil, plein d’optimisme et de gaieté. Je n’aime pas les rabat-joie, ceux qui sont toujours en train de chercher quel problème ils pourraient bien avoir. Nous nous étions revus une fois ou deux, je ne me souviens plus à quelle occasion. Je ne souhaitais pas avoir des relations plus amicales avec ce garçon espiègle que je soupçonnais de légèreté. Mais le rencontrer m’était agréable parce qu’il mettait toujours de la vivacité et de la bonne humeur dans les conversations.

 ─ Mais elle n’en finit pas cette pente ! Ou alors c’est le sommet qui recule au fur et à mesure que j’avance. Je finirai bien par l’atteindre. J’ai beaucoup de défauts et j’ai au moins une qualité : je suis tenace et persévérant.

 

Je m’étais fait un plaisir de te le présenter, et j’avais tout de suite compris que tu n’étais pas insensible à sa pétulance. Tu avais beaucoup dansé avec lui, laissant dans l’ombre son empoté d’asiatique, et me laissant aussi à l’écart. Mais tu savais que je n’aime pas m’épuiser longtemps en gesticulations rythmées qui me couvrent de transpiration et ne m’apportent pas le contact et l’échange charnels que j’attends de la danse.

 

 ─ Voilà. J’arrive. Plus que quelques centaines de mètres. Le panorama va être magnifique. Mais aujourd’hui je ne suis pas venu pour le panorama.

 

Tu en as fait un peu trop. Tu avais chaud, c’est sûr, à te démener comme un diable. Ce n’était pas une raison pour débuter un strip en enlevant ton T-shirt. C’est vrai, tu n’étais pas le seul à te mettre torse nu. Quand même c’était un geste de pure séduction. Tu le sais trop que tu as de belles épaules, des pecs bien dessinés, et une taille super fine. Tu fais toujours ton petit effet quand tu dévoiles tout ça, surtout dans ce genre de boîte.

Je ne t’ai fait aucun reproche. J’ai été aimable quand tu es revenu à notre table, tout essoufflé et couvert de sueur. J’ai eu très envie de toi à ce moment là. J’ai eu aussi très peur de te perdre. C’est là que je me suis aperçu que tu m’échappais, et que j’étais attaché à toi.

Attaché jusqu’à quel point ? Au point de perdre ma lucidité ? De perdre mon contrôle ? J’espère que non. Je me décevrais beaucoup dans ce cas. J’ai une conception de l’amour que beaucoup rejettent parce qu’elle n’est pas romantique, pas assez émotionnelle, pas assez passionnée. Cette conception, j’y tiens énormément depuis que j’ai tant souffert, au sortir de mon adolescence, d’un amour non partagé sur lequel je fondais le socle de ma vie. Mais sait-on jamais ? Ai-je sous-estimé ma vulnérabilité ? Faut-il citer la célèbre phrase de Pascal, quitte à faire un contresens sur sa pensée : « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas ».

 

6° partie

 

«  ─ Je suis au sommet. Impressionnant !

Le versant nord n’a rien de comparable avec son homologue du sud. Il y a bien trois cents mètres d’à-pic là-dessous ! De sacrées falaises ! Qu’on ne voit d’ailleurs pas car le sommet est en surplomb.

On pourrait faire un très beau saut à l’élastique d’ici. Et aussi un très beau saut sans élastique. Radical. On ne peut pas se rater.

 

Je suis venu ici me contraindre à la lucidité.

J’ai trop parlé par la voix du cœur, je voudrais me répondre par celle de la raison.

Fabian, nous avons toujours ensemble de merveilleux moments. Tu me dis des mots si tendres, tu veux tellement me rassurer sur ton amour. Comment pourrais-je en douter ? Comment puis-je être affecté quand tu joues au séducteur ? Tu le fais exprès pour me rendre jaloux. Et puis tu es comme ça, tu as toujours cherché à plaire, tu as toujours voulu tester ton charme. Mais cela reste au plan de l’attitude. Tu ne souhaites pas engager une relation intime, c’est seulement pour te rassurer sur toi-même. Parce que, en réalité, ce petit jeu n’est que la manifestation de ton inquiétude. Tu n’es pas sûr de toi du tout. En rien. C’est sans doute pour cela que tu es si peu entreprenant. Tu te sens tout mou à l’intérieur alors qu’en apparence tu es un garçon plein de vie dont la morphologie évoque le mouvement. Tu me dis avoir besoin de quelqu’un comme moi pour t’apprendre à avoir confiance en toi, pour t’aider à te structurer et ne plus te laisser guider par des incertitudes.

Non, tu ne joues pas double jeu. Non, tu n’es pas amoureux de Cyril. Tu le trouves amusant, c’est tout. Je ne dois pas du tout le prendre pour un rival. Ce serait une absurdité. Tu m’assures qu’il ne fait pas le poids à côté de moi.

 

 ─ Je suis content de te l’entendre dire, Fabian. Il n’empêche que tu lui trouves un beau petit cul.

 ─ Ne sois pas bête et vulgaire, Alex, ça ne te ressemble pas.

 

Je n’ose pas te demander si tu as couché avec lui. De toute façon tu me répondras par la négative, en jurant une fois de plus que tu ne me trahiras jamais, que tu n’es pas un lâche, que tu aurais le courage de me dire la vérité. Que tout simplement je fais une crise de jalousie injustifiée et que tu en es très meurtri.

Sur le moment j’accepte tes allégations avec un lâche soulagement. Et c’est moi que je condamne : j’ai sur toi un regard trop possessif. Je te veux à moi et rien qu’à moi, et ce n’est pas cela aimer vraiment. J’exige de toi ce que je n’aimerais pas que l’on exige de moi. Il est vrai que je n’ai pas le même comportement que toi. Je ne drague pas, je ne cherche pas à séduire, je sais ce que je veux, c’est la fidélité. Galvaudé peut-être, ce mot. Tombé en désuétude. Pas pour moi.

 

Je suis venu ici pour mettre prendre une décision.

Que dois-je faire pour faire taire mes interrogations et dissiper mes états d’âme ?

Que dois-je faire pour, il faut bien le dire, mettre un terme à ma souffrance ? »

 

7° partie

 

« Que dois-je faire ?

Sauter du haut de ces vertigineuses falaises ?

 

Y a-t-il des gens qui se sont suicidé de ce sommet ? Je n’en ai pas entendu parler. Quelquefois on dit accident de montagne, mais en réalité c’est un accident volontaire. Le véritable accident mortel n’est d’ailleurs pas un drame épouvantable pour celui qui meurt. Pour ceux qui restent, oui. Mais mourir en se livrant à un plaisir, ce n’est pas mal. C’est bien aussi de mourir en faisant l’amour. Mourir pendant un instant de bonheur, c’est quand même mieux que dans la souffrance, la déchéance, la détresse.

Le suicide par chagrin d’amour ne m’a jamais ému énormément. Je l’ai toujours trouvé un peu ridicule. Cela ne m’a pas empêché de pleurer comme une madeleine à l’enterrement d’un jeune de dix sept ans que je connaissais et qui s’est foutu en l’air parce que sa copine l’avait quitté. J’ai pleuré la vie perdue de ce beau garçon qui avait un brillant avenir. Une vie perdue inutilement, et tant de détresse pour ceux qui ont été impuissants à adoucir sa désespérance.

 

Je n’ai aucune raison d’appliquer à moi-même ce que je condamne chez les autres. Et puis ce serait mourir dans la peine. C’est contraire à mon espérance de réussir ma mort.

J’élimine cette première solution.

 

Il y en a deux autres.

 

J’accepte Fabian comme il est. Un peu volage sans doute, assez lunatique, peu mature, mais occupant tellement mes sens et mes pensées. Peu fiable, volontiers menteur et manquant de courage, mais tellement chaleureux quand il veut se donner. Lymphatique et même quelque peu paresseux, mais si inventif dans les jeux de l’amour. Désordonné et un peu profiteur, mais tellement savoureux dans les ébats intimes.

J’ai besoin de lui. J’ai besoin de son corps. Je ne veux pas le perdre. Je ferai tout pour le garder, dussé-je accepter ses incartades, lui accorder toute la liberté dont il a besoin, me sacrifier parfois pour le rendre heureux. Il me faut supporter d’être affligé parfois, mais aussi aspirer à ces moments de bonheur quand nous nous retrouvons entièrement, quand il se jette dans mes bras pour me dire qu’il m’aime, quand, pour se faire pardonner, il est le plus tendre des garçons.

Je l’éveillerai aux plus belles choses de la vie. Je lui donnerai le goût de l’art et du refuge de l’imagination. Je lui donnerai toutes les raisons de légitimer l’admiration qu’il a pour moi.

 

Combien de temps pourrai-je supporter ses faiblesses, sa mollesse, son avachissement, son abandon aux impulsions les plus désordonnées ? Un gamin. A vingt deux ans il se comporte comme un ado. Pourrai-je longtemps jouer le rôle du grand frère raisonnable et rabat joie ? N’aurai-je pas l’impression d’une liaison incestueuse ? Serai-je capable de rester attaché à lui en le suspectant toujours de jouer plusieurs rôles ? Sans confiance, est-il un amour qui puisse durer ?

S’il faut souffrir d’aimer, autant que ce soit bref. Que la mort d’un amour ne soit pas une longue agonie. Un brutal chagrin vaut mieux que des douleurs sans cesse renouvelées,…

 

Fabian, mon chéri, je te quitte. »


105 Première rencontre

 

 ─ Dis donc, l’autre jour, au Café des Sports, t’as pas été brillant. Toi qui d’habitude as toujours une bonne blague à raconter, t’es resté là, muet comme une carpe, hautain et dédaigneux, alors qu’on te présentait une jolie fille. Je suis sûr que tu lui as fait mauvaise impression. Pourtant elle est très sympa, tu sais.

 ─ Ouais, je m’en doute, je suis comme ça. Cette fille, elle a quelque chose qui me fascine, et quelque chose qui me fait peur. J’sais pas comment te dire. Tu sais que mon imagination tourne souvent à plein régime. Eh bien, je la vois comme une mante religieuse.

 ─ Mais que vas-tu chercher, mon pauvre Alex !

 ─ Tu avoueras qu’elle n’y a pas mis du sien non plus. Elle m’a pratiquement ignoré. Ce petit provincial ! Alors qu’elle est parisienne !

 ─ Allons, tu sais bien comment sont les femmes. Il faut souvent comprendre le contraire de ce qu’elles expriment.

 ─ C’est vrai qu’elle a de très jolis yeux, intenses, expressifs, intelligents. Ils passent de l’intérêt le plus vif à l’indifférence la plus totale avec une rapidité déconcertante. C’est une passionnée, cette fille. Ça m’effraie un peu : les excès dans les opinions, dans les jugements, dans les sentiments, dans les exigences.

Je reconnais qu’elle est jolie. Elle a de l’allure, surtout. Une espèce de distinction naturelle. Non, pas toujours naturelle, justement. Mais ce n’est pas mon type de femme. Pourquoi veux-tu la jeter dans mes bras ?

 ─ Mais non, tu te gourres. Tu n’as pas besoin de moi pour te trouver une fille. Mais tu aurais besoin de te poser un peu. Tu te disperses entre garçons et filles, tu hésites, tu t’interroges, tu n’arrêtes pas de te chercher…

 ─ Je te vois bien ouvrir une agence matrimoniale !

 ─ Déconne pas, je te parle en ami.

 ─ Je ne suis pas sûr de vouloir suivre ton exemple, me marier, avoir des gosses… Pourtant j’adore les gosses. Je regrette de ne pas avoir de petits neveux. Normal, je suis fils unique. Le tien de môme, il est adorable.

J’ai beau me dire : cette fille, c’est pas mon type, je préfère les brunes avec de petits seins et un petit cul comme les garçons, eh bien, malgré tout, elle m’attire comme un aimant. C’est pour ça que je me suis comporté comme un plouc. Je me suis senti redevenir ado rougissant. Boutonneux, en plus !

 ─ Je ne crois pas vraiment que tu aies des complexes. Et puis ça n’a pas dû t’empêcher de la déshabiller. Du regard j’entends.

 ─ Oui, un peu. Mais pas complètement. Le buste. Elle a un joli buste. Elle doit avoir de beaux petits seins. Je me suis arrêté là, parce que, plus bas, je la vois déjà programmée pour des maternités.

 ─ C’est normal, c’est une femme.

 ─ Ce que je veux dire, c’est que pour le moment, je ne veux pas d’une mère, je veux une fille qui me rende sexuellement fou.

 ─ Faut pas penser qu’à baiser. Il y a tout le reste. Quand t’es amoureux, tu ne fais plus l’amour, tu vas jusqu’à la fusion, jusqu’à l’accomplissement. Tu jouis plus du plaisir que tu donnes à l’autre que de ton propre plaisir. T’as jamais été amoureux, Alex ?

 ─ Si, mais ça m’a fait très mal. C’était un garçon, et c’est resté un amour platonique, qui m’a dévoré l’intérieur. Depuis je ne vois plus les choses de la même façon. Je crois que je ne parviendrai plus jamais à me livrer pieds et poings liés à un coup de foudre, ni à la passion. Pour qu’une relation dure longtemps, je crois plus à un compromis.

 ─ Le compromis, ça vient après.

 ─ C’est ça ! Ça passe ou ça casse ! Moi, je ne veux pas de ça. Je veux pouvoir rester fidèle à ma parole, à mon engagement. J’ai 26 ans, j’ai encore du temps avant de m’engager.

 ─ Pas tant que ça.


106 Sahdi

 

« Etait-ce à Bangkok ou à Djakarta ? » se demanda Alex. « Le souvenir en est resté intense. Il me replonge dans un trouble, dans une sorte d’introspection sur la complexité des relations que j’entretiens entre les sentiments et les désirs.

 

 « Il m’aborda au sortir de mon hôtel, alors que j’allais héler une moto taxi bringuebalant et pétaradant. Ayant à l’instant quitté la douche et la climatisation, je prenais à pleins poumons cet air surchauffé et saturé d’humidité de la rue. Etourdi par le voyage, fatigué par le décalage horaire, transpirant dans des vêtements légers déjà fripés et défraîchis, j’allais faire connaissance avec cette ville gigantesque et déroutante, dont on dit qu’elle peut être dangereuse.

 Il était là et il m’aborda le plus naturellement du monde. Dans un anglais approximatif il me demanda si je voulais qu’il me serve de guide. La conversation s’engagea sur les banalités d’usage. Etait-il étudiant ? Il l’avait été mais à présent il travaillait comme serveur dans un hôtel voisin. Il s’appelait Sahdi. Il voulait me faire profiter de sa bonne connaissance de la ville. Non, non, pas d’argent. Comme ça, par plaisir.

 Etait-ce un piège ? Certes il était sympathique et attirant ce garçon. Mais justement le piège n’était-il pas là ? N’était-il pas envoyé, avec sa bonne petite gueule et son jeune corps souple et gracieux, pour attirer un Occidental naïf dans les bas fonds de la ville, le dépouiller et le tabasser parce que c’est le riche qui vient profiter des pauvres ?

 Intelligent, il comprit ma méfiance. Il me fit signe de le suivre en face, dans une rue de boutiques à l’aspect rassurant. Je le vis entrer dans une échoppe et en ressortir presque aussitôt. Quelques instants après, j’étais entouré de cinq ou six jeunes garçons souriants et charmants, venus de nulle part, s’essayant en rigolant à quelques mots d’anglais. Aucune invite directe et vulgaire. Une attention bienveillante, une gentillesse spontanée. Une disposition à me satisfaire quelle que soit ma demande.

 

  Tu peux choisir, me dit Sahdi.

 

 Je les voyais là frais et joyeux, quand je me sentais poisseux de transpiration, les traits tirés de fatigue, vieux et honteux de pouvoir me payer cette chair fraîche sans rien donner en échange.

 

  Demain, dis-je pour gagner du temps.

 

 Le petit groupe disparut comme il était venu, volubile et joyeux. Seul Sahdi resta à mes côtés, souriant et détendu. Il n’avait pas l’air de vouloir me quitter. Je commençai à avoir confiance en lui. Nous visitâmes un quartier de la mégapole. Puis il m’accompagna dans mon hôtel et dans ma chambre.

 Et là il se passa un phénomène qui ne m’était jamais arrivé : ce garçon, je n’avais pas envie de le baiser, mais je voulais vivre avec lui des moments de tendresse. C’était un compagnon agréable et gentil. Il me semblait que je briserais quelque chose de rare si je lui faisais l’amour. Sentir sa peau douce et mate contre moi me suffisait. De son côté il n’était pas du tout entreprenant, semblait aussi être fatigué, et paraissait se sentir bien dans mes bras.

 Finalement nous nous sommes endormis comme deux frères l’un contre l’autre pour se tenir chaud, ou comme un vieux couple dont les liens d’affection ont pris le pas sur l’amour physique.

 

 Pourquoi ce souvenir, s’interrogeait Alex, est-il resté gravé en moi beaucoup plus fort et beaucoup plus vivace que la plupart de ceux des passages à l’acte ? »


107 Le chantage

 

J’ai des photos de toi. Très compromettantes. Il s’agit de clichés qui ont été pris le week-end dernier alors que tu étais en rendez-vous secret avec ton jeune amant.

 

« Nom de Dieu, se dit Alex, on avait pourtant pris toutes nos précautions, comme d’habitude. Une clairière perdue où il n’y a jamais personne. Impossible qu’on nous ait suivis, on aurait entendu quelque bruit en traversant la forêt, quelque craquement de branche, quelque froissement de feuillage. Mais qui a bien pu nous photographier dans cette clairière ? Ça me paraît impossible, c’est du bluff. C’est un mec qui connaît notre relation et qui est jaloux. Il est peut-être amoureux de Jamel lui aussi. Et il veut me faire peur pour m’écarter de lui. Il ne les a pas, ces photos compromettantes…

Lisons la suite » :

 

Il s’agit d’une série de photos sans équivoque où vous commencez par des attouchements réciproques, blottis au cœur de la clairière, sur un lit de fougères.

 

« Eh là ! Ça devient sérieux. Il a découvert notre repaire. Peut-être qu’il nous attendait sur place ? C’est facile de se cacher dans les buissons. Le salaud ! Il a préparé son coup. Il nous a piégés. Et c’est vrai qu’on n’y est pas allé de main morte ce jour-là (si l’on peut s’exprimer ainsi !).

Bon, attouchements, c’est encore pas trop grave. S’il a pu photographier ce qui s’est passé après les attouchements, c’est une autre affaire !

Voyons la suite » :

 

Puis chacun s’amuse à déshabiller l’autre, jusqu’à libérer totalement de respectables phallus sous tension…

 

« Mais le salopard a assisté à tout le spectacle ! C’est un fumier de voyeur qui a besoin de ce genre de stimulation pour se masquer à lui-même ses défaillances. Mais bon, si ça a pu l’aider à mener à terme une petite branlette dans la nature, tant mieux pour lui.

Ce que je me demande, c’est où il veut en venir. »

 

Après vous être bien échauffés en embrassant, léchant, suçant tout ce que vos corps pouvaient présenter d’appendices ou de creux, vous vous êtes livrés à de vigoureux et frénétiques coïts, qui vous ont laissés haletants et pantelants. Puis, allongés côte à côte sur votre petit lit de fougères, vous vous êtes endormis, livrant vos corps nus aux rayons obliques du soleil, épanouis de bien-être, saturés de plénitude, rayonnants de bonheur.

 

« Mais je le connais ce style ! C’est pas le premier venu qui emploie ce vocabulaire : « attouchements » pour peloter, « phallus » pour bites, « appendices » pour la même chose, épanouis, saturés, rayonnants. T’es identifié, mon pote, j’ai un texte de toi avec le même vocabulaire et les mêmes tournures de phrases. C’était pas la peine de te casser le cul à découper les mots dans du papier journal. Ça ne m’étonne guère, d’ailleurs, tu m’as toujours paru être un faux jeton.

Voyons si tu peux aussi être une ordure. »

 

Mais laissons là les épanchements lyriques dont vous semblez être un spécialiste pour en venir aux choses sérieuses. Vous n’ignorez pas que votre jeune amant est un garçon mineur, dont les parents ont de grandes difficultés à assumer le coût de la scolarité. Ces derniers pourraient trouver utile de posséder des documents leur permettant d’assurer de longues études à leur fils aîné.

 

« Le fumier !!!

Jamel, tu m’as toujours dit que tu avais 18 ans. Tu m’as même donné la date de ton anniversaire. Et je t’ai fait un superbe cadeau. Mais tu t’es peut-être trompé d’une année ? Ou de deux ? Je ne t’en veux pas. Vous êtes tous pareils, longtemps avant d’avoir 18 ans, vous avez déjà 18 ans, et longtemps après, vous avez toujours 18 ans. Je te pardonne ce petit mensonge, il n’altère en rien ma confiance et mon attachement. Je ne sais pas encore si c’est de l’amour, mais je crois que ça y ressemble beaucoup. Ce dont je doute un peu, c’est qu’il y ait chez toi la même force des sentiments. Tu me dis trop souvent que tu m’aimes, et je me demande si tu sais ce qu’est l’amour, si tu ne le confonds pas avec le désir. Ça, oui, je suis sûr que tu en as.

Donc cette racaille est allée vérifier ton état civil. Et elle a découvert la faille. Et elle veut me faire chanter. C’est un lâche, doublé d’un trouillard.

 

Je ne suis pas quelqu’un qu’on fait chanter. Dans ce cas je déploie mon arsenal de répliques, je mets en œuvre mes batteries de contre-attaque, je déclenche mes systèmes de protection.

 

Mon plan est prêt. Dès que j’aurai la certitude que c’est lui, je lui tendrai un piège dans lequel il ne pourra que tomber. On lui fera cracher un peu de sang, juste un peu, histoire de le terroriser, on n’est pas des bourreaux, on n’est même pas des méchants. On est obligé de se faire violence pour shooter dans la lie.

Je sais bien que ce n’est pas la voie de la morale, et de la morale chrétienne en particulier, mais je donne priorité à l’amour. »


108 Classé X

 

Il s’assit avec une lenteur de vieillard sur le bord de son canapé en peau de buffle. Il regarda le papier posé sur la table basse. Magnifique table en verre. Presque invisible, n’étaient-ce les reflets argentés et les irisations. Une épure de table, dessinée par un designer de talent. Il l’avait choisie avec lui, cette table, après de nombreuses recherches. Si la table était presque invisible, le papier, en revanche, lui sautait aux yeux. Ce papier, qui rompait l’harmonie minimaliste de la table, était d’une présence insolente, arrogante, indécente.

Il en connaissait par cœur le contenu, bien que l’ayant lu une seule fois. Il l’avait alors reposé délicatement sur la table de verre, exactement à la même place et était allé se passer la tête sous le robinet d’eau froide.

Ce papier ne pouvait pas exister. La chaleur peut-être. Ou un mauvais tour que lui jouait son imagination, ou alors un cauchemar éveillé, ou encore il s’était joué une courte dramaturgie. Quant il reviendrait dans le salon il se rendrait bien compte que ce papier n’existait pas.

Hélas, le papier était bien là, incongru, douloureux, vénéneux.

 

« Mon très cher Alex,

Je suis lâche, je n’ai pas eu le courage de t’en parler, je n’ai pas osé affronter ton regard, ton silence, ton calme apparent, mais l’imperceptible tremblement de ta lèvre m’aurait ému aux larmes. J’aurai préféré affronter ta colère, tes injures, et même ta violence, mais ce n’est pas ton genre. Je suis un salaud, mais j’ai mal, moi aussi, crois-moi. Tu as toujours été si bon, si indulgent avec moi, un vrai pote sur qui on peut toujours compter.

C’est un torrent dont J’ai tenté en vain de lutter contre la violence du courant qui m’entraîne, c’est une force plus grande que moi qui m’emporte à New York.

Je te demande pardon.

Nath »

 

Tout à l’heure, après sa journée de travail, il était rentré tout guilleret chez lui, heureux de retrouver celui qui partageait sa vie depuis quelques mois.

 

─ Hello, viens voir ce que je rapporte pour notre petit dîner.

 

Pas de réponse. Un appartement anormalement silencieux, d’habitude tout rempli de heavy metal, qui lui cassait les oreilles, ou de rap, qu’il détestait. Il s’était dirigé vers la cuisine pour déposer les langoustines, puis vers la chambre pour se défaire du costard et enfiler un jean et un t-shirt, et il était allé tranquillement dans le salon, une revue à la main.

Le papier blanc, sur la table de verre, lui avait sauté à la figure. Il s’était précipité sur lui, plein de mauvais pressentiments. Il l’avait lu, et il avait senti son sang se retirer de lui.

Alors il avait tenté de se persuader être victime d’une hallucination et était allé se passer la tête sous le robinet. Mais il avait bien fallu se rendre à l’évidence, et reconnaître l’existence incontestable de la réalité.

Cocu. Il était cocu. Oh, ce n’était sans doute pas la première fois, mais c’était la première fois qu’on lui jetait à la figure le fait accompli.

 

2° partie

 

Courage, se dit-il, ne pas baisser les bras devant la douleur. Souffrance du cœur, souffrance d’orgueil aussi. Que faire ? Il faut essayer de se divertir, se divertir pour supporter le malheur, pour continuer à vivre, à jouir de la vie. C’est un sale moment à passer, je vais m’en sortir, le temps va se charger de tout cicatriser.

Il alla ouvrir les fenêtres pour faire entrer le courage.

Trop silencieux cet appartement. Remplir ce silence avec de la musique, celle que j’aime, et qu’il détestait, quelque chose de vivant, d’enjoué, de dynamique, qui couvre le tumulte de mon cœur. Ah, ne plus entendre le martèlement et les récriminations du rap ! Ah, ne plus subir le marteau pilon  techno !

Mais qu’est-ce qu’il peut bien me reprocher, se demanda-t-il ? Evidemment je ne peux lui offrir qu’une petite vie de province, confortable, certes, suffisamment friquée, une petite vie de province saine et sportive. Pas de quoi s’éclater, doit-il penser. Je ne peux pas lutter avec New York. Quelle arrogance dans sa façon d’écrire « une force plus grande que moi qui m’entraîne à New York » ! Aurait-il écrit de la même façon « une force plus grande que moi qui me mène à Trifouilli-les-Oies » ? Il ne m’aurait pas dit où il allait. Je lui en veux de ce plaisir qu’il a pris en me jetant son New York à la figure. Comment résister à New York, à l’attraction de ce symbole de réussite, de puissance et de modernité ? C’est New York qui me fait cocu, pas ce petit avorton qui l’emmène, ou qu’il va rejoindre là-bas. C’est New York, c’est Middle Town et ses gratte-ciel et magasins rutilants, c’est Broadway et sa foule bariolée par les scintillements publicitaires, c’est Central Park et ses concerts rock en plein air, c’est Battery Park au bord de l’Udson et le World Trade Center, c’est… c’est assez !

J’ai été trop gentil avec lui. Il ne faut jamais être trop gentil, on est vite pris pour un con, ou un faible. Je l’ai trop cajolé, je lui ai passé ses caprices, ça m’a coulé. C’est l’amant que j’aurais dû rester, pas devenir le régulier, le compagnon de tous les jours, avec tous les petits tue l’amour de la vie quotidienne. L’amant, celui qu’on va retrouver quand on a une envie folle de lui, et qu’on s’est bien préparé, bien lavé, bien rasé, bien pommadé avec des produits très chers pour avoir le teint frais, légèrement hâlé, la peau souple et ferme. L’amant, celui qui n’a jamais de crise de foie, ou mal au crâne, qui n’a jamais les traits tirés de fatigue, ou deux petites rides verticales de contrariété, qui n’a jamais l’haleine fétide, les aisselles âcres, ou une odeur rance au plus profond des cuisses, qui ignore les problèmes de frigo vide ou de machine à laver qui fuit. L’amant, celui dont on reçoit toujours le meilleur et dont on languit dès qu’il est parti.

L’amant, il l’avait été, et puis il avait commis une erreur. Lorsque…, non, il ne peut plus prononcer son nom, il l’appellera X désormais. Lorsque X avait été gravement malade, il l’avait recueilli chez lui. Tu es seul, tu tiens à peine debout, lui avait-il dit au sortir de l’hôpital, viens chez moi le temps de te refaire une santé.

X s’était refait une santé.

Et il était resté.

 

3° partie

 

Etait-ce cette vie de couple ordinaire qui avait laminé son amour ? La routine déjà ? L’absence apparente du risque de voir l’autre s’échapper ? La sensation d’appartenir à l’autre ? 

A cette erreur de vivre ensemble s’était ajoutée celle de multiplier les signes et les manifestations d’amour. Qu’est-ce qui m’a pris de lui préparer son petit déjeuner et de lui apporter au lit ? Et pas avec n’importe quel thé, du thé vert à l’opéra de chez Mariage, parce que le thé noir colore les dents. Chochotte ! Jamais je n’aurais dû me laisser aller à le dorloter comme une gonzesse. Et des petits noms tendres par-ci, et des attentions par là. L’autre ne lui passe aucun caprice, lui donne des ordres, sait se faire respecter.

Peut-être qu’il m’en veut de m’être trop occupé de lui, qu’il me méprise un peu d’avoir fait l’infirmier pendant sa convalescence. Il n’est pas rare que ceux que tu sors d’un mauvais pas fassent une croix sur tout ce qui leur rappelle un état d’infériorité.

Je comprends tout à coup, j’ai été un peu couillon. J’aurais dû être plus réservé parfois, plus distant, le laisser douter, juste ce qu’il faut pour aiguiser un peu sa jalousie. J’aurais dû lui laisser entendre que j’aimais les garçons bien virils. Viril n’appelant pas aussitôt l’image de l’érection. Que des compliments à lui faire au sujet de ce fameux « membre viril », si prompt à répondre à la moindre sollicitation, et même à anticiper la sollicitation, et encore mieux, à la provoquer. Je veux parler du caractère viril, la volonté, la persévérance, l’énergie, la résolution, l’action, … tout ce que je considère, à tort ou à raison, comme des vertus masculines. La tendresse en plus. J’aurais dû lui laisser comprendre que j’avais un faible pour les garçons qui se prennent en charge, qui luttent pour s’en sortir, qui ne comptent pas sur l’assistanat, qui ont en eux une force qui les pousse à la réussite de leurs projets. Oh, de temps en temps il faisait bien le viril, mais ça ne durait pas, c’était plus fort que lui, sa nature indolente reprenait vite le dessus. C’était un faible, voilà tout. Et moi j’étais trop gentil, je le comprenais, je lui pardonnais. Quelquefois, quand il exagérait vraiment, je faisais mine de me fâcher, mais tout de suite après je venais quasiment lui demander pardon. Et la plupart du temps je ponctuais l’incident par un cadeau. J’ai montré une indulgence coupable à l’égard de sa léthargie, de son manque de courage, de son fatalisme.

Mais qu’ai-je besoin de me culpabiliser ? New York, il ne faut pas l’oublier. Je ne suis pas de taille à lutter contre New York.

Depuis quand préparait-il son départ pour rejoindre New York ? Depuis quand étais-je cocu ? Et d’abord, comment l’avait-il rencontré, New York ?

A toutes ces questions je n’aurais jamais de réponse. Je ne veux pas avoir de réponse, d’ailleurs.

Faire quelque chose. N’importe quoi mais faire quelque chose. Non, pas n’importe quoi, me distraire. Mais d’abord manger. On est toujours mieux l’estomac plein. Elles sont superbes ces langoustines. Je voulais lui faire une petite surprise, il adore les langoustines. Avec une bonne bouteille de bourgogne blanc, je vais me faire un petit festin, Ce Pouilly-Fuissé de 1995 fera très bien l’affaire. Hum ! Je vais me régaler.

Après je me ferai un ciné. Au multiplex il y aura forcément un thriller ou un policier. C’est ce qu’il me faut. Tant pis si ce n’est pas un grand cru.

Ensuite, avec l’aide d’une petite pilule, une bonne nuit.

 

4° partie

 

Dans son sommeil il entendit les battements d’un cœur et des rumeurs de baisers. Machinalement il étendit la main vers l’autre à côté de lui, mais ne rencontra que lui-même. C’est alors que les rumeurs s’amplifièrent, bien qu’il n’y eût personne d’autre que lui-même. Un ange lui apparut, avec le visage de X, mais il se rendit compte que c’était un masque, et que le vrai visage de l’ange était aussi celui de X. L’ange vola un instant dans la pénombre de la chambre, avant de s’envoler par la fenêtre en laissant derrière lui un long sillage de pluie.

Attentif aux ouï-dire du silence revenu, il crut déceler un bruit résiduel, quelque chose comme l’échos d’un cliquetis. Puis le silence s’épaissit et se heurta à l’obscurité, avec laquelle il finit par conspirer.

Trois petits coups à sa porte, furtifs, retenus, presque timides.

Effrayé, il ne répondit pas, mais se blottit sous la couette, sachant qu’elle ne lui était d’aucune protection, pur réflexe enfantin.

La porte s’ouvrit tout doucement, le temps de lui laisser imaginer le pire.

 

─ Qui est là, Que veux-tu ? Laisse-moi tranquille.

 

Dans la pénombre il vit entrer une splendide silhouette de garçon, un corps élancé aux larges épaules de nageur, aux longues cuisses de coureur de fond. Il ouvrit la bouche pour prononcer des paroles comminatoires sensées cacher sa peur, mais aucun son ne sortit de sa gorge.

 

─ N’aie pas peur, lui dit l’intrus, je ne te veux pas de mal, je viens en ami.

─ Qui es-tu ?

─ Je veux être ton ami.

─ Je ne te connais pas, qui es-tu ?

─ Je suis New York.

─ Tu es une ordure, tu viens me narguer avec arrogance après m’avoir pris mon ami.

─ Ne crois pas cela. Tu mérites toute mon attention, et je suis venu te donner l’occasion de te venger. Laisse-moi entrer dans ton lit, tu n’auras pas à le regretter.

─ Fous le camp, salaud.

─ Nous allons faire l’amour comme tu ne l’as jamais fait. Regarde-moi, je suis beau, je suis nu, et comme tu peux le voir j’ai très envie de toi.

─ Espèce de sale pute.

 

Il attrapa sa lampe de chevet en bronze et lui lança de toutes ses forces à la figure. Si seulement je pouvais le défigurer, pensa-t-il, il serait moins présomptueux, il apprendrait l’humilité, la modestie.

Il fut réveillé brusquement par un bruit de verre brisé. Merde, dit-il, le sous-verre, le cadeau qu’il m’avait fait à Noël dernier. Tant mieux, j’allais le mettre à la poubelle. Je ne veux plus rien ici qui me rappelle sa présence.

Et puis le verre blanc, ça porte bonheur.

 

5° partie

 

J’erre, je déambule le long des falaises escarpées de la douleur. Comme j’ai hâte que mes souvenirs disparaissent dans les fondrières de l’oubli. Mais l’oubli est complice du temps et pour le moment mes souvenirs se promènent autour de moi et me hèlent, m’interpellent et me harcèlent comme des jeunes gens mal élevés. Je ne suis pas sûr qu’à ces souvenirs réels ne se joignent pas quelques fantômes de faux souvenirs pour accentuer la réalité de ma souffrance. Ils me racontent des promenades romantiques, des fous rires irrépressibles, des aventures haletantes des scènes d’amour enflammées, dans des contrées du monde où je ne suis jamais allé.

Ah, la morsure d’un manque, le chagrin d’une absence !

 

Deux yeux noirs brillants, qui parlent plus qu’ils ne regardent, et, je l’apprends à mes dépens, qui mentent comme un arracheur de dents. Un naturel irrésistible, attendrissant, charmant, touchant. Chevelure abondante aux mèches légèrement bouclées, peau mate, petit corps balancé dégageant une forte sensualité. Visage si radieusement pur qu’immédiatement aurait dû me venir la pensée qu’il était faux, que cet ange était double, de candeur et de ruse.

L’aurais-je aimé s’il n’avait pas été si beau et si jeune ? Si au lieu de cette belle proportion de chair il avait quelques kilos de graisse inégalement répartis ; si sa poitrine était trop étroite et ses hanches trop larges ; si son ventre était affaissé sur son sexe, fesses en poire, cuisses de grenouilles, visage boutonneux, assez, assez de caricature, l’aurai-je aimé s’il lui avait seulement manqué une ou deux incisives, ou s’il avait eu un nez trop épaté ? La face de mon amour en eût été changée.

Ne suis-je pas, une fois de plus, tombé dans le piège de l’apparence ? Ephémère beauté qui demande à être consommée sur le champ. Beauté corne du diable.

L’aurais-je seulement remarqué, s’il eût été moins beau, pendant cette messe de mariage d’un collègue de travail. Il avait l’air, comme moi, de s’ennuyer, d’accomplir une sorte d’obligation de circonstance. Le curé parlait d’amour, ce qui est assez normal lors d’un office nuptial. Il s’agissait bien sûr du sens chrétien de l’amour. Peut-on y être indifférent quand le nom de Dieu est encore si souvent associé à la vengeance, à la haine, à la violence ? Le refrain du prêtre est bien sûr que Dieu est amour, et que l’amour rapproche l’homme de Dieu. Celui qui demeure dans l’amour demeure en Dieu. L’amour humain, c’est « l’éros », l’amour sensuel, la fascination d’un grand bonheur, et « l’agapè », l’amour oblatif, celui qui se préoccupe du bonheur de l’autre, qui s’offre à l’autre. Le corps et l’âme ne font qu’une seule réalité humaine. Il faut accepter l’homme tel qu’il est, à la fois « éros » et « agapè », en lui proposant une relation d’amour avec Dieu.

Très beau tout ça, mais alors me dis-je, comment l’Eglise peut-elle déclarer illicites et coupables certaines amours ? Une femme qui aime une femme, un homme qui aime un homme, c’est bien de l’amour, non ? C’est « éros » et « agapè », alors pourquoi proscrire, condamner, jeter l’anathème sur certaines relations d’amour ?

Le bavardage mielleux et hypocrite de ce prêtre me donne la nausée, je n’écoute plus rien et je porte mon attention dur le bel inconnu.


6° partie

 

Il est vêtu d’un jean joliment délavé et d’un veste de coupe italienne très cintrée qui dessine une belle cambrure et laisse deviner le l’émouvant rebondi de ses fesses. Adorable, ce geste répété pour chasser une mèche rebelle qui inlassablement retombe devant ses yeux. Un geste sans aucune affectation ni coquetterie, comme savent en avoir les jeunes gens qui ont une grâce naturelle. Oserai-je l’aborder ? Oui. Pourquoi n’oserai-je pas ? L’occasion est trop belle, et on a déjà un point commun, en tout cas une connaissance commune, Stéphane ou sa ravissante épouse, en fourreau blanc du plus bel effet sur sa magnifique silhouette. L’abordage n’en paraîtra que plus naturel au sortir de l’église ou au cocktail qui va suivre. Pourvu qu’il aille à ce cocktail !

Ne pas démarrer l’accostage toutes voiles dehors, évidemment, du doigté, hum ! disons plutôt de la retenue, du tact. Surtout ne pas lui dire que je l’ai observé pendant toute la durée de l’office religieux. Lui demander, peut-être, ce qu’il a pensé du discours, pardon, du prêche du curé.

 

─ Rien du tout. C’est un langage qui n’est pas le mien. Ça me fait un peu rigoler cet engagement pour la vie, ce contrat irrévocable avec le ciel, alors que dans quelques mois les jeunes mariés commenceront à s’envoyer des vacheries à la figure. Ma cousine Magali je l’aime bien, elle a été très sympa avec moi quand j’ai eu des problèmes, mais je sais qu’elle a un caractère de cochon.

─ Elle est très jolie. La beauté est une marque de famille il me semble.

─ Merci pour le compliment.

─ Je trouve qu’ils forment un beau couple, bien assorti, et je crois qu’ils ont eu largement le temps de s’éprouver avant de s’unir officiellement. Alors je leur souhaite très sincèrement de réussir leur vie de couple.

─ Oui, moi aussi.

─ J’ai invité Stéphane et Magali à une petite fête chez moi, avec quelques amis, vendredi prochain. J’aimerais bien que vous y veniez aussi.

─ Merci de m’inviter. Je ferai mon possible pour venir.

─ C’est un petite soirée toute simple pour fêter ma promotion. On s’amusera bien je pense.

─ Ah, félicitations.

─ Merci. Voici ma carte pour me joindre, et mon adresse, c’est facile à trouver.

─ Wouha ! Vice-président !

─ Oui, ça fait de l’effet, mais il y a beaucoup de vice-présidents dans notre société.

─ A vendredi sans doute.

─ A vendredi sans faute.

 

Viendra-t-il, ne viendra-t-il pas ? M’appellera-t-il pour me demander à quelle heure je l’attends ? C’est curieux comme je surveille plus attentivement mon portable depuis que j’ai lancé cette invitation !

Il ne m’a pas appelé. Mais il est venu, accompagné de Stéphane et Magali.

Le champagne aidant, il s’est montré très convivial, enjoué, plein d’humour, intelligent,… et évidemment toujours aussi beau !

Nous sommes convenus de nous retrouver le lendemain, à la piscine puisque le beau temps était annoncé.


7° partie

 

Nous avons nagé, fait la course, je l’ai battu, il n’est pas très sportif, plongé, sauté, joué dans l’eau comme des gamins, puis, épuisés, nous avons étendu nos corps au soleil.

Il s’est endormi sur le dos, son corps est là tout près de moi. J’ai tout le temps pour le scruter, pour admirer le joli visage, la ligne presque droite de ses sourcils, les longs cils de rêveur à faire soupirer les pierres, la fine arête du nez, les lèvres pleines et sensuelles, le menton un peu mou, seul défaut de cette belle frimousse, le cou, les épaules et la poitrine pas très musclées, encore un peu adolescentes, les tétons foncés, le ventre un peu creux dans cette position, le nombril ombragé de quelques poils, le slip de bain et les petits trésors qu’il dissimule, la toison, fournie et noire à n’en pas douter, le sexe, un peu plus brun que le corps, lisse et bien rempli, au prépuce bien resserré, à moins qu’il ne soit circoncis, les tendres jumelles dans leur enveloppe soyeuse, les jambes à la ravissante pilosité.

Il se réveille une seconde et se retourne sur le ventre.

 

─ Je suis bien, dit-il.

 

J’ai l’impression qu’il est déjà rendormi, la tête posée sur son avant bras, m’offrant sa tignasse ébouriffée. J’entrevois quelques poils de son aisselle, mon regard glisse sur son dos, caresse les reins, s’attarde sur les fesses enveloppée dans le maillot de bain. Je les imagine poilues, elles m’appellent irrésistiblement, elles m’émeuvent, elles m’obsèdent, elles me rendent fou. Il faut que j’arrête de les fixer du regard, il faut que j’arrête, il faut que j’arrête.

Je veux ce garçon.

 

Non, il ne peut pas accepter mon invitation à dîner ce soir, il doit voir quelqu’un.

Aussitôt j’imagine la scène, il va retrouver quelqu’un, ou quelqu’une peut-être, car je suis incapable de savoir s’il est hétéro, homo, ou les deux. A ma soirée il m’a bien semblé qu’il dansait indifféremment avec un garçon ou une fille, mais plus souvent avec moi. Bien sûr il n’est pas seul, il n’est pas libre, comment ai-je pu imaginer m’immiscer dans sa vie ? Je ne sis rien de sa vie. C’est la première fois qu’il fait allusion à « quelqu’un ». Ah, ce quelqu’un qui se met en travers de ma route, en travers de mes désirs, en travers de mon amour naissant ! Il y a un instant je le voyais déjà revenir de ma salle de bain, une serviette autour des reins, j’aime une certaine pudeur, s’approchant du lit, la démarche souple, le sourire aux lèvres, et au dernier moment, avant de s’introduire sous la couette, laissant glisser la serviette de bain et dévoilant son jeune sexe déjà à demi érigé. Ô ivresse de le voir nu pour la première fois ! Nu pour moi seul. Ô bonheur de sentir sa peau fraîche se glisser contre la mienne ! Quelle promesse de félicité dans ce petit film imaginaire ! Et puis voilà ce « quelqu’un » qui vient tout détruire.

 

Non, il ne peut pas accepter mon invitation à dîner ce soir, il doit voir quelqu’un.

Mais demain, avec grand plaisir.

 

8° partie

 

Il est venu le lendemain, puis le surlendemain, puis presque tous les jours. Il était au chômage, faisait un petit boulot au noir l’après midi, et toutes ses soirées et toutes ses nuits étaient libres. De ce « quelqu’un » plus jamais je n’ai entendu parler.

Je veux effacer tout ça de ma mémoire, faire le vide sur cette période de ma vie, mais je n’y parviens pas. Ces souvenirs se promènent en moi comme des êtres bien vivants. Chacun devrait avoir, dans les labyrinthes de son cerveau, un espace accessible réservé à l’oubli. Une sorte de fondrière de l’oubli. Finies les morsures du souvenir, finies la tristesse des rêves perdus, finis les sables mouvants de la nostalgie, où plus on s’efforce de se dégager, plus on s’y abîme, finies les rumeurs de baisers et de frottements de peaux, de mots d’amour et de halètements quand on est seul.

Quelle misère, quand on y pense, de se voir ligoté à un être comme un pendu à sa corde ! Où est passée mon armure, celle que je me vante de m’être constituée au fil de mes aventures heureuses et plus souvent malheureuses ? Ce n’était qu’une armure de papier.

Aimer moins pour souffrir moins. Cette souffrance est-elle d’ailleurs une preuve de l’authenticité de mes sentiments d’amour ? Et si c’était simplement le désir, parce que X était beau, qui me met dans cet état de manque ? Il y a probablement des deux. C’est ce qui me plonge dans ce romantisme souffreteux agaçant. Moi qui me targuais de ne jamais mettre en veille ma raison, eh bien je me suis laissé complètement aveugler. Aveuglé par la beauté et la jeunesse de ce garçon arriviste, qui a sauté sur moi, si l’on peut dire, dès qu’il a su que j’avais une position sociale, professionnelle, suffisamment importante pour lui être utile.

Trop bogosse pour être honnête, j’aurai dû le savoir ! Je l’ai un peu deviné mais je me suis efforcé de chasser cette idée. J’ai voulu ignorer tous les petits indices qui pouvaient laisser prévoir une trahison. J’ai bouché mes oreilles aux petits mensonges sans conséquences qui avaient tendance à se multiplier. J’ai fermé les yeux sur ce que j’avais intérêt à ne pas voir. Je jouissais de le voir scintiller de toute sa beauté naturelle, de voir fleurir et embaumer ses jeunes rameaux, nourris de l’abondante sève adolescente, j’étais ensorcelé par le magnétisme dont son corps, ses regards, ses gestes étaient chargés. Je défaillais en écoutant les petits mots tendres et coquins qui sortaient de ses belles lèvres dans nos moments d’intimité.

Je n’avais été qu’un instrument.

Accessoirement un instrument de jouissance.

Le jouet de son arrivisme, la bonne occase de promotion sociale, la liaison juteuse, qu’on me pardonne cette dernière expression.

Cocu !

New York !

   

109 Au Mexique

 

Il n’était pas question de rester plus longtemps dans la mégalopole de Mexico, tellement gigantesque, agitée et bruyante. Sa mission accomplie, Alex disposait de deux jours avant de reprendre l’avion de retour. Il n’avait aucune envie d’aller lézarder sur le sable blanc des plages d’Acapulco, cette grosse machine touristique, et encore moins sur celles de Cancun, plus artificielles encore. Certains disent que ce sont des paradis de vacances mais pour lui ce n’était que des usines à touristes.

 

Il souhaitait faire un peu connaissance avec l’art et l’histoire des civilisations disparues, emportant avec elles un certain nombre d’énigmes ; faire connaissance aussi avec la vie humble des paysans, ceux qui sont restés attachés à la terre et ne sont pas venus désespérément grossir les bidonvilles de Mexico. Sans doute font-ils un artisanat plus authentique que celui des commerces de souvenirs qui ciblent le tourisme de masse.

 

Il demanda au réceptionniste de son hôtel, moyennant bakchich, de lui trouver un 4x4 avec chauffeur connaissant bien la région de Mexico. Il fit affaire, après l’habituel marchandage, avec le deuxième conducteur qui se présenta. C’était un homme d’une quarantaine d’années qui inspirait confiance et pouvait servir de guide.

 

La première destination était naturellement, à une cinquantaine de kilomètres, le site archéologique mythique de Teotihuacán. En sortant de Mexico, le Toyota RAV4 longea les impressionnants bidonvilles et Alex se sentit soulagé de quitter cette ville de vingt millions d’habitants réputée chaleureuse mais où sévissaient la délinquance et la violence (dix meurtres par jour).

 

Luis Miguel, le chauffeur, un mexicain d’origine espagnole, se révéla être un très bon guide pour la visite de Teotihuacán, « le lieu où les hommes deviennent des dieux », l’endroit où les dieux se réunirent pour créer le Soleil et la Lune, où aussi ils créèrent les hommes, les hommes de Cinquième Soleil, le dernier cycle avant la fin définitive du monde.

Il parcourut la fameuse « Allée de morts » bordée d’une impressionnante architecture cérémoniale. Il lui fallut grimper au sommet d’une des deux majestueuses pyramides, celle de la Lune, d’où l’on a une plus belle vue. Le flot de touristes l’empêcha de s’évader au temps des premiers bâtisseurs de la cité. Que de mystères recèlent ces pierres redécouvertes seulement au milieu du XIX° siècle ! Ce sont les Aztèques qui donnèrent ce nom à la ville quand ils le découvrirent abandonnée de toute population. Les anciens occupants, les Toltèques, ignoraient eux-mêmes tout des premiers bâtisseurs, dont la civilisation reste encore aujourd’hui mystérieuse.

Alex fut vite perdu dans le complexe mythologie des Toltèques et des Aztèques que tenta de lui expliquer Luis Miguel dans le Temple du serpent à plume.

 

 ─ Demain on quitte les touristes, lui dit Alex, vous m’emmenez à la campagne. Je veux voir des paysages, des villages, comment vivent les paysans, et, au passage, des marchés, dont on dit qu’ils sont un spectacle coloré fascinant.

 ─ Aucun problème. Vous verrez tout ce que vous voulez.


2° partie

 

La masure, entourée de quelques pauvres maisons perdues dans la campagne, était misérable. Le paysan qui nous accueillait parlait beaucoup. Mais Alex, qui n’était pas familiarisé avec l’espagnol, ne comprenait pas tout ce qu’il racontait, loin s’en fallait. Etait-ce l’accent inhabituel, ou des mots de dialecte mélangés à de l’espagnol qui rendaient difficile de suivre la conversation ? Peut-être aussi le fait que le paysan n’avait plus beaucoup de dents et avalait une partie de ses mots. Luis Miguel donnait l’impression d’être à l’aise avec de langage et approuvait les dires du paysan par de courtes phrases ou des hochements de tête.

Oui, Alex savait que la situation des paysans mexicains était souvent dramatique et que beaucoup, avec leur petit lopin de terre, vivaient dans une extrême pauvreté, comme 45% de la population dans ce pays où la répartition des richesses est la plus inégale du monde. Même la culture du maïs ne leur permettait plus de vivre car le pays en importait de grandes quantités et l’état achetait la production locale à bas prix. De même pour le lait.

Alex avait plus ou moins compris les explications et les doléances du paysan quand un jeune garçon entra dans la pièce sombre et alla s’asseoir par terre dans un angle. Il était vêtu d’un short et d’un débardeur impeccables et chaussé de belles baskets presque neuves. Un rayon de soleil oblique passant à travers la fente d’un volet lui éclairait l’épaule et une partie du visage.

Mon dieu qu’il était beau !

Comment ce mélange des Espagnols avec les Amérindiens avait-il pu générer un type de garçon aussi attrayant ? Ce « mestico » pouvait avoir quinze ans, seize ans, dix sept peut-être, et possédait cette fraîcheur et cette plénitude de la jeunesse en phase d’épanouissement, qui ne se retrouvent plus jamais ensuite. Les formes, les volumes, les proportions, encore incertaines, sont la promesse de leur proche éclatant devenir.

Malgré la pauvreté de cette maison le garçon était bien nourri, à en juger par la qualité de la peau et le développement bien amorcé de sa musculature.

 

 ─ C’est votre fils ? demanda Alex au paysan.

 ─ Oui, c’est Esteban, mon second fils. Son frère aîné est parti à la ville.

 

Alex perdit complètement le fil de la conversation. Il fut saisi d’une envie folle de se mettre dans la peau de ce garçon. C’est-à-dire de se projeter à sa place, d’être lui-même Esteban, fils de péon ou de paysan pauvre luttant pour survivre.

 

« Dans un premier temps je fus extrêmement flatté d’être aussi beau et aussi jeune. J’avais toujours rêvé de cheveux très bruns, d’yeux noirs ombragés par de profondes arcades sourcilières, et d’une peau uniformément et constamment dorée par le soleil. J’étais ravi aussi de me retrouver une dizaine d’années en arrière et de m’engager dans une nouvelle aventure.

Certes, je partais avec un gros handicap, cette pauvreté qui me collait à la peau, cet avenir sans autre espoir que de travailler dur pour seulement survivre. Fallait-il rester attaché à la terre et oublier toutes les fascinations du monde ? Fallait-il abandonner les siens, partir pour la ville et tenter sa chance, au risque de se perdre et de venir grossir les effectifs des miséreux ? Mon frère avait fait ce choix de partir. »


3° partie

 

« Qu’était-il devenu, mon frère parti à la ville ? Nous n’avions aucune nouvelle de lui. Lui aussi était très beau, toutes les filles lui couraient après, comme elles commencent à le faire avec moi. Sans doute a-t-il cherché à exploiter cet avantage que lui a généreusement donné la nature. Il ne doit pas manquer là-bas de femmes riches mal mariées qui ont des envies de chair fraîche, ou de veuves éplorées qui sont en mal d’affectivité. Un gigolo mon frère ? Je le crois prêt à tout pour sortir de la misère. Vendre son corps, après tout, est moins grave que de vendre de la drogue, de voler, de commettre des agressions. Mais n’est-ce pas une illusion de croire que les femmes sont la promesse d’un avenir meilleur ?

Il a juré de revenir riche, José (prononcer Rrossé, s’il vous plaît) et de changer le destin de la famille. Riche ou pas, j’aimerais qu’il revienne, parce qu’il me manque beaucoup. Je l’aime bien malgré sa rudesse, sa brutalité parfois. Il m’a malmené bien des fois et, sur le moment, je lui vouais une véritable haine. Mais il a toujours pris ma défense quand j’étais en difficulté. Je crois qu’il est autant attaché à moi que je le suis à lui. Un jour, notre père m’avait donné une tache ingrate et physiquement très pénible. Il pleuvait. Je pataugeais dans la gadoue et la puanteur. J’étais épuisé. José s’était hâté de finir son travail, il était venu vers moi :

 

 ─ Va te reposer Esteban, je finirai à ta place.

 

Il me racontait ses rendez-vous avec les filles. Il aimait me décrire en détail les différentes morphologies. Unetelle avait de trop gros seins, déjà entraînés vers le bas par l’effet de la pesanteur. Une autre les avait trop petits, on les sentait à peine sous la main, elle mettait des soutien gorge rembourrés pour faire illusion. Il y avait les petits seins en forme de poire, et ceux qui évoquaient plutôt des potirons, avec des aréoles comme des nénuphars. Et puis il y avait les parfaits, que ni les yeux, ni les mains, ni les lèvres ne parvenaient à quitter. Je connaissais tout des hanches trop larges de ces filles déjà mères avant même d’avoir accueilli un premier mâle, des hanches trop étroites et des toutes petites fesses qui font penser à des garçons, des culottes de cheval, des ventres et des sexes, tous différents, comme ceux des mecs ; celles qui étaient « bonnes » et celles qui « valaient pas un clou », celles qui savaient te préparer en « chauffant le goulot » et celles qui te laissaient tout faire et qu’en plus tu avais un mal de chien à conduire à l’orgasme. Il aimait bien le coït anal mais la plupart des filles n’appréciaient guère, même après de bons préambules. Moi je trouvais ça dégoûtant. Je ne comprenais pas qu’on puisse prendre du plaisir à introduire une partie de soi-même, un doigt, un pénis, dans ce tuyau malodorant voué à la merde.

 

 ─ Tu ne peux pas savoir, me disait-il, tant que tu n’as pas essayé. Ça enserre mieux que la plupart des vagins. Les sensations sont différentes.

 

En fait, grâce à lui, je connaissais tout des filles avant même d’en avoir touché une.

Aussi, avec la première, j’y allai franco, alors que, la plupart du temps, les garçons n’en mènent pas large la première fois, surtout si la fille a un peu plus d’expérience qu’eux. »


4° partie

 

« Je suis reconnaissant à mon frère de m’avoir bien initié aux choses de l’amour. Il m’avait assuré que j’étais « bien monté » et que visuellement je ferais aux filles une très bonne impression, les mettant en excellentes conditions pour passer à l’action.

Quand je le voyais à poil, j’enviais la noire densité de sa touffe et la masse de son « paquet ». Il m’arrivait aussi, car nous dormions dans la même pièce qui servait aussi de cuisine, de le voir se lever le matin en pleine érection. Je regardais avec envie ce sexe fièrement dressé, tellement plus imposant que le mien. Un jour je lui fis part de mes doutes quant à mes mensurations futures. Lorsque je lui montrai mon « engin » que je m’efforçai de faire paraître le plus long possible en creusant les reins, il eut des paroles rassurantes :

 

 ─ Je t’assure qu’à ton âge je n’étais pas aussi développé que toi. Tu as de l’avenir dans le sexe.

 

Je crois qu’il pensait à lui en prononçant cette phrase, et imaginait déjà son entreprise de séduction des femmes de Mexico. Il ne se doutait du rôle que l’on ferait jouer à son petit frère.

 

La première fois ce fut un peu comme aujourd’hui. Une grosse voiture noire aux vitres teintées, un chauffeur mexicain enjoué et sympathique. A la place de ce jeune type qui n’arrête pas de me regarder c’était un Anglais, ou un Américain, élégant et distingué, un homme un peu mûr avec des restes de jeunesse.

Une conversation s’engagea entre mon père et le chauffeur, qui ressemblait à une tractation dont je ne comprenais pas l’enjeu. A la fin du dialogue le chauffeur dit quelques mots à l’Anglais qui acquiesça et sortit de sa poche des grosses coupures de pesos qu’il remit à mon père.

 

 ─ Va avec eux me dit-il.

 

Devant mon air ahuri, le chauffeur me prit affectueusement par les épaules et me dit :

 

 ─ Te fais pas de mouron. Ce type va être très gentil avec toi. Tout se passera bien.

 

Je compris tout de suite ce qui m’attendait et j’en fus révolté ; j’en voulais à mon père. Il avait toujours été dur avec moi, m’épuisant au travail, n’ayant jamais une parole encourageante et encore moins un geste affectueux. Je n’étais bon qu’à travailler et obéir.

Il aurait quand même pu m’avertir qu’il allait utiliser mon corps pour rapporter de l’argent dans ce pauvre foyer. J’aurais protesté de toutes mes forces. Mais que faire d’autre qu’obéir ? Partir ? Pour aller où ? Pour devenir un jeune mendiant à la merci de toutes les agressions et de toutes les déviances ? Un de ces milliers de jeunes qui errent sans autre but que de se shooter pour oublier qu’ils n’ont aucun avenir ? Sans doute valait-il mieux monnayer des appâts qui attiraient des hommes riches et aider ainsi sa famille à mieux vivre. Il s’agissait d’un travail évidemment pas comme un autre, mais beaucoup moins exténuant que le travail de la terre. Il n’empêche que c’est dégueulasse que mon père ne m’en ait pas parlé. »

 

« Oh, comme j’aimerais être laid et mal foutu aujourd’hui ! »

 

5° Partie

 

Cette voiture noire aux vitres teintées a roulé pendant une bonne heure. Elle s’est arrêtée devant un luxueux hôtel. Là le chauffeur nous a quittés et m’a remis des petites pochettes en me disant :

 

 ─ Tu feras ce qu’il te demandera, mais tu dois exiger des rapports protégés, ça fait partie du contrat.

 

De jeunes hommes en livrée bleue nous ont pris en charge et conduits à travers un hall immense revêtu de marbre vers des ascenseurs rutilants. Après avoir parcouru un large couloir aux jolies portes en bois sombre et au sol recouvert de tapis multicolores, ils nous introduisirent dans une vaste chambre avec de grands rideaux aux fenêtres et tout autour du lit. Le même tissu recouvrait les fauteuils et le canapé. Jamais je n’avais imaginé qu’il pût y avoir des meubles aussi beaux.

D’autres garçons apportèrent des plateaux de nourriture, des boissons, des corbeilles de fruits, puis s’en allèrent en saluant l’Anglais.

Ce dernier m’invita à venir avec lui déguster tous ces mets délicieux. Il m’encourageait à manger. Je ne comprenais rien à ses paroles, mais les gestes étaient éloquents et l’intonation de la voix et le sourire bienveillants. Il me servait lui-même des verres de jus de fruits. Je le trouvai gentil, doux, presque affectueux.

J’avais mangé comme jamais et malgré cela il restait plein de nourriture dans les plats, que je trouvais tellement dommage de laisser se perdre.

 

L’Anglais m’emmena ensuite dans la salle de bain entièrement revêtue de marbre blanc veiné de rose et de gris. Dans la grande baignoire il fit couler un bain dont il vérifia régulièrement la température en y agitant la main, y versa un produit qui teinta l’eau d’un joli bleu turquoise et la fit mousser. Alors il me fit comprendre que le bain était pour moi. J’enlevai mes chaussures et mon T-shirt, et comme il restait là à me regarder, je compris que je devais me déshabiller complètement devant lui. J’enlevai prestement mon short et mon slip et enjambai la baignoire.

Je me sentais tellement bien dans cette eau parfumée que, loin d’être inquiet pour la suite, je commençais à m’assoupir. Alors l’Anglais me fit signe de sortir, m’entoura d’une immense serviette blanche et commença à me frictionner doucement pour me sécher. C’était très agréable. Puis il fit tomber le drap de bain et je me retrouvai nu sous son regard attendri. Il prit un onguent et commença à me masser les épaules, le dos, la poitrine, en insistant longuement sur les seins, avec des mouvements si doux et caressants que je sentis venir une excitation sexuelle. Quand il arriva au ventre, aux reins, aux fesses et aux cuisses, j’étais en pleine érection. Il ne toucha pas à mon sexe, au contraire il me tendit un peignoir blanc pour couvrir ma nudité et me conduisit vers le grand lit de château dont les rideaux et la moustiquaire étaient écartés. Il retourna ensuite dans la salle de bain où je l’entendis faire couler un nouveau bain.

Il revint vêtu d’un même peignoir blanc que le mien, baissa l’éclairage jusqu’à ce que les lampes ne diffusent plus qu’une faible lumière délicatement ambrée. Il vint près de moi, s’assit au bord du lit, défit lentement la ceinture de mon peignoir et, dégageant les épaules, le fit glisser à mes pieds. Il me fit signe de m’allonger, enleva lui aussi son peignoir et vint s’allonger à côté de moi. »

 

6° partie

 

« Je n’avais jamais vu un homme de cet âge à poil et je détournai les yeux. J’avais bêtement honte pour lui qu’il se mît nu devant un garçon de ma condition. Lui ne paraissait nullement gêné. Il me parlait aimablement mais seule l’intonation de la voix me donnait une impression de gentillesse car je ne comprenais rien à ses propos.

Il commença à me caresser et je me mis à nouveau à bander. Je ne savais pas que les caresses d’un homme puissent provoquer le même effet que de douces mains de filles. Mais le fait était là, et j’avais envie qu’il me caresse aussi le sexe, ce qu’il fit d’ailleurs avec tant de délicatesse que j’en frissonnai de plaisir. S’apercevant sans doute de ma satisfaction, il accentua le geste, puis faisant glisser sa main sur mes bourses, prit mon membre dans sa bouche. Il joua si habilement avec ses muqueuses buccales que je me sentis presque aussitôt sur le point de jouir. Une brève pression de la main et le petit râle que je poussai le firent se retirer à temps. Il me retourna sur le ventre et commença à me caresser le dos. Sa main descendit et atteignit mes fesses. Les doigts s’engagèrent dans ma raie et vinrent flatter cet endroit dont je ne soupçonnais pas qu’il fût si érogène et source de plaisir. Je me mis à vibrer et craignis de me lâcher dans les draps.

J’imaginai, bien sûr, la suite. Et l’anxiété ma gagna au point que je sentis tout mon corps se crisper. J’avais peur d’avoir mal. Je trouvais cet acte extrêmement humiliant et dégoûtant. Je ne comprenais pas que l’on puisse trouver une jouissance à se faire enfiler. Pour moi tout se passait devant, et le cul, en dehors de sa fonction principale et peu gratifiante, ne pouvait être qu’un ersatz de vagin.

Mais à ma grande surprise l’Anglais me retourna sur le dos et, me souriant bizarrement, prit ma main et le posa sur son ventre ; je compris que c’était à moi maintenant de le caresser. J’essayai donc de faire aussi bien que lui, insistant sur le haut de la poitrine, légèrement couvert de poils, sur les seins, les mordillant doucement comme je faisais avec les filles ; Puis je descendis sur les abdominaux. Il avait des muscles fins et secs sur lesquels la peau glissait facilement. Sous sa toison, que j’ébouriffai au passage, j’eus la surprise de trouver une verge complètement flaccide. Comment se faisait-il qu’il ne réagisse pas à mes caresses, que pourtant je copiai sur les siennes ?

« Peut-être que je ne lui plais pas » me dis-je. « Ou alors à un certain âge la mécanique ne fonctionne plus »

J’étais désemparé. Je me sentais coupable d’inexpérience. C’est vrai qu’elle était totale avec les hommes puisque c’était la première fois que j’avais des rapports de sexe avec un homme. D’ailleurs elle n’était pas non plus très développée avec les filles. Pourtant je savais ce que mon corps aimait, et je pouvais supposer que tous les mâles réagissaient de la même façon. Je m’efforçai, sans y prendre plaisir il faut bien l’avouer, de stimuler l’Anglais comme s’il s’agissait de moi, et comme il avait si bien su faire avec moi tout à l’heure. Mais peine perdue. Son organe (peut-on l’appeler viril ?) restait invariablement au repos.

Allait-il me congédier pour incompétence ? Allait-il me renvoyer dans ma cambrousse en exigeant que mon père lui rendît l’argent qu’il lui avait donné parce que son fils était incapable de remplir le rôle pour lequel il avait été engagé ? J’imaginai la colère de mon père et sans doute la sévère correction qu’il m’infligerait. Je commençais à paniquer et ne savais plus que faire.

 

7° partie

 

L’Anglais ne paraissait nullement contrarié par cette situation inattendue. Il ne semblait pas du tout m’en vouloir de mon échec à l’exciter. Au contraire il m’encourageait par des sourires, de douces paroles et un agréable parcours de ses mains sur tout mon corps. Il m’étendis sur le dos et resta un long moment à me contempler. Puis il repris ses caresses et en peu de temps me conduisit aux fulgurances de l’éjaculation.

J’avais un peu honte d’avoir joui sous les attouchements et les regards d’un homme inconnu. Ce » qui me paraissait naturel avec une fille me faisait l’effet d’être indécent, inconvenant, et un peu sale, avec un homme. Mais après tout le plaisir était le même. Alors, puisque le corps approuvait, pourquoi se casser la tête ?

L’Anglais essuya avec une serviette le sperme qui s’était étalé sur mon ventre. Sa main et son regard coururent à nouveau sur mon corps et je trouvai très agréable d’être l’objet de tant d’attentions. Il me tourna sur le côté et vint se blottir contre moi. Je sentis sa bouche dans mes cheveux, ses poils pubiens contre mes fesses, et la chaleur de son pénis toujours flasque.

Je me sentais bien.

Je m’endormis.

 

C’est un affreux cauchemar qui me réveilla.

Je marchais avec Zanya, ma petite copine, dans une ville inconnue et étrange. Noue étions sur une longue piste ensablée qui se perdait à l’horizon. Cette « rue » était bordée de cabanes en bois toutes identiques. Aucune trace de vie, comme si cette cité avait été abandonnée par tous ses habitants. Zanya et moi nous tenions par la main et marchions d’un bon pas, sans autre but que d’échapper à l’angoisse qui nous étreignait.

Tout à coup, une flopée de gamins, sortis d’on ne sait où, nous encercla bruyamment. Notre première réaction fut de soulagement, enfin des êtres vivants ? Ils allaient nous aider à retrouver notre village que nous avions quittés à la recherche d’un coin tranquille à l’abri des regards pour donner à nos corps les plaisirs qu’ils espéraient. Nous dûment vite nous rendre à la triste réalité. Nous avions affaire à une bande de voyous. Ils se mirent à nous insulter et à nous jeter à la figure les pires insanités, ricanant méchamment de nos airs décontenancés.

Le plus âgé, qui était le chef, et qui devait avoir à peu près mon âge, s’approcha de nous et s’adressa à moi :

 

 ─ Elle est jolie ta meuf. Elle me plaît bien. Je vais m’la faire.

 ─ Ça va pas, non, tu t’es vu dans une glace ?

Il était affreux, avec de yeux de porc et une bouche de batracien, et crasseux en plus.

 

 ─ Dessape-toi, me dit-il.

 ─ Approche si tu veux la bagarre.

 

Mais ce genre d’individu n’aime pas le combat loyal. Il a pour seule morale de faire le mal. Il ne connaît que l’égoïsme, le mépris, la haine, la violence, la barbarie. Il est prisonnier de ses pulsions, de sa bêtise. Il est esclave de ce qu’il prend pour sa liberté.

Il sortit un flingue de son fute malpropre, l’arma, le dirigea sur moi :

 

 ─ Dessape-toi.

 

8° partie

 

 ─ Pour la dernière fois, dessape-toi.

 

Je ne bougeai pas, mais claquais des dents de trouille. Je n’avais pas envie de mourir aussi stupidement et aussi jeune. J’avais beau ma dire que « la mort n’est rien » pour un vivant puisqu’elle n’est pas là tant qu’il vit, ni pour le mort puisqu’il n’est plus. Avoir peur de la mort c’est donc avoir peur de rien. Et là je m’emmêle les pédales parce que c’est ce qu’enseignait Epicure, et que je ne connais pas du tout ce philosophe grec d’Athènes, du IV° siècle avant Jésus Christ. Il ne fait pas du tout partie de ma culture celui-là. C’est la culture d’Alex, ce visiteur qui s’est introduit en moi et qui continue à vivre à l’intérieur de moi. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’ai parfois l’impression que je ne suis plus moi-même. Et, plus grave encore, j’ai parfois le sentiment que je n’existe pas. Ce qui m’arrangerait beaucoup en ce moment, où ce n’est pas du tout le temps de philosopher, la minute est mortelle.

 

 ─ Tu te décides, p’tite tapette ?

 

Comme je ne bougeais toujours pas, il tira un coup de pistolet. La détonation me fracassa la tête et je sentis la balle frôler mon oreille droite. J’ôtai mon T-shirt, puis mes pompes… marquai un temps d’arrêt. Un mouvement du canon me fit enlever mon short. Je me sentais rougir de honte.

 

 ─ Et le calbut ? Enlève le calbut vite fait.

 

Je m’en foutais d’habitude qu’on me voie nu. J’y trouvais même une certaine satisfaction. Un petit plaisir narcissique, bien que je ne recherche pas ces occasions. Mais il s’agissait ici d’une séance d’humiliation. Bêtement je mis les mains devant mon sexe.

 

 ─ Enlève tes mains. Montre-nous ton cul.

Il n’est pas beau, à poil, ton p’tit mec ? A nous deux maintenant, dit-il en s’adressant à Zanya.

Vous autres, attachez ce pédé les bras en l’air. Et qu’il voie bien comment je vais m’occuper de sa putain.

 

J’assistai en pleurant au viol atroce de Zanya par cet enfoiré, ce barbare, tandis que son escorte de vermine scandait les coups de reins par des claquements de pieds, de mains, et des raclements de gorge obscènes et hystériques.

 

 ─ Ça ne t’a même pas fait bander, me dit la bête à forme humaine en se relevant. T’es impuissant ou quoi ? T’es juste bon qu’à chialer.

Passe-moi ton tranchoir, dit-il à une des racailles.

 

Puis se tournant vers moi :

 

 ─ Je vais te couper les couilles puisqu’elles ne servent à rien.

Tenez-le bien vous autres.

 

Au moment où la lame toucha mon pénis je poussai un hurlement bestial qui pulvérisa tous les protagonistes de la scène. Je me retrouvai tremblant et couvert de sueur dans les bras de l’Anglais. Je l’avais réveillé, bien sûr, car mon cri avait été réel.

Il fut très gentil, me consolant en me parlant doucement et en me faisant de tendres caresses, comme un père affectueux qui réconforte son enfant, ce qui ne m’était jamais arrivé, mais que je pouvais imaginer.

J’avais un peu honte d’avoir laissé paraître une angoisse qui me faisait retomber en enfance. Mais sans doute était-ce ce que l’Anglais souhaitait trouver, l’enfant qui était encore en moi, et qui lui faisait revivre, par assimilation, sa propre enfance dont il avait la nostalgie. J’imaginai que mon cri avait réveillé un flot de souvenirs de cette époque difficile de l’adolescence où il faisait lui aussi des cauchemars et criait dans le noir.

 

Je me rendormis… à nouveau livré aux tourments nocturnes.

 

9° partie

 

J’étais sur une immense plage de sable blanc du Yucatan, goûtant la douceur d’un soir paisible. Le ciel était parsemé de voiles de nuages roses qui semblaient se réjouir d’être les derniers à profiter des rayons du soleil. Leur écho coloré miroitait sur la surface de l’eau.

C’était la première fois que je voyais la mer.

J’avais barboté dans cette eau cristalline, prudemment, car je ne savais pas nager, puis je m’étais allongé, nu, sur le sable encore chaud. La mer jusqu’à l’infini, la côte sablonneuse à perte de vue, bordée de palmiers, et moi, seul, dans ce paradis. J’entendais les oiseaux multicolores s’ébattre dans les palmes doucement balancées par une petite brise marine. Le colibri chantait, les perruches jabotaient… c’était le bonheur.

Je ne ressentais aucune solitude dans cette immensité, tant la voix de la nature était amicale. Le corps délicatement caressé par un doux zéphyr, je plongeai dans le sommeil et fut accueilli avec affection et euphorie dans le pays édénique des songes.

Quand je me réveillai, baigné de félicité, je me rendis compte d’une présence à côté de moi. Mon cœur battit à se rompre. Je n’osai bouger, de peur d’éveiller l’attention de cette inattendue compagnie. Je tournai très lentement la tête et les yeux vers la gauche et vis une boucle blonde posée sur mon épaule et une souple et soyeuse chevelure dorée. Je pivotai doucement le buste et vis alors, me tournant un peu le dos, un corps jeune, nu, dont la peau claire rayonnait de fraîcheur. Cet être humain était profondément endormi. Fille ou garçon ?

Il s’éveilla quand il sentit mon corps s’éloigner du sien, et se tourna vers moi avec un magnifique sourire.

Je fus stupéfait.

Un peu parce que c’était manifestement un garçon, et que je n’ai pas l’habitude d’avoir ce genre de contact avec des garçons, mais surtout, surtout, parce que c’était l’incarnation de l’ange qui était peint à fresque dans le choeur de notre église. Cette peinture avait toujours attiré mon attention, au temps où j’assistais aux offices avec ma mère, par l’étrange et inhabituelle beauté de cet ange. Il avait à la fois la douceur et la finesse d’une fille, et la virilité d’un garçon. J’étais subjugué par son ambiguïté et m’interrogeais sur la nature sexuelle de ces célestes adolescents, et j’étais gagné par un trouble inconnu. Bien entendu je me gardais bien de poser une question à ma mère, qui pour toute réponse m’aurait envoyé une paire de gifles.

Le souffle coupé, je me levai d’un bond.

Avec élégance, mais sans aucune affectation, il se leva aussi, et me fit face.

 

 ─ Ne crains rien, me dit-il. Je suis ton ami. Je veux te faire du bien.

 

J’étais incapable de réagir. Je me sentais envoûté par cette apparition d’un être venu du ciel. Il était fait comme moi (Pourquoi dit-on que les anges n’ont pas de sexe ? Le sien, sous un ventre plat, dur, musclé, et une toison pubienne drue, était bien proportionné, ni trop petit ni trop gros, lourd et gorgé au repos.), il parlait comme moi. Etait-ce un envoyé de Dieu ou étais-je victime d’une hallucination ? Je ne croyais qu’à moitié à tout ce que m’avaient raconté le curé ou ma mère, et qu’ils allaient chercher dans ce qu’ils appelaient « les Saintes Ecritures ». Alors, ou bien c’était un miracle, ou bien je devenais fou.

J’avançai la main pour toucher le miracle, ou ma folie, et je sentis la douceur ensorcelante de sa peau, la fermeté de ses muscles, tandis qu’il plongeait son regard d’azur dans le mien et que son beau visage était illuminé par un fascinant sourire.

C’est alors que je vis ce qu’il tenait à la main.

 

10° partie

 

Il tenait dans sa main droite un dard en or, dont l’extrémité portait du feu.

Des écrits mystiques me revinrent alors en mémoire :

 

« Un ange se tenait près de moi, sous une forme corporelle. Il n’était pas grand,… mais extrêmement beau. A son visage enflammé il paraissait être des plus élevés parmi ceux qui semblent tout embrasés d’amour. Ce sont apparemment ceux qu’on appelle chérubins.

Je voyais donc l’ange qui tenait à la main un long dard en or, dont l’extrémité en fer portait, je crois, un peu de feu. Il me semblait qu’il le plongeait parfois au travers de mon cœur et l’enfonçait jusque dans mes entrailles. En le retirant, on aurait dit que ce fer les emportait avec lui… La douleur était si vive qu’elle me faisait pousser des gémissements… »

 

Voilà, je m’en souviens, ce texte est extrait du chapitre 29 de « Vie écrite par elle-même », par Thérèse d’Avila, cette sainte espagnole du XVI° siècle. Oui, c’est bien ça, Sainte Thérèse d’Avila, dont ni Monsieur le curé ni ma mère ne m’ont jamais parlé, et qui est sans conteste une connaissance d’Alex, cet autre personnage qui est en moi, et qui parfois se substitut complètement à moi. J’en ai marre d’être deux. J’aimerais tant être moi-même. Qu’il aille se faire foutre avec Sainte Thérèse d’Avila, moi, ici, face à l’ange et à son dard, je meure de trouille.

Il n’est tout de même pas venu avec ce pieu (sans vouloir faire un mauvais jeu de mot avec pieux), il n’est pas venu avec cet engin sans raison. Malgré son sourire enjôleur et son air doux, il a la ferme intention de m’embrocher.

Pourquoi veut-il me faire mourir ? Pourquoi veut-il ma souffrance ? Qu’ai-je fait pour mériter pareil châtiment ? Quel péché mortel ai-je commis sans m’en rendre compte ? Est-il envoyé par le curé de mon église qui a remarqué mon absence aux offices ? Peut-être sait-il que je ne fais plus mes prières du soir, est-ce péché mortel ? Ou alors les jeux que je pratique avec Zanya sont-ils à ce point réprouvés par le ciel qu’il envoie un émissaire pour me châtier ?

 

« La douleur était si vive qu’elle me faisait pousser des gémissements »

 

J’ai peur de souffrir.

Comment puis-je me racheter ? Que puis-je faire à ce garçon pour lui prouver ma bonne foi, et ma disposition à être son serviteur ?

Si seulement il pouvait éloigner son dard prêt à me transpercer ! Cette arme me terrifie d’autant plus que je ne l’ai jamais pratiquée. D’habitude on règle ses comptes entre hommes avec ses poings, ou avec un couteau, un poignard ou un révolver. J’avoue que je n’ai jamais utilisé autre chose que mes poings, et c’était contre des garçons de mon âge. Que pourraient faire mes poings contre la volonté d’un ange ? Jamais je n’ai entendu dire qu’on cherchât à terrasser son adversaire en l’embrochant avec un pieu, ou un sceptre d’or, surtout se terminant par une pointe de feu. Cette technique relève d’avantage de la torture que du combat loyal. N’était-ce pas les méthodes de l’Inquisition ? Mais nous ne sommes plus au XVI° siècle, les pairs de l’Eglise se sont civilisés, et ces méthodes barbares ne sont plus employées… Faire une prière peut-être ?

 

Quand le dard en question s’approcha de mes chairs je lançai un cri déchirant, et quand il me pénétra je sentis une insupportable douleur qui me laissa sans voix tant elle touchait au plus profond de mon être.

Mon céleste agresseur semblait prendre un plaisir diabolique à ma souffrance et à ma déroute. Il semblait vouloir prolonger à l’infini mon supplice.

Peut-être voulait-il faire de moi un sa int, mais je n’avais aucune vocation au martyr ni à la canonisation.

C’est alors qu’il se produisit un phénomène inattendu, quasi miraculeux.

 

11° partie

 

« … et l’enfonçait jusqu’aux entrailles ». « C’est bien le récit de Sainte Thérèse d’Avila qui se réalisait sur ma pauvre personne, après n’avoir été pour elle qu’un délirant songe érotico-mystique.

Mais il advint quelque chose d’extraordinaire. Tout à coup je ressentis un infini plaisir. Se peut-il que la suavité s’accouple à la douleur ? Que le plaisir enlace la souffrance ?

« En le retirant », raconte toujours Sainte Thérèse d’Avila, il s’agit bien sûr du fameux dard, « on aurait dit que ce fer les emportait avec lui » (les entrailles évidemment), « et me laissait tout entière embrasée d’un immense amour »… « La suavité causée par ce tourment incomparable est si excessive que l’âme ne peut en désirer la fin. »

En quelques mots, la sainte a tout dit de cette extase à laquelle mon ange, si redoutable et si attirant à la fois, put me conduire.

Prémonition sans doute.

 

Je me réveillai au bord de cette explosion bien connue des garçons, et quittai aussitôt les vertiges du rêve. Finie la béatitude, terminée la mystique volupté, la surnaturelle délectation. Retour au prosaïque, dans les draps de cet Anglais qui dort, qui ronfle, et qui, bien que riche, ne possède aucun dard magique en or.

 

Il m’a gardé cinq jours avec lui. Dans la journée nous nous promenions dans la grosse voiture noire. Le premier jour il me fit entrer dans un grand magasin de sport et ma rhabilla de pied en cape. Il était vraiment gentil cet Anglais. Toutes nos soirées et nos nuits se passaient de la même façon. Je ne me souviens pas avoir fait d’autres rêves ou cauchemars ayant la même intensité que ceux dont je viens de faire le récit.

Je m’étais bien reposé pendant ces cinq jours et je me demande si je ne m’étais pas attaché à cet Anglais qui a toujours été d’une grande gentillesse et d’une grande douceur avec moi. J’ai regretté que nous n’ayons pu échanger aucune conversation, bien qu’il m’eût appris quelques mots de sa langue, tandis que je lui apprenais quelques mots de la mienne.

 

De retour chez moi je me remis aussitôt aux travaux des champs, boudant mon père en qui je n’avais désormais plus aucune confiance, et pour qui je n’éprouvais plus aucun respect.

 

Il y eut quelques autres grosses voitures qui vinrent me chercher pour satisfaire ces messieurs. Je n’ai pas vraiment envie de raconter ce qui s’est passé au service de ces inconnus dont certains, avec leurs bourrelets de graisse, leurs chairs gélatineuses et leurs bedaines exubérantes, m’inspiraient un véritable dégoût. Je m’efforçai alors de vivre mentalement une autre scène où j’avais pour partenaire Zanya, et, à ma grande surprise, cet ange de notre église et son dard en or à l’extrémité de feu.

 

Aujourd’hui, quand j’ai vu arriver ce 4x4 devant chez nous, j’ai su aussitôt que c’était pour moi, et je suis venu tout de suite me montrer. J’ai été surpris de voir un jeune mec plutôt bien fait chercher ici ce qui devait lui être assez facile de trouver par ses propres moyens. Sans doute, comme cela arrive souvent aux jeunes hommes, a-t-il un besoin urgent à satisfaire, et préfère prendre un partenaire sur le tas plutôt que s’adonner à ce lassant et répétitif recours à lui-même. Ou alors c’est un homme marié qui veut en toute discrétion, loin de chez lui, retrouver les sensations de ses amours masculines. Ou encore ses capacités ne sont pas plus développées que celles de l’Anglais et il a envie de vivre la jouissance par substitution. J’avoue que je ne crois pas à cette dernière hypothèse. Il a un corps trop sensuel pour être impuissant.

Il n’a pas l’air du tout fier, il est plutôt sympathique. Il n’a pas l’arrogance des riches qui peuvent se payer ce qu’ils veulent avec leur fric, et en particulier ma peau.

Mais elle a l’air de bien l’intéresser, ma peau. »

 

12° partie

 

« T’as vu comme il me regarde. Sûr qu’il m’a déshabillé, et qu’il soupèse mes volumes, surtout les plus intimes. Est-ce que je lui plais ? Trouve-t-il à mon corps d’adolescent suffisamment de restes des grâces enfantines, et assez de cette vigueur qui fait le charme viril de l’adulte ?

Moi je le trouve pas mal. Mais je n’ose pas le déshabiller. D’ailleurs est-ce que j’en ai vraiment envie ? Il ne ressemble pas du tout à mon ange qui m’a tant troublé. Il n’a rien de féminin en apparence, il a un look très viril qui me laisse relativement indifférent.

Il n’empêche qu’avec lui je partirais volontiers. Partir, oui, pour de bon, pas pour quelques jours, définitivement. Quitter ce pays où je n’ai aucune chance de m’en sortir.

Il m’emmènerait d’abord dans un hôtel de luxe, comme les autres, et là je saurais être très gentil, je ferait tout ce qu’il me demande, je me défoncerais pour lui faire plaisir. Alors il s’enticherait de moi et il me proposerait de m’emmener dans son pays et de vivre avec lui. Le chauffeur nous conduirait à l’aéroport. Surtout ne pas montrer que j’ai peur de monter dans ce gros avion qui me déposera au pays de l’opulence et du raffinement. Je dis adieu à ma misérable condition. Je n’ai aucun regret. Juste une pensée émue pour ma mère qui repose dans le petit cimetière au pied de l’église, une pensée pour mon frère dont je ne sais pas ce qu’il est devenu, et aussi une pensée pour Zanya avec qui j’ai eu des moments de bonheur.

Bientôt je serai à Paris, dans un grand appartement au dernier étage, avec plein de salons et de chambres et de salles de bains en marbre, comme dans les grands hôtels de Mexico. Il y aura des télés partout pour suivre tous les matchs de foot du monde entier. Les grandes fenêtres garnies de tissus soyeux donneront sur la Tour Eiffel. Sûr qu’il me fera monter tout en haut de la Tour Eiffel, et je lui prouverai que je n’ai pas peur du vide en dessous de nous.

 

Je jure de lui obéir en toutes circonstances, et de tout faire pour lui être agréable. Mon corps aura toujours cette promptitude à lui signifier mon approbation. Je serai soumis, il régnera sur moi. Je veux être son esclave. Il ne saura jamais que je préfère les filles, même si, à son insu, quelque Zanya française me fait goûter les joies de la différence des cultures. Je lui laisserai toute sa liberté et je l’attendrai, nu sous ma tunique de soie blanche, prêt à répondre à ses envies de moi. »

 

« ─ Non Esteban, se dit alors Alex. Tu es un très beau garçon et j’ai très envie de toi, bien que je ne sois pas venu ici pour toi, mais je ne t’emmènerai pas, ni dans un hôtel, ni en France. Je ne veux pas d’un esclave, c’est un amour dont j’ai besoin. »


110 Le casting

 

 « Mais comment font-ils donc, ces mecs, pour ne pas avoir la trique ? Ils sont drogués, c’est pas possible !

 Je les regarde sur ces vidéos de Stade.fr prises pendant les séances en studio photo des calendriers des « Dieux du stade », et j’en reviens pas ! Qu’un mec puisse, sans aucune manifestation virile, enlever son peignoir et se soumettre, debout, complètement à poil, aux massages du jeune maquilleur ou de la jeune maquilleuse, ça me dépasse ! Les mains se promènent partout pour étaler uniformément une huile qui fait irradier la sensualité de la peau de ce corps magnifique, et le rugbyman est là, bras levés, sans aucune réaction !

 Dans le même temps deux ou trois autres gus tournent autour de lui et peaufinent la technique. Le cameraman reste invisible, c’est pourtant lui qui, avec le photographe, a le regard le plus inquisiteur sur ce corps dénudé. Ce sont eux qui vont faire éclore la sublime beauté plastique et l’érotisme irrésistible de ce garçon nu.

 La caméra se promène sur le savant négligé de l’effet mouillé de la chevelure, effleure le beau visage au regard angélique ─ et langoureux à la fois ─ aux lèvres charnues à peine entre ouvertes, caresse la musculature des épaules et glisse vers les proéminences des pectoraux auréolés de tétons frémissants, avant de lécher les reliefs des longs abdominaux jusqu’aux abords d’une toison où, hélas, elle interrompt ses investigations. Dans le plan suivant, elle nous fait admirer ce beau rugbyman de dos, zoome sur sa chute de reins ─ ah, cette cambrure ! ─ descend un peu sur ses fesses de rêve, qu’elle noie progressivement dans une surexposition presque aveuglante, sans doute pour nous laisser le temps de rêver.

 Puis c’est la pose, plus érotique que sportive. Debout, de face, jambes écartées, buste en légère rotation, tête et regard tournés vers la droite. On s’affaire autour de ce garçon nu, complètement offert aux regards du photographe et des assistants et assistantes. L’un d’eux s’approche et mesure l’intensité lumineuse à l’aide d’une cellule photo électrique, au niveau du visage d’abord, puis du ventre ; un autre corrige légèrement la position de la tête, puis exerce une petite pression sur un flanc, au niveau des poignées d’amour, pour accentuer le déhanchement ; un troisième pulvérise une poudre matifiante sur une partie du buste. Sans doute le photographe demande-t-il au sportif de bander ses muscles car on voit ceux-ci se contracter et la lumière en accentuer les reliefs.

 Systématiquement la caméra évite le sexe et quand elle en arrive au plan d’ensemble, le garçon a judicieusement placé une main devant ses attributs virils pour qu’ils échappent à notre regard. On voit bien alors que son zob est complètement au repos. Mais comment fait-il donc pour ne pas bander ? Moi, rien qu’à voir la scène, je suis au maximum ! Je sais bien qu’il a l’habitude d’être à poil dans les vestiaires, avec son équipe, après les matchs ou les entraînements. Moi-même je me suis habitué à ce genre de situation dans les vestiaires des salles de sport et à ne plus craindre une manifestation incontrôlable de virilité…quoique ! Mais ici il n’est pas dans un vestiaire où tout le monde est à poil. Il est seul à poil et l’objet de toutes les attentions de mecs et de nanas habillés qui n’ont d’yeux que pour lui. Comment ne pas avoir, dans ces conditions, un somptueux réflexe narcissique ?

 Cela augure mal, pour moi, de la séance de casting mardi prochain ! »

 

Cette séance de casting était le résultat d’un pari. Une petite annonce était tombée par hasard sous les yeux du petit groupe de copains attablé au Club Café par cette chaude soirée de septembre. Elle invitait les jeunes hommes entre 24 et 34 ans, et mesurant entre 175 et 185, désirant être sélectionnés pour un défilé de mode masculine organisé par la boutique H+H, à se présenter à l’hôtel Grand Pavois. Suivaient l’adresse, le jour et l’heure. S’en était suivie une partie de rigolade dans le groupe et Alex avait été mis au défi de se présenter comme candidat. Alex n’était pas un garçon à fuir devant des responsabilités, des épreuves ou des défis. En outre, n’étant pas dans sa petite ville de province où tout se raconte, il s’en fichait du qu’en dira-t-on. Il s’interrogeait néanmoins sur le déroulement de cette séance de casting.

 

 « Est-ce qu’on va me donner, comme à lui, un beau peignoir blanc en me demandant de tout enlever dessous ? Après tout la mode ça concerne aussi les sous vêtements. Me fera-t-on défiler en boxer, en string, en jock ? Le jury ─ composé d’hommes ? de femmes ? des deux ? ─ va vouloir vérifier que mes fesses ne sont ni plates, ni boursouflées, ni poilues…

 

  N°7 entrez s’il vous plaît. Approchez vous.

 Veuillez quitter votre peignoir.

 

Les salauds. Je m’en doutais bien qu’ils allaient tout de suite me foutre à poil ! Et me demander de lever les bras et de tourner sur moi-même, plusieurs fois, lentement, pour qu’ils puissent bien s’imprégner de tous les détails de mon anatomie ! Et me demander de marcher, toujours complètement nu, vers la gauche, vers la droite, vers le fond, face à eux…comment puis-je me prêter à cette exhibition ? Mais je rêve ! c’est trop gonflé, ce mec prend des photos de moi à poil !

 

  Arrête ça, tu m’effaces ces photos vite fait ou ça va te coûter un max !

 Et maintenant que tout le monde s’est bien rincé l’œil, je me casse. Je vous  emmerde, vous et votre défilé. »

 

Ces vidéos et cette séance imaginaire ont mis Alex dans un état d’excitation indomptable. Il est presque au bord de l’orgasme sans même s’être touché. Alors il se déshabille en hâte et se plante nu devant le grand miroir où il peut se voir tout entier…et avec délectation il rend un vivrant hommage à Onan.


111 L’absent

 

« J’étends le bras vers la droite. Ma main recueille un peu de la chaleur qu’il a laissée au creux des draps. Je suis heureux qu’il ait accepté de dormir avec moi alors qu’il n’était venu que pour me rapporter un livre que je lui avais prêté.

Mais il avait posé ses conditions : il était tellement fatigué qu’il ne souhaitait rien d’autre que dormir.

Longtemps, longtemps je l’avais regardé dans son sommeil. Une petite clarté filtrait par une fente des doubles rideaux. Qu’il était beau dans cette lumière froide d’une nuit de pleine lune ! Qu’il était jeune aussi ! Ainsi endormi, la tête légèrement tournée vers moi, les longs cils noirs immobiles, les lèvres entre- ouvertes, il me paraissait être encore si proche de l’enfance. Il avait un visage d’ange malgré ses cheveux noirs et son teint mat.

 

« Je te laissais mentir ton sommeil égoïste

 Où le rêve efface tes pas.

 Tu crois être où tu es. Il est tellement triste

 D’être toujours où l’on n’est pas.

 

 Tu vivais enfoncé dans un autre toi-même

 Et de ton corps si bien abstrait,

 Que tu semblais de pierre. Il est dur, quand on aime

 De ne posséder qu’un portrait. »

 

 Cocteau, Un ami dort

 

Seule sa tête dépassait de la couette qui recouvrait son corps. Il avait gardé son t-shirt et son slip pour dormir. Alors j’en avais fait autant, de peur de l’indisposer par une nudité indésirée. Je n’avais pas osé le toucher. J’avais pris du plaisir rien qu’en le regardant. J’étais resté ainsi pendant des heures, dans l’impossibilité de le quitter des yeux, craignant à tout instant qu’il disparaisse comme s’il n’avait été qu’un rêve.

Aux premières heures du jour je m’étais endormi. Une heure ? Deux heures ? Avais-je eu dans mon sommeil un geste malheureux, un enlacement incontrôlé qu’il avait pris pour une rupture du pacte conclu pour cette nuit, et qui l’avait fait fuir ? Toujours est-il qu’à cinq heures du matin il n’y avait plus, dans le lit, qu’un faible résidu de la chaleur de son corps.

Allais-je me lever pour le rejoindre ? Mais où le rejoindre ? Ce n’était pas dans ses habitudes de se lever si tôt. Il était plutôt du genre à se pointer vers midi, ses jolis yeux un peu altérés par un gonflement des paupières. Une bonne douche effaçait les dernières traces de la nuit. J’adorais ce moment. Il me laissait lui enlever ce qui lui servait de tenue d’intérieur : un t-shirt XXL qui lui tombait jusqu’à mi-cuisses. Quelque fois il n’avait rien dessous. J’étais fou de désir quand je remontais le tissu et qu’il levait les bras pour s’en libérer. J’ôtais en hâte mes vêtements et entrais avec lui sous la douche. Quel délice de savonner ce jeune corps répondant avec impétuosité aux passages de mes mains ! Et ce visage d’ange un peu fou… Ces yeux noirs, entre les cils, luisant comme de l’émail… J’en venais à ce qui était fatal !

Ensuite il fallait de toute urgence se remplir l’estomac. Il avait un appétit féroce, qui nourrissait à merveille son corps en plein épanouissement. Comment se faisait-il que je sois en admiration devant un garçon en train de s’empiffrer ? Avais-je perdu la raison ? Etais-je à ce point dévoré par la passion ? Avais-je connu de tels états de fébrilité ? Avais-je jamais autant craint de souffrir ? »

 

2° partie

 

« Où était-il donc allé de si bonne heure ? Il avait l’habitude de m’abandonner pendant des jours entiers. Je l’attendais. Je ne parvenais pas à me distraire de cette attente. Je guettais le bruit de son scooter. Il rentrait, joyeux, arborant un air désinvolte que j’imputais à l’insouciance de la jeunesse.

Comme il ne voulait pas me faire de peine, il me racontait une vague histoire pour justifier son absence ou son retard. Je savais bien qu’il mentait, mais n’en prenais pas ombrage puisqu’il était revenu. Il était là devant moi. A moi.

 

Ce matin, il ne me reste qu’un peu de l’odeur de sa peau dont les draps sont encore imprégnés.

Un bruit, en bas, dans la cuisine. C’est sûrement lui. Vite, le rejoindre. Sans doute est-il en train de vider le frigo de sa charcuterie, de ses brioches et de ses compotes de fruits. Quel plaisir d’aller l’accompagner dans cette petite bouffe matinale, même si je n’ai d’autre fringale que de lui. Peut-être a-t-il préparé le café. C’est une journée qui s’annonce sous les meilleurs auspices.

J’arrive trop tard. La nourriture est éparse sur la table. De café il n’y a point, et lui-même a quitté la cuisine.

Se peut-il qu’il soit sorti sans que je l’entende ? Qu’il ait démarré son scooter sans les ronflements qu’il ne manquait jamais d’infliger au moteur et aux oreilles des voisins ?

Bien sûr, il n’est pas question que je ne le laisse pas vivre des moments de liberté. Je suis trop attaché à ma propre liberté pour entraver la sienne. Il ne faut pas qu’une passion soit encombrante. Et puis il a besoin de vivre sa vie d’adolescent, sinon il éprouvera, un jour ou l’autre, le sentiment d’avoir mal vécu cette période délicate. Pourquoi, alors, suis-je anxieux dès qu’il est hors de ma vue ? Peur d’un accident ? Peur qu’il ne revienne pas ? Peur de le perdre.

 

Je l’avais, un jour, croisé par hasard. J’avais retenu mon souffle tellement j’avais été frappé par son allure et par la beauté de son visage. Mes yeux l’avaient suivi jusqu’à ce qu’il disparût derrière moi. Je n’allais quand-même pas me retourner sur un jeune lycéen qui rigolait avec un copain sur le trajet de son établissement, et qui ne m’avait pas remarqué. Et puis était-il vraiment si beau ? N’avais-je pas imprimé une image flatteuse où des souvenirs anciens et récents, ainsi que des critères personnels de beauté masculine, se mêlaient à mon observation ? Sans doute était-il trop jeune pour mes vingt-sept ans. A son âge les garçons sont tout fous, pleins de morgue, d’insolence et d’inconstance. Ils n’ont que faire des vieux qui ont passé vingt ans…

Il s’effaça de mes pensées, puis s’enfouit dans ma mémoire, comme tant d’autres, garçons ou filles, qui m’avaient un instant transporté de désir.

 

Aujourd’hui mon regard balaie négligemment la file d’attente à Roissy. Spontanément il s’immobilise sur un sac à dos, ou plutôt sur celui qui le porte. Je le connais ce garçon ! Je l’ai déjà vu quelque part. Et l’image me revient, intacte, celle du jeune lycéen croisé dans la rue quelques mois auparavant. Non, je ne l’ai pas embelli. Il est réellement magnifique. Il est le type même de garçon que j’aurais physiquement aimé être.

Je détourne mon regard mais il revient automatiquement sur lui. La file avance dans les chicanes et je le perds de vue, masqué par d’autres voyageurs.

Quelque temps plus tard, passées les formalités de police et de sécurité, je le retrouve dans la salle d’embarquement. Il est accompagné d’un homme, quadra alerte, avec le même sac à dos. Pour la première fois nos regards se croisent. Je lui souris. Il me répond.

Arrivé à l’aéroport de Tozeur, je me rends compte qu’il fait partie du même groupe que moi.

Etait-ce notre destin de nous rencontrer ? Je n’osais l’espérer. »

 

3° partie

 

« Dans le gros 4X4 qui nous emmène aux portes de désert, je m’arrange pour être à côté de lui.

 

 Tu as le virus du désert ? Lui demandé-je.

 J’sais pas. C’est la première fois. Mais ça m’étonnerait. Le désert c’est un obstacle, aux déplacements, aux communications, aux rencontres, à la vie.

Mais pour une fois que mon père me proposait quelque chose à faire avec lui, je n’ai pas voulu refuser.

 

Le père s’était débrouillé pour se trouver, dans le deuxième 4X4, à côté d’une jeune femme dont on apprit plus tard qu’elle était infirmière.

 

 Et toi, tu viens pour le désert ?

 Oui. J’y viens de temps en temps. Coupé de tout. Au milieu de nulle part. J’essaie de me ressourcer. Mais c’est trop beau, le désert. J’y éprouve un intense plaisir esthétique qui perturbe beaucoup ma méditation. Il faudrait qu’il n’y ait rien du tout et que je sois seul. Ce n’est pas possible.

 T’es un intello, toi.

 Pas vraiment. Mon intellect est souvent dominé par mes sens.

 Cette année au lycée, en première, j’avais un prof qui n’a pas arrêté de nous parler des « Rêveries d’un promeneur solitaire ». Les bienfaits de la solitude, de ce huis clos permettant de mieux se saisir soi-même, etc. Qu’est-ce qu’il a pu me bassiner avec Rousseau ! Moi j’aime la compagnie, j’aime la ville, les sorties, le cinéma, la musique, m’amuser… La nature, ça m’ennuie.

 C’est tout à fait normal à ton âge.

 

Pour quitter ce dialogue trop sérieux, je lui racontai une blague sur Rousseau qui le fit beaucoup rire. Le rire est un moyen radical pour apprivoiser les jeunes gens.

Notre conversation s’arrêta là.

Pendant la longue traversée du Chott El Djérid il s’endormit. Sa tête ballota à droite et à gauche, se cogna à la vitre, et finit par s’appuyer sur mon épaule. Je n’en espérais pas tant et je savourai voluptueusement ce charmant abandon. Complètement involontaire ? Je m’interdis en tout cas de penser qu’il ne le fût pas. J’éprouvai un plaisir fait de tendresse et de désir, une sorte de félicité que j’aurais souhaitée pérenne, malgré l’engourdissement de mon bras, sur lequel il s’appuyait, et que je gardai résolument immobile.

 

 Excuse-moi, me dit-il en se réveillant.

 Tu as bien fait, lui répondis-je.

 

Question et réponse qui ne compromettaient ni l’un ni l’autre.

 

A Douz nous fûmes pris en charge par nos chameliers, et après le chargement des dromadaires, la caravane s’ébranla en direction du désert de dunes. J’appris pendant cette journée que Mathurin (Mat, évidemment) vivait chez son père qui s’occupait de lui avec dilettantisme, pour ne pas dire désinvolture. Qu’il avait donc une grande autonomie et qu’il profitait allègrement de cette indépendance. Qu’ayant vécu cette petite souveraineté, il ne supporterait maintenant aucune restriction à sa liberté.

Je repensai à Rousseau qui avait occupé une partie de notre conversation du matin. Rousseau, à seize ans, chez la baronne de Warens, dans cette maison des Charmettes à Chambéry, que les « Confessions » ont rendue célèbre… Elle deviendra sa maîtresse… Il l’appellera « maman », lui qui n’avait pas de mère.

Pourrai-je imaginer jouer le rôle de Madame de Warens auprès du jeune Mat et à ses yeux remplacer un père absent ou ailleurs ? Le souhaitai-je ? Certainement pas. Je ne me sentais pas du tout une âme de père, mais l’autre partie du rôle, celui d’amant, me convenait à merveille.

Je feignis d’ignorer l’issue malheureuse de ces amours de Rousseau et de La baronne de Warens. Curieusement c’est la « maman » qui quitta son jeune amant, et il en fut désespéré. »

 

4° partie

 

« Pour le campement du soir les chameliers dressèrent une grande tente bédouine en grosse toile brune et nous distribuèrent des couvertures en poil de chameau fortement imprégnées de l’odeur des bêtes. Après le délicieux couscous au feu de bois et les galettes de pain cuites dans le sable, après la petite veillée autour du feu de camp et le thé à la menthe, nous allâmes nous installer pour la nuit. Je fis en sorte de placer mon sac de couchage à côté de celui de Mat. Mais la promiscuité et la perspective de se lever tôt le lendemain n’incitaient pas aux confidences nocturnes.

 

Je fis cette nuit-là un rêve bien étrange. Eloigné, en apparence, de l’aventure que j’aspirais à vivre, mais, à la réflexion, pas étranger non plus.

Je faisais partie d’une bande de gamins qui, pour une raison inconnue, se trouvait réunie au bord d’un lac de montagne aux eaux vert foncé, presque noir. Dans ce lac crawlait un homme jeune complètement nu. Nous nous emparâmes de ses vêtements et allâmes les enfouir sous un amoncellement de roches, riant aux éclats à l’idée que le jeune homme aurait à descendre tout nu jusqu’au village le plus proche, situé à deux heures de marche. On se régalait en l’imaginant frapper au premier chalet. On s’esclaffait de l’épouvante et du cri de la matrone ouvrant la porte et se trouvant en face d’un homme à poil.

Mais il continuait à nager tranquillement le crawl en nous ignorant.

 

 Il nous nargue, dit l’un de nous, c’est de la provoc. Il se croit plus fort que nous, plus beau, plus intelligent. Il est fier de son corps, il va se faire une gloire d’exhiber une plastique de rêve et un sexe charnu, généreux, hâlé, couronné d’une touffe de poils noirs abondante, auprès desquels nous faisons piètre figure.

Cette manière tranquille et sûre de nous ridiculiser, en affichant une virilité avantageuse, mérite un châtiment.

 

Le premier qui ramassa une pierre pour la lui lancer fut immédiatement imité par tous les autres sans qu’aucun mot d’ordre ne fût donné. L’homme perdit rapidement de sa superbe. Il commença à faire des gestes désordonnés et à pousser des cris de panique, ce qui n’eut pour seul effet que d’intensifier nos jets de pierres, tant nous étions encouragés par l’efficacité de notre vengeance.  A plusieurs reprises notre agresseur (nous le considérions comme tel) disparut sous l’eau, puis réapparut, jusqu’au moment où il s’enfonça dans l’eau noire pour ne plus remonter.

Il se produisit alors un phénomène extravagant et incohérent comme cela n’arrive que dans les rêves : moi, le gamin chétif et complexé qui n’avait de force qu’au sein d’une bande de galopins du même acabit, j’étais devenu cet homme en train de couler. C’était moi la victime expiatoire de ces jeunes voyous impubères qui offraient en sacrifice, à leur dieu de la virilité (connaissaient-ils la fresque de Priape à Pompéi ?), un otage sexuel afin de lui ressembler.

Déjà j’étais plongé dans le noir absolu. Au lieu de me débattre j’aspirais à m’enfoncer toujours plus profond dans ces abysses infinis, ensorcelé par la musique du néant. »

 

5° partie

 

«  Alex, tu dors ?

  Non, je n’y arrive pas.

 

Nous étions côte à côte, Mat et moi, enfouis dans nos sacs de couchage.

Le vent était nul et les chameliers nous avaient conseillé de dormir à la belle étoile. Le bivouac était installé dans un endroit un peu buissonneux où le sol était encore parcouru de vallonnements sableux.

Tout à l’heure j’avais erré avec Mat à la recherche d’un endroit favorable.

 

 Regarde, là, m’avait-il dit, c’est loin des autres et on sera abrité par ces arbustes.

 OK, lui dis-je, ravi de l’invite à faire « belle étoile » commune, car je craignais qu’il voulût un coin pour lui tout seul.

 

Nous avions tous les deux envie de la même chose mais ignorions les désirs de l’autre. Il m’avait été impossible jusqu’alors de deviner les préférences sexuelles de Mat. Il avait éludé la question de ses amours. Lorsque je lui avais demandé s’il avait une petite amie, il avait répondu « oui, comme tout le monde », avant de passer à un autre sujet. Physiquement il n’avait rien d’un minet, il n’était pas du genre chérubin au sexe ambigu. Rien de l’éphèbe aux boucles blondes ou du frêle adolescent. Cheveux courts, drus et raides, encolure déjà athlétique, larges épaules, petits seins haut perchés suivis d’une longue ligne plate vers les hanches, fesses et cuisses de jeune footballeur,… Pas la moindre affectation efféminée. Petit gaillard pétulant, musclé et fonceur.

Alors ? Destiné aux filles exclusivement ? Je sais bien qu’il n’en va pas automatiquement ainsi.

En tout cas il était nettement du genre qui me fait craquer.

 

Je ne parvenais pas à dormir. Mon âme était gagnée par un trouble et une émotion que je ne connaissais que trop bien. J’étais étreint par une bouffée de sensualité qui aspirait à tout sauf à la chasteté.

Mais que tenter sans risquer de détruire irrémédiablement le début d’amitié entre Mat et moi ?

Je sais qu’il faut savoir prendre des risques dans la vie, sous peine de passer à côté de choses essentielles. J’en prends dans d’autres domaines, mais en ce qui concerne les sentiments j’ai toujours gardé une réserve, une pudeur, une continence, qui m’ont sûrement joué de vilains tours. Orgueil sans doute, crainte d’être éconduit, peur d’être blessé.

 

 Alex, j’ai quelque chose à te dire.

 Je t’écoute, Mat.

 J’aimerais qu’on soit copains.

 

Et voilà ! Il avait trouvé la bonne formule. Il avait fait le premier pas sans vraiment s’engager. Astucieux, le petit. A moi de jouer maintenant.

 

 J’allais justement te le demander.

 

Proposer de sceller cette amitié par un échange de sang ? Ridicule !

 

 Allez, top là, lui dis-je en tendant une main ouverte.

 

Il frappa aussitôt dans ma paume et je refermai la main sur la sienne. Il ne la retira pas.

Alors s’enchaînèrent les gestes bien connus de deux êtres avides de découvrir les saveurs et les splendeurs de leurs corps.

 

Si vous n’avez jamais fait l’amour dans le désert, par une nuit au ciel constellé de myriades d’étoiles, au creux de dunes encore imprégnées de l’ardeur du soleil, dans un air purifié des senteurs du monde, et dans un silence minéral, je vous le conseille vivement. »

 

Note du narrateur

 

Faut-il faire le récit de « la magique et douce violence de leurs débordantes nudités » ? N’est-il pas plus érotique de laisser l’imagination du lecteur reconstituer la scène, enrichie de l’incidence de ses rêves et de ses fantasmes ? La prose actuelle ne fait pas l’impasse des descriptions et des mots les plus crus, quitte à frôler, ou à sauter à pieds joints, dans le vulgaire et l’obscène.

Point n’est besoin de suivre les modes.

Du monde actuel je prends ce qui m’enrichit, psychologiquement, spirituellement, matériellement aussi, bien entendu, et je rejette ou je néglige certains affects : le retour à la tribalité des tatouages et autres piercings, le langage trivial pour parler de l’amour. Vieux jeu ? M’en fout.

 

6° partie

 

« Il est donc parti ce matin sans que je m’en aperçoive. Mais il va revenir. Il n’a pas emporté ses affaires. Son sac à dos est toujours là, bourré jusqu’à la gueule de fringues en chiffons, de cd, de revues,… Le tout en mélange indescriptible. Je vois une basket qui pointe le nez sous la commode, tandis que l’autre est à l’envers dans l’angle opposé.

C’est curieux, j’aime l’ordre et pourtant son désordre me remplit de bonheur. J’aime l’organisation, et ses improvisations me comblent de joie.

Mais aussi j’aime être rassuré et ses revirements me mettent au supplice.

 

 Viens voir une répète, me dit-il un jour.

 

Il fait partie d’un petit groupe de musiciens qui se produit quelque fois dans des soirées privées. C’est comme cela qu’il arrondit ses fins de mois.

Il me présente Gillou, le guitariste, Paf au clavier, Alban, l’autre guitariste, et Gigi la chanteuse. Lui est percussionniste.

Lequel pourrait être mon rival là-dedans ? La fille ? C’est peu probable. Elle a l’air de fricoter avec Paf. Gillou ne fait pas physiquement le poids, quoiqu’il ait une tête fort sympathique. Mais Alban est beau gosse. Pourtant rien ne me permet de soupçonner une amitié particulière.

 

Après quelques réglages de balance ils se mettent à jouer les tubs du moment et je suis aussitôt plongé dans l’atmosphère dynamique et euphorique qui est la leur.

Il se démène comme un petit diable aux percussions. Il a le rythme dans la peau. Je suis admiratif et j’ai envie de danser. A le voir se déchaîner ainsi je sens monter le désir de lui. Il a chaud, il enlève son t-shirt. Je sens la pression grimper à l’endroit que ma volonté peine à contrôler. Heureusement la toile de jean maintient la dilatation à des proportions suffisamment raisonnables pour que je sois le seul à le remarquer.

 

Te souviens-tu, Mat, de notre plus belle nuit d’amour ?

Il est impossible que tu ne t’en souviennes pas. Comme tu étais impatient, intrépide, gourmand, violent et tellement tendre, toi qui n’est pas porté sur la tendresse !

 

Le voilier était au mouillage dans un petit estuaire calme et verdoyant. Toutes les douceurs de la nature semblaient s’être donné rendez-vous dans cet abri bordé d’une végétation luxuriante.

Nous avions plongé nus dans l’eau calme et dérangé des hérons déjà endormis.

Nous avions fait la planche, longtemps, pour imprégner notre corps d’un peu de cette énergie des grands espaces.

Nous nous étions allongés à l’avant, sur le pont.

 

 Le revêtement me râpe le dos et les fesses, m’avais-tu dis.

 

J’étais allé chercher des ouvertures dans le carré. Alors tu avais commencé à jouer avec ma peau en la parcourant de très légers effleurements dont tu savais qu’ils m’électrisaient. Quel bonheur de m’offrir à toi et de savoir que tu allais te livrer à moi ! Je savais que je rechercherais ta jouissance avant la mienne parce que je voulais te donner plutôt que recevoir.

Le bateau, sous les impulsions de nos ébats, avait pris un léger roulis.

 

 Chouette, le bateau participe, avais-tu dit. Mais il n’a pas le même rythme que nous. Regarde, si je suis son tempo, c’est beaucoup trop lent ? Qu’en penses-tu ?

 

Comme c’était bon de te voir jouer avec les charmes de l’imprévu.

Tu m’as dit que tu m’aimais.

Te souviens-tu ?

 

A ce moment j’ai souhaité mourir pour que la mort éternise mon bonheur. »

 

7° partie

 

«  Yvan, le frère de Gillou, fait une soirée vendredi prochain. Tu es invité, me dit Mat.

  Je vais me retrouver avec une bande de gamins.

  Merci pour le « gamin ».

  Excuse- moi. Je voulais dire que j’allais être le vieux parmi une bande de jeunes.

  Mais pas du tout, Yvan a 25 ans et il invite plein de gens de son âge. Et la plupart sont en couples. Hétéros. Il est hétéro, Yvan.

  Et pourquoi m’invite-t-il ?

  Parce qu’il invite quelques copains de son frère, qui peuvent venir accompagnés.

  Et tu as envie que je t’accompagne ?

  Oui.

  Il n’est pas hostile à… des couples un peu particuliers ?

  Il s’en fout. Il a des copains homos. Et puis il te connait. Une fois, à une répète, vous avez rigolé comme des bossus.

  Oui, je me souviens, il est très sympa. Ton groupe animera la soirée ?

  Non, il y aura un DJ.

Tu pourras nous emmener ? Paf ne peut pas venir. Il y aurait Alban, Victor, tu ne le connais pas, et moi.

  Oui bien sûr.

 

Pourquoi es-tu donc monté derrière avec Alban ? Tu ne pouvais pas t’asseoir à côté de moi au lieu de me refiler Victor ? Je n’ai pas arrêté de vous surveiller dans le rétroviseur. Vos visages étaient innocents. Beaucoup trop innocents pour que vous ne vous soyez pas livrés à des petites coquineries hors de mon champ visuel. Vos genoux qui se touchent, c’est comme si je les voyais. Votre main qui se pose lascivement sur la cuisse de l’autre, et qui insidieusement remonte et flatte la braguette,… Tous ces gestes que démentent vos visages angéliques, je les vois, je les vois, et ils me font très mal.

Il est vrai qu’en début de soirée tu t’es bien occupé de moi. Pour te racheter peut-être. C’est plus fort que toi, tu aimes tripoter les garçons de ton âge, mais ce n’est qu’un jeu, c’est à moi que tu es attaché. Si seulement tu me disais ces choses-là simplement, je pourrais peut-être comprendre, mais tu me mens, ce qui exacerbe ma jalousie.

Jaloux. Oui, je suis jaloux, moi qui m’étais juré de ne jamais tomber dans cet affreux travers. Jaloux et possessif. Ce que j’ai toujours exécré chez les autres. Pourquoi ne parviens-je pas à me ramener à la raison ?

Je n’ai pas bu à cette soirée, j’avais à conduire et à ramener trois jeunes à bon port. Mais toi tu ne t’es pas privé, et tu étais déchaîné. Tu as dansé avec moi. Au début en tout cas. C’est vrai que tu as très peu dansé avec Alban. Après tout je me suis peut-être fait des idées. Ta relation avec lui se limite à la musique. Je te demande pardon pour tout à l’heure, dans la voiture, quand j’ai imaginé des gestes licencieux.

Tu n’as pas dansé beaucoup avec Alban mais tu ne t’es pas restreint avec cet autre, que tu m’as présenté mais dont j’ai oublié le nom. Je ne t’avais jamais vu danser comme cela. Quelle frénésie, quelle sensualité dans tes trémoussements, quel érotisme oserais-je dire. Jamais tu n’as dansé comme cela avec moi. Jamais tu ne t’es lâché avec autant d’abandon. Et tes yeux ! Tu as vu come ils brillaient de fièvre, tes yeux ? Je ne crois pas avoir jamais vu tes yeux briller à ce point pour moi. Tu vas me dire le contraire, tu vas me dire, quand nous serons tous les deux, que je suis le seul avec qui tu trouves vraiment plaisir à danser, parce que ce n’est qu’un avant goût des bonheurs que nous allons vivre ensuite. Et je te croirai.

Tu ne me l’as même pas dit. Tu m’as demandé de te reconduire chez toi, à quatre heures du matin, prétextant que tu avais un prof qui rattrapait un cours ce samedi matin.

 

 Super soirée, m’as-tu dit. Merci d’être venu.

 

Et tu m’as quitté en posant tes lèvres sur ma joue.

 

 A demain, m’as-tu lancé en partant.

 

8° partie

 

« Je t’ai attendu. Je t’ai attendu toute la matinée, sachant très bien que tu ne viendrais pas puisque tu étais au lycée. A moins que tu aies encore raconté des bobards et que tu aies pioncé jusqu’à midi.

Je sais que le samedi après midi tu es toujours très occupé et que tu ne viendras pas avant ce soir. Alors pour tuer le temps je vais faire un tour dans les magasins. J’aime bien me tenir au courant de la mode, des modes. Pas pour les suivre d’ailleurs. J’ai des goûts assez précis et je sais ce qui me convient. Je ne prends de la mode que ce qui correspond à ce que je pense être « mon profil ».

Je m’arrête devant une vitrine, attiré par le chic décontracté des fringues sur les mannequins. Les reflets dans la vitrine gênent ma visibilité. Je m’approche. Je me vois approcher dans la vitre qui fait miroir… Mais, mais c’est impossible ! Je ne peux en croire mes yeux ! Qui aperçois-je à côté de moi ? Mat, venu me rejoindre.

 

 ─ Entrons là, me dit-il. Ils ont des jeans super. Tu m’as dit que tu avais besoin d’un jean.

 

En effet il y a un choix impressionnant.

 

 ─ Essaie celui-ci. Il est taille basse, ça te changera un peu de tes Lévis et Lee Cooper de papa.

 

Je trouvais marrant ses jeans trop grands qui glissaient jusqu’aux hanches et laissaient apparaître la ceinture et une partie du slip. Ça me donnait l’occasion de petits cadeaux faciles à trouver et toujours bienvenus. Je lui offrais un slip Armani ou un Versace, que bien sûr j’exigeais de lui enfiler moi-même pour l’essayage. J’évitais les Aussiebum, trop explicites : Brings Out The Animal In You

Cependant je déplorais que le fond dudit jean se baladât à dix centimètre sous les fesses. Ce qui était gagné à la taille en suggestion érotique était perdu à l’étage du dessous.

Je voulais rester fidèle à la ligne près du corps qui avait fait la réputation du pantalon de cow-boy, estimant que l’accoutrement de mon jeune ami n’était pas de mon âge et suivait de trop près une mode ado stéréotypée.

Je me trouvais ridicule dans le modèle qu’il m’avait fait enfiler. Je le lui dis en sortant de la cabine d’essayage et nous partîmes tous deux d’un énorme éclat de rire. Il alla chercher trois ou quatre autres modèles et rentra dans la cabine.

 

 ─ Essaie celui-là, il est plus classique. Il a juste le stonage un peu original.

 ─ Non, pas celui-là. Celui-ci est plus discret…

Arrête Mat… Arrête, arrête, tu m’excites. Comment veux-tu que j’essaie maintenant ?

 ─ Tu ne veux pas qu’on se fasse des petites gâteries ?

 ─ T’es malade ! Pas ici ! Sous le nez de la vendeuse. Arrête Mat, je renonce à essayer des futes avec toi.

 ─ Oh là là, ce que t’es coincé !

 ─ Viens, on rentre tout de suite, j’ai trop envie de toi.

 ─ C’que t’es bourge ! Il te faut ton Dunlopillo.

 ─ Tu sais bien que non, mais jamais à toute vitesse dans une cabine d’essayage ou un ascenseur. Tu ne vas pas me dire que tu aimes ça !

 ─ J’aime tout avec toi.

 ─ Tu t’en sors bien.

 

Il quitte la cabine. Je renfile mon pantalon et remets tous les jeans à la vendeuse. Je le cherche des yeux. Je ne le vois nulle part. Je me retourne, il n’est pas de ce côté non plus. Mon regard fouille tous les rayons, inspecte tous les espaces du magasin… Il a sûrement voulu me faire une farce. Je pars à sa recherche, en regardant dans les endroits les plus insolites. Je contourne les présentoirs, grimpe à l’étage… pas de Mat. Il n’est nulle part, il s’est volatilisé… Je suis seul.

Voilà, me dis-je, j’ai encore vécu d’illusion. Ce reflet dans la vitrine était truqué. C’était un leurre. Mat n’est pas venu me rejoindre, c’est son double que j’ai vu, fait de la chair de mes désirs, du sang de mes fantasmes.

N’est-ce pas ainsi que naissent les apparitions qu’on dit miraculeuses ? »

 

9° partie

 

« Il est arrivé en trombe à dix neuf heures.

 

 ─ Tu vas être content, j’ai fait tous mes exos pour lundi et je vais pouvoir rester avec toi tout le dimanche.

Tu m’expliqueras un truc en maths que je n’ai pas compris. D’ailleurs personne n’a compris, le prof a expliqué à toute vitesse comme si c’était une évidence.

Là, j’ai besoin de me détendre. Ça te dirait d’aller au club de gym ?

 ─ Oui, si tu veux. Je l’ai un peu négligé ces temps-ci. Ça me fera du bien aussi.

 

J’aime aller avec lui dans la salle de gym. J’aime aller avec lui en public, parce que j’ai plaisir à surprendre au vol les regards de convoitise qui se posent sur lui. Regards de filles, regards de garçons. J’en tire une grande fierté. Oui, il est à moi ce beau garçon, et je suis heureux qu’il vous ait tapé dans l’œil. Je n’irai quand même pas jusqu’à dire que j’aime l’exhiber comme un trophée. Non, ce n’est pas mon trophée, c’est mon amour.

 

 ─ Tu ne vas pas soulever tout ça, me dit-il en s’approchant du banc pour m’aider au développé couché.

 

Je savoure, tandis qu’il se met en position pour assurer la sécurité de mes mouvements, cette pointe d’admiration. En fait il est tout à fait normal que je soulève plus de fonte que lui qui est en plein développement musculaire.

Dernier effort… Repos.

 

 ─ A toi maintenant, lui dis-je en me relevant et en allégeant la barre.

 

J’adore le voir s’allonger sous moi et voir trembler d’effort ses impatients petits muscles.

 

 ─ Allez, aux abdos à présent. Des abdos il faudrait que tu en fasses tous les jours si tu veux garder ton beau petit ventre plat et pas te payer du bide à trente piges comme beaucoup de mecs.

 ─ Ouais, tu me l’as déjà dit. Tu les fais, toi ?

 ─ Oui, la plupart du temps.

 

Retour dans les vestiaires.

 

 ─ Et maintenant, à la douche.

 ─ Non, Mat, j’aime pas les douches collectives avec toi.

 ─ Mais pourquoi ?

 ─ Tu le sais bien. Je suis tout de suite indécent. Et puis j’ai trop envie de te savonner et de te caresser, de me frotter contre toi pendant que l’eau coule sur nos corps luisants, de t’embrasser, de t’embrasser et de jouer avec tous les reliefs et les creux de la géographie de ton corps… envie de dessiner sur ta peau une carte du Tendre et de parcourir longuement cette topographie amoureuse… m’arrêter dans cette ville du Tendre et gravir sa colline grenue couronnée d’une brune petite coupole… ou dans cette autre protégée par une épaisse et sombre forêt où il faut se frayer un chemin sinueux au dernier détour duquel le panorama est une splendeur… ou encore dans ce petit village niché au bord d’une vallée profonde encombrée de broussailles et dont le fond paraît insondable.

Aucun désert à franchir où l’habitude et l’ennui auraient tout dévasté.

Quel bonheur de voyager dans ces contrées riches en mirages où l’on quitte à regret un château pour aller dans un autre !

Sur cette plage où mûrissent de si beaux fruits de mer, je me nourris et me gave, en tremblant de bonheur, avant de plonger, aveuglé de confiance, au milieu des écueils, dans la Merdes passions. »

« Lui ai-je dit tout ça ? Bien sûr que non. Mais je l’ai vécu. »

 

10° partie

 

« Il a filé prendre sa douche, sans moi, mais avec trois inconnus. Mais comment fait-il pour rester placide devant d’autres corps nus ? Il ne se tourne même pas vers le mur comme font beaucoup de jeunes encore intimidés par la nudité. Il est désarmant de naturel dans le plus simple appareil. Pas d’effet secondaire (plutôt primaire, en l’occurrence) pas de forfanterie malgré les regards obliques, inquisiteurs, à l’assaut de ses formes.

Moi, à son âge, je craignais les douches collectives, par pudeur, naturelle ou acquise, mais beaucoup par impétuosité vasodilatatrice. J’avais honte qu’on me voie en érection. J’avais honte qu’on s’imagine que c’était le cul de mon voisin de douche qui me mettait dans cet état. C’était un peu vrai, mais je ne voulais pas que ça se sache. Un peu vrai seulement, parce que le simple fait de ma déshabiller devant quelqu’un me faisait bander. Et même le fait de me mettre tout seul à poil. J’ai raconté tout cela à Mathys qui en a fait, en son temps, un récit.

Je me suis un peu domestiqué depuis, heureusement. Même si je garde une certaine réserve, je n’ai plus la hantise d’être nu pourvu que les autres le soient aussi. Ce qui continue à me choquer, tout en m’excitant de façon incompréhensible, c’est l’idée du déshabillage sous la contrainte, de la fouille intégrale, de la mise à l’air par brimade, de la mise à poil humiliante.

 

 ─ Pourquoi t’es pas venu ? Me demande Mat en sortant de la douche.

 ─ J’avais envie de la prendre avec toi seul.

 ─ Fais pas la gueule, je reprendrai une douche avec toi dans ta salle de bain.

 

Cette perspective me rendit toute ma bonne humeur et mon lyrisme.

Je survolerai le lac de tes yeux, je me poserai sur la pulpe de tes lèvres, je franchirai la barrière d’émail de tes dents et enroberai ta langue de miel et de menthe, j’escaladerai tes collines et m’enfoncerai dans tes vallées, je visiterai tes forêts et me perdrai dans les sombres fourrés aux senteurs enivrantes, je m’abreuverai à ton intarissable source et goûterai à tes fruits délicieux, je cheminerai jusqu’à la passe du récif de corail qui conduit aux profondeurs océanes, et je coulerai dans tes veines, investirai ton cœur,glisserai sous ta peau, adopterai tes gestes, ta voix, ton odeur, je me faufilerai dans les arcanes de tes neurones, je penserai comme toi,… je ne veux plus être moi, je veux n’être que toi.

 

 ─ Et si on allait se faire une petite bouffe maintenant ?

 ─ Je n’ai faim que de toi, Mat.

 ─ Il faut recharger les accus.

 

En fait de petite bouffe, il dévalisa le frigo. Je le regardai avec amusement avaler toute cette nourriture.

 

 ─ Qu’est-ce qu’on fait demain, me demanda-t-il entre deux bouchées ?

 ─ Eh bien, à dix heures partie de tennis…

 ─ Oh non, laisse-moi dormir un peu.

 ─ Tu vas encore dormir jusqu’à midi. Je n’ai que des demi-journées avec toi.

 ─ oui, mais après nos nuits, tu ne crois pas qu’on a besoin de repos ?

 

Pendant ce temps il avale une crème brûlée, suivie d’un entremet au chocolat, arrosés de lampées de coke.

Je le regarde avec gourmandise. Moi, c’est de lui dont je ne suis jamais rassasié. Il est ma lumière, il est mon soleil, il met des étoiles plein mon firmament. Un geste, une parole, peuvent illuminer ma journée et me rendre euphorique. Un geste, une parole, peuvent m’envoyer dans les rivages sulfureux de

la Mer

de la jalousie.

C’est mon petit page.

 

Mon Dieu ! Comment aurai-je pu savoir qu’en l’appelant ainsi j’allais le perdre ? »

 

11° partie

 

« Une vaste plaine en bord de mer, couverte d’une herbe tendre et grasse. Elle est entourée de hautes montagnes en demi-cercle, qui la protègent de l’invasion des hommes et de leurs activités. Vierge, comme si elle était un petit lopin resté ancré dans les temps primitifs. Un petit coin de terre ignoré, tapi entre mer et montagne, royaume de nos amours.

Que sont quelques heures de marche sur des sentiers abrupts pour atteindre ce territoire dont tu es le prince ? Cette longue et dure approche, je la fais avec joie dès que j’ai payé, par mon travail, mon tribut quotidien au « monde moderne », au développement d’une société avide d’argent, de progrès, de réussite, de confort,… pour retrouver mon petit prince, mon petit page, qui garde les troupeaux.

Tu y vivais presque nu, un lambeau de peau de mouton te servant de pagne. Pour m’accueillir tu me sautais au cou, tes bras enserrant ma nuque, et tes cuisses accrochées à ma taille. Nous nous embrassions longuement, longuement, tandis que les oiseaux  lançaient dans le ciel leurs trilles limpides et harmonieuses. Instant de grâce.

 

« Ô temps ! Suspend ton vol, et vous, heures propices !

 Suspendez votre cours :

 Laissez-nous savourer les rapides délices

 Des plus beaux de nos jours »

 

Nous ne voulions pas consommer aussitôt notre amour. Nous prolongions l’attente de l’assouvissement de nos désirs pour accroître l’intensité de la fusion de nos corps. Nous allumions un grand feu sur la grève et faisions griller les poissons que tu avais pêchés, des dorades, des bars, des lottes. Nous dégustions ces chairs délicates et savoureuses, puis nous nous gavions des fruits du roncier et du framboisier que j’avais récoltés sur mon chemin. Nous buvions, de la source, l’eau fraîche, cristalline, et vivifiante.

Puis, dans la douceur du soir, nous nous étendions sur ce grand rocher plat que tu avais recouvert de laine de mouton. Il était en surplomb au dessus des vagues et nous étions ainsi au cœur de la nature. Quelques dauphins, parfois, venaient souhaiter longue vie à notre amour par un ballet plein de grâce et de gaieté.

Alors nos corps s’enlaçaient, s’étreignaient, s’emmêlaient, s’entrecroisaient, s’allumaient, s’électrisaient, s’enfiévraient, s’embrasaient, s’incendiaient, jusqu’à l’épuisement momentané de toutes nos énergies.

 

« Mais je demande en vain quelques moments encore,

 Le temps m’échappe et fuit ;

 Je dis à cette nuit : sois plus lente ; et l’aurore

 Va dissiper la nuit.

 

 Aimons donc, aimons donc ! De l’heure fugitive,

 Hâtons-nous, jouissons. »

 

 Lamartine  Le lac 

 

Difficile réveil, car je devais m’arracher de toi, quitter les frontières de ce paradis de jeunesse pour replonger dans la médiocrité du monde. Je ressentais cette séparation comme un déchirement, une désintégration où la partie immatérielle de moi-même, l’âme, restait auprès de toi, tandis que mon corps peinait sur ce long chemin parcouru avec tant d’allégresse dans l’autre sens.

Durand toute ma journée de travail je te voyais partout. Tu m’apparaissais entre les pages d’un dossier, tu me faisais un petit signe à travers la fenêtre de mon bureau, tu m’apportais une tasse de café, tu me soutenais dans une difficile transaction, ton sourire me disait combien il est vain de se prendre au sérieux, que vivre c’était t’aimer.

Pourquoi alors cette angoisse toujours prête à surgir ? »

 

12° partie

 

« J’avais le pressentiment que le destin, qui nous avait fait nous rencontrer dans le grand erg saharien, allait prendre ombrage de notre paradis où tu me donnais ton dynamisme, ton énergie, et surtout ta jeunesse, dans un élan spontané.

Trop belle, ta jeunesse, pour ne pas attirer dans ce pays du Tendre des convoitises, pour ne pas alimenter les tentations : celle de te séduire en te faisant miroiter des trésors imaginaires ; celle de te détacher d’un amour singulier t’empêchant de connaître la richesse de la variété ; celle de profiter d’un pouvoir pour s’emparer de toi en te promettant une beauté et une jeunesse éternelles.

 

Nous étions entrain de disposer le bois mort que nous avions ramassé alentour, pour allumer notre feu de camp et faire cuire la pêche du jour, quand un petit nuage se forma au dessus de la mer. Il était tout blanc, bien rond et tout joufflu, et paraissait tout à fait inoffensif.

C’était inhabituel, car aucun nuage ne venait jamais altérer la pureté du ciel. Nous ne lui aurions accordé aucune importance s’il ne s’était mis à grossir et à se rapprocher de nous. Il se mit à bourgeonner en altitude et à s’étendre démesurément au dessus de notre petit nid d’amour. Dense, puissant comme une énorme montagne, le petit cumulus joufflu était devenu un noir et menaçant cumulonimbus. Il était devenu évident que nous allions subir un terrible orage.

Les chevaux s’étaient rassemblés en plusieurs troupeaux et cherchaient vainement un abri dans les contreforts rocheux des massifs montagneux.

Un premier éclair fendit l’obscurité, suivi d’un fracas tonitruant. Un deuxième suivit, puis un autre, et encore un autre. La mer et la plaine n’étaient bientôt plus qu’un champ d’éclairs. Le tonnerre assourdissant faisait vibrer le sol sous nos pieds. Terrifiés, les chevaux hennissaient et galopaient en tous sens.

Nous n’avions aucun abri dans ce pays qui ne connaissait que l’azur cristallin. Blottis l’un contre l’autre, nous étions pétrifiés de peur.

Soudain, un bruit plus régulier se mêla aux grondements du tonnerre. De plus en plus distinct, quoique disparaissant parfois, emporté par les rafales de vent, il semblait se rapprocher de nous. Quelle ne fut pas notre surprise de voir  sortir des noirs nuages un énorme hélicoptère !

Sauvés ! Nous allions être sauvés du déluge par des hommes courageux qui avaient bravé les éléments déchaînés au péril de leur vie pour nous venir en aide.

Quant les pales du rotor furent immobilisées, nous vîmes, à travers le rideau de pluie, quatre silhouettes descendre de l’appareil décoré d’un aigle rutilant et majestueux. Nous les vîmes s’approcher, courbés par le vent. C’est alors que je reconnus Alban et Victor. La fille je ne la connaissais pas. Le quatrième personnage, nettement plus âgé, avait une longue chevelure bouclée ébouriffée par la tempête, et une barbe imposante. Il était vêtu d’une simple tunique rouge que le vent faisait claquer comme une voile de bateau, laissant apparaître un torse et des cuisses aux puissantes musculatures. Il semblait être doté d’une volonté et d’une force invincibles. Sa démarche à travers les éléments déchaînés avait une noblesse toute olympienne. »

 

13° partie

 

« Le colosse barbu s’empara de Mat et le souleva comme un fétu de paille, tandis que les garçons et la fille me plaquaient au sol et m’immobilisaient.

Je ne comprenais pas ce qui se passait.

Il y avait quelque chose de surréaliste dans cette scène, ou de surnaturel.

Pendant ce temps le barbu emporta Mat vers l’hélicoptère. Je le vis grimper dans la cabine avec mon amour qui se débattait dans ses bras. La porte se referma, le rotor démarra, les pales tournèrent d’abord très lentement, puis de plus en plus vite, et le gros frelon d’acier s’éleva en souplesse malgré les bourrasques et disparut dans les nuages.

Alors tout redevint calme. Le lourd plafond de nuages s’ouvrit et le ciel réapparut dans toute la splendeur du soleil couchant.

C’est alors seulement que mes agresseurs me lâchèrent.

 

 ─ Mais qu’est-ce qui vous a pris ? Vous êtes complices de cet enlèvement. Mat est pris en otage. Je vais vous dénoncer à la police.

 

Je regrettai aussitôt ces paroles, car ma vie était entre les mains de ces jeunes. Sans doute avaient-ils intérêt à supprimer le seul témoin de la scène. Je n’étais pas en situation de proférer des menaces. Je ne pouvais pas d’avantage me battre contre eux trois. Que faire ?

Je cherchai désespérément par quel moyen je pourrais sauver Mat, fut-ce au sacrifice de ma vie.

Comment ses amis, Alban, Victor, et la fille que je ne connaissais pas, avaient pu le trahir ?

 

 ─ Vous êtes des salauds.

 

 ─ Non Alex, ne crois pas cela. On est tous les trois des victimes, comme toi.

 

 ─ Des victimes ! Ah oui ! Alors que vous aidez ce type à kidnapper celui que j’aime !

 

 ─ Tu n’es pas le seul à l’aimer. On est tous amoureux de lui. Comme toi on souffre atrocement de son départ.

 

 ─ Explique-toi clairement Alban.

 

 ─ Eh bien voilà. Ce type est hyper puissant. Quiconque s’oppose à sa volonté a les pires emmerdes et risque sa vie. Il est tombé amoureux de Mat et il a exigé notre aide pour s’emparer de lui. Mat ne sera pas malheureux, il sera aimé, adoré même ? Sa jeunesse, sa beauté ne subiront jamais les assauts de l’âge, il ne connaîtra pas les outrages du temps. Il aura à ses pieds tous les grands de ce monde, à qui il offrira dans des coupes d’or et de diamants les meilleurs pinards de la terre. Son nouvel amant est le maître de l’univers.

 

Tu pleures Alex. Chiale un bon coup. C’est notre lot à tous, pauvres mortels, de chialer sur nos amours perdus. C’est la vie. C’est comme la rose : c’est beau, ça sent bon, c’est doux sous la caresse, mais il y a les épines.

Maintenant on n’est plus rivaux. Je sais que tu as piqué des crises de jalousie. Moi aussi. Victor aussi. Mat t’a toujours préféré à nous. Pour échapper à tout ça il avait envie d’aller voir du côté des filles. Il nous aurait lâché de toute façon.

On n’est plus rivaux, alors soyons amis. »

 

 

Note du narrateur

 

Pour les jeunes qui n’auraient pas connu les anciens dieux, le narrateur précise que cet enlèvement de Mat est extrapolé de l’épisode célèbre de la mythologie gréco-romaine, intitulé le rapt de Ganymède.

 

On peut lire dans les Métamorphoses d’Ovide, livre X :

« Rex superum Phrygii quondam Ganymedis amore

 Arsit et inventum est aliquid quod Juppiter esse,… »

Je traduis en langage courant pour ceux qui, peut-être, ne parlent pas et ne lisent pas couramment le latin :

 

Zeus pour les grecs, ou Jupiter pour les romains, qui était un grand prédateur de jeunes beautés, eut le coup de foudre (notez la malice : Jupiter était le roi des dieux et le maître de la foudre) pour le plus beau des adolescents, qui faisait paître les troupeaux de son père sur le mont Ida de Troade (c’est en Phrygie, capitale : Troie).

Il se déguisa en aigle pour ne pas éveiller les soupçons de sa femme assez jalouse, et enleva le jeune Ganymède, fils du roi Tros. Il en fit son amant et l’échanson des dieux.

Ganymède conservera éternellement sa jeunesse et sa beauté en devenant la constellation du Verseau.


112 Psychologopathe

 

Il n’avait pas été sûr de le reconnaître en s’approchant de la file d’attente du guichet de la Fnac. Ils’était néanmoins lancé au risque de se tromper.

 Mais c’est Solad !

 

C’était bien lui.

Le garçon avait changé. Il n’était plus celui qu’il avait connu à 20 ans, au visage d’une extrême délicatesse, au corps souple, aux formes sensuelles, très sexy. Alex avait passé de bons moments avec lui. Episodiquement, car le garçon était lunatique, versatile, insaisissable. Pour ces raisons Alex ne s’était jamais vraiment attaché à lui. C’était un copain occasionnel, un amant occasionnel aussi, qui avait un incontestable talent pour faire l’amour. Il l’avait perdu de vue sans trop de regrets.

Le fin visage de Solad s’était empâté, était devenu un peu poupon en perdant la précision aigüe et la délicatesse des traits qui en faisaient le charme. Il avait bien essayé de le viriliser en laissant mal rasée une barbe peu fournie qui ne faisait qu’en accentuer la molle courbure. Ce visage, qui fut si charmant, s’associait à un corps ayant lui aussi perdu la grâce de ses vingt ans. Un peu avachi, portant déjà les stigmates du temps. Le dos un peu voûté, la taille épaissie, l’estomac proéminent, il avait tout de ces trentenaires rangés qui ont cessé de s’entretenir physiquement et vivent dans le confort ouaté d’une vie familiale. Un physique de bureaucrate, finalement.

En voyant Alex, il était resté de glace, ne manifestant aucune amicale surprise, et semblant plutôt dérangé par cette rencontre fortuite. Il était raide, distend, il avait serré mollement la main tendue et avait failli vouvoyer.

En voilà encore un qui renie son passé, se dit Alex. Qui a honte de ses « écarts de jeunesse ». Qui s’est rangé dans le camp majoritaire et regarde le trottoir d’en face avec mépris. Transfuge de l’amour entre mâles, il fait certainement partie maintenant des intolérants, des intégristes de l’hétérosexualité. Cela parce qu’il refoule en permanence les envies qui continuent à le tarauder. Parce qu’il est habité par une haine furieuse de ses propres pulsions, une haine de soi transférée sur ceux qu’il abhorre et désire en même temps.

Marié, sans aucun doute. Mais fantasmant, pendant qu’il fait l’amour à sa femme, sur le très beau mec qui travaille avec lui dans le même bureau.

Marié à une catho pratiquante, qui boit les paroles du pape, surtout lorsqu’elles s’appuient sur ce fameux passage du Lévitique d’une intolérance et d’une cruauté scandaleuses pour qui prêche l’amour du prochain. Ce Lévitique (18, 22-23) qualifie d’abomination le fait pour un homme de « coucher avec un homme comme on le fait avec une femme ». « Si un homme, dit-il, prend un homme comme on prend une femme, ils ont commis tous les deux une abomination et seront punis de mort ; leur sang retombera sur eux ». Ceci est l’ancien Testament. Mais Saint Paul ne jettera-t-il pas le même anathème sur « l’horreur sodomite » : « ceux qui …, pratiquent l’adultère, les mous efféminés, et les mâles qui se vautrent avec des mâles dans le même lit,…, aucun de ceux-là n’héritera du royaume de Dieu ».

 

2° partie

 

N’est-il pas vrai que l’amour grec, cette sexualité naturelle, associée au respect, à la vertu, au courage, à l’amitié virile, s’est transformé en horreur et abomination par les préceptes de l’Eglise chrétienne (et des chapelles de toutes les religions d’ailleurs) ? C’est là le fondement de toutes les homophobies. C’est avec cette légitimité qu’on a torturé, qu’on a massacré, qu’on a brûlé du pédé, qu’on l’a affublé d’une étoile rose, qu’on l’a lobotomisé, castré, camisolé, qu’on l’a fait déchiqueter vivant par des chiens. Ce n’est pas si loin tout ça et ce fut encore vrai hier quand tous les cathos respectueux des enseignements de leur Eglise ont considéré l’épidémie de sida comme un juste châtiment de Dieu. C’est encore vrai aujourd’hui quand le garçon qui fait son outing est foutu à la porte des parents qui ne manquent jamais la messe du dimanche, quand le pape condamne à mort toute une population en excommuniant la capote,  quand des bandes cassent du pédé pour le plaisir, le vitriolent, le scalpent, le noient où le font brûler vif, comme Sébastien Nouchet, à Noeux-les-Mines, en 2004.

Le Christ, s’il existe, qui ne peut même pas se retourner dans sa tombe, doit se sentir recrucifié tous les jours par une Eglise qui l’a trahi.

 

Marié et chef de famille. Installé. Petit bourgeois bien-pensant votant évidemment à gauche, ça donne bonne conscience. Fonctionnaire. Heureux de travailler dans la fonction publique qui est tout de même, pour un français moyen, ce qu’on peut souhaiter de mieux en matière de sécurité de l’emploi et d’avantages acquis, qu’on n’aille pas dire que ce sont des privilèges ! Et surtout pas de réformes à la con, que les choses restent en l’état ! Le monde change, mais il ne va pas dans la bonne direction, alors, restons immobiles, c’est un moindre mal en attendant une société plus juste, plus égalitaire et plus morale, sans préciser ce que dissimule ce dernier mot. Donc tout ce qu’il faut pour une petite vie tranquille, pépère, conformiste, où l’on peut toujours retrouver son abri.

Voilà son nouveau visage, qui n’est en réalité qu’un masque, qui cache le vrai visage où s’inscrivent tous les penchants, toutes les inclinations, toutes les pulsions, tous les désirs, tous les plaisirs d’une libre sexualité.

 

Il me rejette, moi, pensa Alex, qui suis devenu la perversion à ses yeux. Il attend de moi que je quitte au plus vite son champ visuel, et, si possible, que je disparaisse de ses souvenirs.

 

Quel juge sévère je fais ! Se dit-il. Sans même mon habituelle pointe d’humour. Qui sait ce que je deviendrais si je tombais amoureux fou d’une fille dans le genre de sa femme ? Depuis mon adolescence et ses interrogations, j’ai eu des aventures avec des garçons et des filles. Des garçons surtout. C’est vers eux que je suis naturellement porté. C’est souvent la compagnie des hommes que je préfère, jamais exempte d’effluves érotiques. C’est un garçon qui a été mon premier et mon véritable amour, hélas malheureux, ce Marc dont je ne me suis jamais totalement détaché. Mais combien de filles aurais-je pu aimer si j’avais su les aborder. Qui sait si mon prochain grand amour, celui auquel j’aspire depuis si longtemps, ne sera pas cette fille que je n’ai pas encore rencontrée ?

 

C’est à ce moment de ses réflexions que s’approcha d’eux un mec plus âgé mais encore tout à fait présentable. Il prit Solad par le bras :

 

 Il y a longtemps que tu attends ? Regarde ce que j’ai trouvé pour nous.

 Olivier, Je te présente Alex, un copain de promo.

 Ravi de faire votre connaissance jeune homme. Vous avez évoqué de bons souvenirs j’espère, pas trop égrillards, Solad est assez friand de coquineries.

 Soyez rassuré, nous avons été très sages.

 

Mon pauvre Alex, pensa celui-ci, tu peux aller te rhabiller avec tes analyses psychologiques à la con.


113 Le secret du kouros

 

Il la regardait dormir. Visage de profil, lèvres à peine entrouvertes, chevelure éparse sur l’oreiller de duvet, épaule nue émergeant de la couette, elle était belle.

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Ses yeux s’embuèrent un peu, il sentit une oppression dans sa gorge.

Non, ce n’était pas une émotion de joie. Depuis ce matin il savait.

 

Il l’avait crue pourtant sincère quand elle lui disait qu’elle l’aimait, et quand elle laissait éclater son ravissement pendant qu’ils faisaient l’amour. Oh, elle n’était pas du genre passionné et sentimental, à toujours tenir des propos amoureux à la sauce romantique. Elle n’était pas d’une tendresse extrême non plus. Mais de temps en temps arrivait un « je t’aime » auquel la rareté donnait tout son prix.

Il était heureux de vivre avec cette jolie fille auprès de laquelle il espérait trouver, enfin, une stabilité amoureuse. Depuis sa tendre adolescence il avait hésité entre les deux sexes. Il était allé de l’un à l’autre sans jamais retrouver cette passion dévorante, et éconduite, pour son ami Marc. Oui, il avait eu davantage d’aventures avec des garçons qu’avec des filles ; oui, il se sentait plus à l’aise avec des garçons dans les jeux érotiques, sans doute parce qu’il était sur un terrain bien connu, mais il se persuadait qu’il pourrait vivre « le grand amour » avec une femme, pourvu qu’il trouvât celle de l’entente parfaite, de l’évidence absolue que leurs deux corps étaient exactement faits l’un pour l’autre, avec la certitude que leurs élans de désir, la magie de leurs caresses, l’intensité de leur frissons, la puissance de leur fusion, tout concourrait à leur procurer un plaisir d’une rare intensité. Cette intensité qu’il avait jusqu’à présent trouvée la plus forte dans ses rapports sexuels avec un homme.

 

2° partie

Il la regardait dans son sommeil. A travers ses yeux embués « elle avait quelque chos’ d’un ange ». Corps séraphique endormi dans un champ de colza, plus rayonnant que les fleurs, plus étincelant que le printemps.

 

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Il avait placé en elle cet espoir qu’elle lui apporterait une stabilité amoureuse. Il n’était pas particulièrement attaché à cette liberté de ne pas choisir un sexe plutôt que l’autre. Pourtant il ne lui déplaisait pas d’être à l’écart du troupeau, de ne pas rentrer dans le moule, de ne pas faire partie du modèle traditionnel judéo-chrétien. Il était amusé par le regard oblique de ceux qui sont installés dans leur certitude, par la suspicion des hétéros comme des homos. Lui ne faisait partie d’aucun clan, il tirait même une certaine fierté d’être inclassable. Mais il avait toujours espéré qu’un grand amour, aussi intense que celui de son adolescence, qu’il fût partagé avec un garçon ou avec une fille, viendrait clore une période de sa vie dont il ne regrettait rien.

 

Ce matin, en chassant une grosse mouche qui l’avait agacé pendant son petit déjeuner, il avait renversé cette statuette qui trônait sur la desserte. C’était une reproduction à taille réduite d’un magnifique kouros du musée archéologique d’Athènes. Il n’avait pas prêté une attention particulière à cette statuette, probablement un souvenir de voyage, qui était malheureusement en bois au lieu d’être en marbre rouge comme l’original, et qui, sans doute pour une raison de stabilité, avait les jambes tronquées.

 

                            Kouros

 

En se renversant, la statuette s’ouvrit et laissa échapper de menus objets. Intrigué, Alex ramassa une bague qui lui parut ancienne, une clef, et une photo d’identité. Son sang ne fit qu’un tour, car la photo était celle du garçon qu’ils avaient rencontré à la soirée d’anniversaire de la meilleure amie de Vanessa, il y a exactement deux mois.

 

3° partie

 

Parmi les invités, Alex avait tout de suite repéré ce bel inconnu, plus jeune et plus beau que lui. En d’autres temps il aurait tâté le terrain, et, s’il lui avait paru favorable, il aurait peut-être tenté sa chance. Mais l’heure n’était plus aux batifolages. Il avait la bonne fortune d’avoir rencontré Vanessa et voulait donner toutes ses chances à leur relation amoureuse. Il refusait de se laisser dérouter par un émoi sournois de ses sens, par une convoitise passagère. Il n’avait donc observé que très distraitement le jeune homme, à peine le temps de remarquer son beau visage assez typé et l’élégance de son allure. Il n’avait pu s’empêcher, en connaisseur, de déceler un corps d’éphèbe sous le banal jean et la veste italienne de coupe parfaite.

La soirée s’était déroulée dans la bonne humeur générale, et s’il avait noté à plusieurs reprises que Vanessa parlait avec ce beau garçon, il n’y avait vu qu’une attitude naturelle dans la mesure où, bavarde, elle parlait volontiers avec tout le monde.

 

Il la regardait dormir, si innocente dans son sommeil. Comme les apparences peuvent être trompeuses ! A quoi rêvait-elle ? A qui rêvait-elle ? Revivait-elle ces quelques heures volées à lui, Alex, et vécues avec une fièvre insoupçonnée dans les bras de l’autre, dans le lit de l’autre, se glissant en ondulant le long des cuisses et du ventre de l’autre, s’emparant de son sexe comme elle savait si bien le faire, avec des doigts si doux, si doux, avec des lèvres si douces, si douces, … jusqu’à laper le nectar de la fleur d’amour …

 

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4° partie

 

Non, elle ne rêvait jamais de son vécu, lui avait-elle dit un jour. Elle s’évadait souvent dans des contrées inconnues, merveilleuses, utopiques, où l’amour était libre et toujours vainqueur des obstacles, des chausse-trappes,  des pièges à mâchoires d’acier tendus par la jalousie, le mensonge, l’hypocrisie, la mystification.

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Il la regardait dormir et plongea avec elle dans les flots de ses rêves. Il recomposa escale après escale la carte de navigation de ses rêves et il s’insinua entre les nombreuses îles de sa vie secrète. C’étaient des petits paradis peuplés d’êtres merveilleux tous plus beaux les uns que les autres. Non seulement ils étaient beaux, mais ils étaient souriants, sympathiques, accueillants. La plupart d’entre eux étaient des garçons. Presque tous sont nus, mollement allongés sur le sable blanc. En appui sur les coudes, ils offraient aux rayons du soleil leur magnifique anatomie halée au centre de laquelle trônait leur sexe, comme un camée dans sa couronne de noires ciselures. Peau veloutée, souple et ferme à la fois. Léger pelage folâtre sur les cuisses s’épanouissant sur le pubis et remontant le long du ventre en une étroite ligne ponctuée par le nombril. Magie de cet instant où tout n’est que beauté, calme et volupté ! Apparence trompeuse, car ces garçons sont faits pour l’exercice, cet exercice où ils donnent la pleine mesure de leur vitalité et de leur énergie, jusqu’à ce que la nature tempère leurs ardeurs.

C’est dans cet éden de mâle volupté que vivait secrètement son amie. Celle en qui il avait placé toute sa confiance se livrait le jour à un autre que lui, et la nuit, après lui avoir témoigné de son amour, ou même pendant, vivait des bacchanales enfiévrées.

 

                     

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5° partie

Certes, il faisait pâle figure auprès de ce jeune amant et de ces beaux éphèbes. Il n’avait d’ailleurs jamais considéré son propre physique avec indulgence. Il était toujours étonné quand un beau jeune homme ou une jolie fille, à qui il faisait des avances, ne l’éconduisait pas. Cet humour, cette ironie, cette autodérision qu’il employait volontiers dans la conversation n’étaient que manifestations de la blessure de n’être pas celui qu’il aurait aimé être.

 

« J’ai eu jusqu’à présent beaucoup de chance dans ma vie, se dit-il en s’adressant silencieusement à la belle endormie. Je croyais que celle de t’avoir rencontrée était une des plus merveilleuses.

Tu ne sauras jamais que notre première rencontre, nos promenades en montagne et les douches sous l’averse orageuse, nos bains de mer sur cette côte d’Opale que tu tenais tant à me faire découvrir et où on se pelait en plein mois d’août, ces villes du nord dont tu m’as révélé l’inattendue beauté, sont parmi mes plus beaux souvenirs.

Tu ne sauras jamais combien j’ai versé de larmes en apprenant que tu me trompais. Pas des larmes de rage, bien que je t’en veuille de m’avoir menti, des larmes de chagrin, de la douleur de te perdre, toi qui fleurissais ma vie, qui non seulement me mettais dans un état de bonheur presque palpable, mais qui m’encourageait à me dépasser, à être le meilleur. Toi qui étais belle, la plus belle fille, et de loin, que j’aie jamais eue dans mon lit.

Je suis plus malheureux qu’une pierre, mais tu ne le sauras pas, j’ai horreur des effusions, surtout quand elles sont pleurnichardes. Et puis avec le temps ça passera, je ne souffrirai plus, j’éprouverai d’autres joies, je ferai d’autres rencontres, peut-être retrouverai-je l’amour.

Je veux partir sur la pointe des pieds, sans te faire aucun reproche. Je veux me glisser hors de ta vie comme si je n’y étais jamais entré. Je n’aurais pas voulu te faire de mal, même involontairement. Je préfère que ce soit toi qui me fasses du mal. J’ai commencé par te désirer follement, puis je t’ai aimée chaque jour un peu plus. Comment en voudrais-je à quelqu’un que j’aime ?

Tu as le droit d’être heureuse, sans doute ne l’étais-tu pas suffisamment avec moi, alors je ne veux surtout pas être un obstacle.

Ces baisers, que tu ne recevras pas, sont les plus beaux et les plus émouvants que je puisse te donner.

 

Je m’en vais. J’ai dans la tête une musique bouleversante, qui m’envahit chaque fois que je suis malheureux, c’est un chant d’appel à la délivrance, c’est l’offertorium du requiem de Dvorak. »

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114 Lalo le mauricien

 

─ Qu’est-ce qui ne va pas ?

─ Rien. Ça va.

─ Non, je vois bien que quelque chose te contrarie.

─ Non, non, je t’assure.

─ C’est moi qui te déçois ?

─ T’es bête !

─ Alors pourquoi tu n’es plus souriant et enjoué comme je t’ai connu jusqu’à présent ?

─ Je sais pas. C’est rien. Tiens, je te fais un beau sourire.

─ Non, il n’est pas beau ce sourire-là. Il est crispé. Détends-toi, on est bien ensemble, non ?

─ Oui, je suis bien avec toi.

─ Moi aussi, je suis bien avec toi.

─ C’est la première fois que tu m’amènes chez toi.

─ Oui, et alors ?

─ Ça me trouble, je ne sais pas comment dire, entrer dans ton intimité quotidienne…

─ Je m’en doutais un peu. C’est pourquoi je n’avais pas osé te le proposer plus tôt. Je te sentais si réservé derrière tes airs affables, ta jovialité. A vrai dire je craignais ton refus.

─ Toi aussi, tu as peur alors ?

─ Oui, ça m’arrive. Peur est un mot un peu fort. Disons que je doute parfois de moi. J’ai l’air sûr de moi et décidé à foncer mais j’ai des fragilités. Mais parle-moi de toi. De quoi as-tu peur ?

─ De te décevoir.

─ Comment ça me décevoir ?

─ Ben, sur ce que tu attends de moi… dans ta chambre.

─ Tu sais, je ne suis pas porté sur la performance sexuelle. Je ne suis pas comme la grande majorité des homos, qui baisent à tire-larigot, en dehors de tout sentiment. J’ai besoin avant tout d’affection. Et je suis sûr que tu es généreux en affection. C’est ce qui compte en priorité pour moi. En plus je te trouve beau, et, c’est vrai, j’ai aussi très envie de toi.

─ J’ai peur du sexe, et j’ai honte aussi.

─ Ne t’en fais pas. Tu gamberges trop. Laisse faire la nature.

─ Tu peux pas comprendre.

─ Si tu m’expliques, je peux comprendre.

─ C’est à cause de là-bas.

─ Là-bas dans ton île ?

─ Oui

─ Tu as la nostalgie ?

─ Non, au contraire.

─ L’île Maurice ! Mais c’est le paradis.

─ Pour certains peut-être, surtout ceux qui y vont passer leurs vacances dans des hôtels de luxe, au bord des plages de sable blanc. La lagune turquoise, l’ombre des filaos ou des palmiers, les mangues, les papayes, les letchis, le lait de coco, j’ai connu tout ça à travers un drame personnel.

─ Un drame ?

─J’aime mieux ne pas en parler.

─ Si. Il faut parler, au contraire. Il faut te libérer de ce qui te hante.

─ Tu vas me mépriser.

─ Quoi ! Tu as volé pour manger, tu as violé sous l’emprise du rhum, tu as tué  lors d’une rixe ? Je ne te crois absolument pas capable de ça.

─ …

─ Alors ?

 

2° partie

 

─ J’ai été un enfant battu. Ma mère toujours absente, mon père hyper violent Trouvait tous les jours une bonne raison de me foutre une raclée. J’avais une peur bleue de lui. Il me battait jusqu’à ce que je pisse sur moi. Alors il arrêtait et me foutait la paix jusqu’au lendemain.

─ Je comprends que tu aies peur des hommes. Mais il est rare qu’ils soient des bourreaux. La plupart sont agréables à fréquenter, et il arrive assez souvent d’en trouver de gentils. Tu n’as pas rencontré, sur ton île, des garçons ou des filles qui sont devenus tes amis et qui t’ont aidé à supporter cette maltraitance familiale ?

─ Quand j’étais plus grand, il y a des hommes qui se sont intéressés à moi. Ils voulaient m’aider à m’en sortir. Je n’ai pas compris tout de suite que leur aide et leur soutien n’étaient pas désintéressés. Ils me trouvaient mignon, si tu vois ce que je veux dire.

─ Et parmi les jeunes de ton âge ?

─ Figure-toi que pour faire partie d’un groupe, je me suis mis à jouer au foot, alors que je déteste ça. Mais je jouais mal, et j’étais assez mal vu. On ne me mettait surtout pas à des postes d’attaquant, et encore moins goal parce que j’avais peur de me prendre le ballon en pleine gueule. Ce que j’aimais c’était être avec des garçons. Cette petite communauté de garçons, qui ne me traitait pas toujours avec douceur. C’est à ce moment qu’est devenue évidente mon attirance pour les garçons. C’était une angoisse de plus. Dans mon village on fait comme si l’homosexualité n’existait pas. C’est tabou. Personne n’en parle. A Maurice l’homosexualité est interdite et passible de cinq ans de tôle. Les homos sont traités de pillon, c'est-à-dire de méprisables pédés. La discrimination est presque systématique. Alors je me suis senti doublement perdu : une peur viscérale des autres, et une attirance sexuelle coupable.

J’avais seize ans, mon père ne me battait plus puisqu’il était parti avec une autre femme. Depuis quelque temps je faisais des petits boulots, je me suis jeté à corps perdu dans le travail, faisant tous les métiers. Je bossais comme un dingue et là on m’appréciait. J’ai un peu repris confiance en moi. Et puis j’ai eu cette occasion formidable que mon patron vienne s’installer en France et qu’il m’emmène avec lui. C’est lui qui a obtenu tous les papiers. Je lui suis infiniment reconnaissant de m’avoir extrait de mon bourbier. Je n’ai que de mauvais souvenirs là-bas. Ici, ce n’est pas difficile de faire des rencontres de garçons. Il n’y a pas besoin de se cacher. On n’est pas regardé comme des extra terrestres. Mais la plupart ne pensent qu’à la baise, et au moment de passer à l’acte, je me bloque. J’éprouve une peur étrange. J’ai la sensation que l’urine s’écoule de mon sexe comme quand j’étais petit, sous les coups de mon père. Je me sens sale, j’ai honte, et bien sûr j’ai beaucoup de mal à bander. J’ai l’impression d’être un bon à rien, et que je n’aurai jamais de vraie vie affective et sexuelle.

─ C’est bien que tu aies pu en parler. Je suis touché de ta confiance.

─ Tu es le premier à qui j’en parle. J’ai toujours gardé pour moi cette douloureuse période de mon enfance.

─ Tu viens de briser une chaîne qui t’entravait en me parlant de ton enfance. C’est une étape, la plus dure, pour sortir de tes blocages. Tu vas te libérer peu à peu de cette violence que tu rejettes mais qui continue à te hanter et à te détruire.

Voilà ce que je te propose, on commence par une bonne bouffe, jette un coup d’œil dans le frigo, tu ne seras pas déçu, et puis on se fait une petite soirée ciné, j’ai plein de DVD, et ensuite tu choisis entre rentrer chez toi ou rester dormir avec moi, mais comme deux frères.

 

3° partie

 

─ As-tu bien dormi ?

─ Ouais. Quelle heure est-il ?

─ 6h30. Il faut qu’on se lève pour aller bosser. Tu as fait de beaux rêves ?

─ Oui j’ai rêvé, mais je ne me souviens plus.

─ Il me semble que tu as dû faire de très beaux rêves.

─ Pourquoi dis-tu ça ?

─ J’ai mes raisons.

─ Tu m’intrigues là. Attends, j’essaie de me souvenir. Ça va peut-être me revenir. Des sensations agréables… non, ça ne me revient pas, mais il me semble que j’étais bien.

─ C’est aussi l’impression que j’ai eue.

─ Allez, dis-moi, qu’est-ce que j’ai fait ? Je crois qu’il s’est passé quelque chose.

─ Ça m’a fait très plaisir en tout cas.

─ Allez, ne me fait pas languir.

─ Eh bien, cette nuit, tu es venu te coller contre moi. Tu as passé un bras sur ma poitrine et tu avais presque un sourire aux lèvres. Je n’osais pas bouger de peur que tu te réveilles et que tu reprennes tes distances.

─ Et ça a duré longtemps ce contact affectueux ?

─ Un bon moment. Mais ce n’est pas tout. Il y a beaucoup mieux que cela.

─ Quoi ? Qu’est-ce que tu racontes ?

─ Ah, tu voudrais bien savoir, hein ?

─ Allez, déconne pas, dis-moi.

─ Eh bien, mon petit bonhomme, tu bandais comme un âne.

─ Comment le sais-tu ?

─ C’est ma cuisse qui me l’a dit. Et puis je sais quand même ce que c’est qu’une bite en érection. Et une belle érection en plus, débordant le slip que tu as gardé pour dormir.

─ Et t’as fait quoi ?

─ Rien. Je n’ai pas bougé. Je me suis mis à bander moi aussi. Mais je suis capable de me contrôler, quand même ! Je n’allais pas me jeter sur toi, l’œil fou, l’air hagard, de l’écume au coin des lèvres, incapable de me dominer après une si longue abstinence. Je ne voulais pas risquer de détruire la confiance que tu venais de placer en moi en brusquant les choses. Mais alors, là, tu peux être tout à fait rassuré, tu fonctionnes à merveille, et j’en suis ravi. Tu vas vite guérir de tes angoisses et phobies, et tu vas vite prendre un passeport pour le plaisir.

Allez, debout, tu vas être en retard.

Prends la salle de bain, j’irai ensuite. Mais à partir de demain, p’tit mec, on y va ensemble.

 

4° partie

 

─ C’était comment ?

─ Cérémonieux.

─ Tu n’as pas l’air très attristé.

─ Je le connaissais à peine. Mais il fallait que j’y aille.

─ Je te trouve plutôt l’air guilleret.

─ C’est à cause des réflexions que je me suis faites tout au long de la cérémonie, pour passer le temps.

─ Raconte-moi un peu.

─ J’avais l’œil reniflard. Son épouse ! Ça m’épate que cette jeune fille ait épousé ce vieux type. Pas même friqué ! Un pied dans la tombe déjà. Le cimetière comme villégiature. Le soir, au lit, il devait lui raconter des histoires de fantômes. Il ne m’étonnerait pas qu’il ait lu son propre article nécrologique. On dit d’ailleurs que ça fait vivre plus longtemps, que ça donne un nouveau souffle. Marrant, non ? Et puis je me disais, devant ce beau cercueil en bois des îles, avec ses garnitures dorées à l’or fin, qu’il devait être fier là-dedans, qu’enfin il était maître chez lui. Dans le capiton et la soie il était dans ce luxe auquel il avait aspiré toute sa vie. Quel gaspillage ! On ferait mieux d’utiliser l’argent pour venir en aide à ceux qui en ont besoin. Ceux qui meurent de faim, par exemple, et qui ne font que multiplier le nombre de cercueils. Ne pourrait-on, pour éviter cette gabegie, utiliser un cercueil dont le fond s’ouvrirait comme celui des conteneurs à récupération du verre, pour vider son contenu dans le caveau ? Ainsi le même cercueil pourrait servir à plein de gens, et le prix de revient d’un enterrement serait nettement allégé. Mais il y aura toujours des cadavres pour refuser un cercueil qui a déjà servi à d’autres. Trop d’individualisme. Chacun veut sa boîte et se sentir bien dedans. Comment leur dire que les sensations, c’est fini ? Ça doit faire un choc de ne plus rien sentir du tout. Au début ça doit être extrêmement désagréable, mais peut-être qu’on s’y habitue.

Qui est celui-là avec cette allure d’enterrement ? On dirait que son visage a été mâché et recraché. T’as vu ses yeux ? Des œufs pochés sur canapés. Et ses membres de chauve-souris recouverts d’une cape flottant dans un courant d’air immobile ? Peut-être est-ce le fantôme du macchabée. Ce doit être génial d’assister à son propre enterrement et de constater, derrière ces masques de circonstance, la rareté des véritables affligés. Il y a ceux qui seront ravis de prendre la place du mort, je veux dire dans la vie, celle qu’il occupait avant de casser sa pipe. Il y a si longtemps qu’ils attendent ce moment ! Mais ils sont plusieurs à se lancer dans la bataille, et il y aura sans doute des morts ; il y a ceux qui envisagent déjà le bon usage qu’ils vont faire de l’héritage, avec quelque inquiétude cependant, figurent-ils sur le testament ? Et puis s’il faut répartir entre tous le peu de biens qu’il avait, dont la moitié revient à son épouse, il y aura juste de quoi se payer un bon restaurant ; il y a les ennemis, déclarés ou non, qui sont désemparés parce que le combat s’arrête faute de combattant et que sa mise à mort ne pourra plus avoir lieu ; il y a la veuve éplorée qui n’envisage pas la vie sans un vivant, un vivant cette fois bien chaud et bien ardent, sans toutefois que son ardeur aille jusqu’à réveiller le mort ; Et, bien sûr, il y a toute la kyrielle des indifférents, dont je suis.

─ Dis donc, tu t’es bien marré à cet enterrement.

─ Ça m’a évité de m’ennuyer.

─ La veuve, jolie femme ?

─ Tiens, tu t’intéresses aux femmes maintenant, petit dévergondé !

─ T’inquiète pas, je vais pas te faire mon coming out hétéro.

 

5° partie

 

─ Ah te voilà enfin ! J’ai cru que tu ne viendrais pas.

─ …

─ Je me suis inquiété.

─ C’est pas de ma faute.

─ Je ne te parle pas de faute, je te dis que j’étais inquiet. Tu aurais pu me passer un coup de fil.

─ Tu t’es inquiété. Alors, comme ça, tu tiens à moi ?

─ Déconne pas. Tu sais très bien que je tiens à toi, mais il faudrait te le répéter toutes les cinq minutes ! Je ne suis pas toujours à te dire des « je t’aime » parce que je ne suis pas expansif, mais tu es là dans mon cœur.

─ Embrasse-moi. Toi aussi tu es là dans mon cœur.

─ Viens là faire un petit câlin. C’est bien les petits câlins.

Mais qu’est-ce qui ne va pas ? Tu en fais une tête !

─ Bah, laisse tomber. J’ai honte de te raconter.

─ T’as honte ? T’as fait une connerie ?

─ Tu me crois capable de faire des conneries ?

─ Ben oui, tout le monde peut faire des conneries.

─ Eh ben j’ai pas fait de connerie. J’ai été victime d’une connerie.

─ Dis-moi tout.

─ Après mon travail je suis allé près de la gare pour voir les affiches du multiplex. Tout à coup une flopée de flics est arrivée de je ne sais où. Une rafle. Ils ont empoigné une dizaine de jeunes qui étaient par là, et moi avec. Je pense que la couleur de ma peau a joué contre moi, parce que je n’étais pas à côté de ces jeunes et je ne les connais pas du tout. Ils nous ont enfournés brutalement dans un panier à salade qui s’était planqué je ne sais où. Pendant le trajet on n’a eu que le droit de fermer notre gueule. Arrivés au poste on nous a demandé nos papiers. Par chance j’avais ma carte de séjour mais j’étais à peu près le seul dans ce cas. Puis ils nous ont séparés. Je me suis retrouvé dans un bureau devant un flic en civil qui m’a posé un tas de questions. Est-ce que j’avais un travail ? A quel endroit est-ce que je travaillais ? Quel était le nom de mon patron ? Quelle était l’adresse de mon lieu de travail ? Qu’est-ce que je faisais à la gare ? C’était manifestement ça le point important pour lui.

 

─ Je regardais les affiches de ciné.

─ Tu nous prends pour des imbéciles ?

 

C’est vrai que je les prenais pour des cons et des peaux de vache, mais j’allais pas leur dire, surtout que je mourais de trouille.

 

─ Je vous jure que je regardais les affiches de ciné. Je peux vous donner les titres de films.

─ Et accessoirement, tu ne venais pas là pour rencontrer tes potes ?

─ Si vous parlez de ceux que vous avez arrêtés, je n’en connais pas un seul.

─ C’est bien ce qu’on va vérifier.

─ Mais je vous assure…

─ Tu ne venais pas là pour acheter ou vendre de la drogue par hasard ?

 

C’est là qu’il voulait en venir avec toutes ses questions préliminaires.

 

─ Mais pas du tout…

─ C’est aussi ce qu’on va vérifier. Allez, à la fouille.

 

6° partie

 

Deux flics m’ont fait entrer dans une  pièce vide où il n’y avait qu’une table et une chaise. L’un d’eux s’est assis sur la chaise derrière la table, et l’autre s’est planté entre moi et la porte, restée ouverte.

 

─ Déshabille-toi, m’a dit celui devant moi, et pose tes habits sur la table.

 

Je n’en croyais pas mes oreilles, et je restai planté là devant lui.

 

─ T’es sourd ? Déshabille-toi.

J’enlevai mon blouson et le posai sur la table. Aussitôt il se mit à fouiller les poches, tâter la doublure, palper le tissu. Même palpation du t-shirt.

─ Dépêche-toi, on n’a pas que ça à foutre.

 

J’avais honte d’être obligé de me déshabiller devant ces deux mecs en uniforme. J’ai tout enlevé jusqu’au slip.

 

-- Enlève aussi le slip.

Ça leur a pas suffit que je sois à poil, il a fallu que je secoue mes cheveux, que j’ouvre la bouche et que je tire la langue. L’autre s’est approché avec une torche et a regardé dans ma bouche. J’ai dû lever les bras, puis lever ma bite et mes couilles. Ils m’ont même obligé à décalotter. Tu te rends compte ! Tu vois un peu comment ils traitent un innocent ? Qu’est-ce que ça doit être pour les criminels ! Ensuite il a fallu que je me tourne, que je montre la plante de chaque pied, que je me penche en avant et que j’écarte les fesses pour que l’autre puisse regarder mon trou du cul avec sa lampe. Je suis resté à poil encore un moment, avec cette porte ouverte et des gens qui passaient dans le couloir. Le type assis avait laissé mon tas de vêtements en vrac sur la table et était parti discuter à côté. Au bout d’un moment il est revenu et il m’a dit :

 

─ Tu peux te rhabiller. On va te laisser partir.

 

Je ne sais pas s’ils ont relâché aussi les autres, mais je suis sorti de là avec une honte pas possible, et la rage et l’envie de me venger, de les attirer dans un guet-apens et les caillasser pour les punir de l’affront qu’ils m’ont fait, de l’humiliation qu’ils m’ont fait subir.

 Non, n’aie pas la hargne comme les voyous ou ceux qui crachent sur la France, sifflent l’hymne national, etc. Les flics ont fait leur boulot, tout simplement. Sans ménagement, sans doute, et sans doigté, mais ils ont fait leur boulot.

─ Dis-moi, tu les excuses bien facilement, les flics. T’es copain avec eux ou quoi ?

─ Ils cherchaient de la drogue, sur des indications probablement, et la drogue se cache dans tous les endroits du corps qu’ils ont examinés sur toi. C’est une sorte de perquisition sur ton corps. Elle doit être pratiquée par un officier de police judiciaire. Ne crois pas que c’est un abus de pouvoir ou un plaisir pervers à foutre à poil et à humilier un beau petit mec comme toi.

─ T’es un flic déguisé ou quoi ?

─ Fais quand même attention à ce que tu dis.

─ Excuse-moi, je voulais pas t’insulter.

─ Je comprends que tu sois mortifié d’avoir subi cet outrage parce que tu étais innocent.

─ J’aime pas ta façon de défendre les flics.

─ Je ne suis avec eux ni copain ni hostile. La société a besoin d’eux.

─ Faudrait qu’ils soient moins cons et moins racistes.

─ Je te l’accorde. Mais dis-toi que si tu as subi une offense, tu n’es pas avili, tu n’es pas déshonoré, ils ne t’ont pas touché, ils ne t’ont fait subir aucune violence. Il n’y a pas eu de dérapage. Ils ont juste appliqué la loi et t’ont relâché après vérification. Des dérapages, parfois il y en a. Difficiles à prouver. Tu ne t’en tires pas trop mal, avec juste une belle mise à l’air.

Viens ici, je vais m’employer à te faire oublier tout ça.

 

7° partie

 

─ Viens près de moi.

─ Je me sens sale à nouveau.

─ Je vais te raconter une histoire. C’est une histoire qui m’est arrivée. J’avais quinze ans, c’est l’âge où on est très pudique. D’ailleurs je ne crois pas que ce soit de la pudeur. C’est la crainte du regard des autres, de la moquerie des autres, parce qu’ils peuvent être méchants, les autres, et te donner des complexes pour longtemps. Tu es bien placé pour le savoir. Est-ce que mon zizi est assez long et assez gros ? Est-ce que j’ai assez de poils ? Est-ce que mes fesses ne sont pas trop grosses, mes cuisses trop fines, ma poitrine trop plate, mes épaules trop étroites, etc. Il me semble que Max, que j’ai vu l’autre jour exhibant son anatomie sous prétexte de réclamer de l’eau moins froide à la douche, il me semble qu’il a beaucoup plus de poils que moi et que sa bite a plus de volume et de densité que la mienne. Max, ce jour-là, m’a foutu la trique. Pas question de sortir de ma cabine de douche dans cet état. Ce serait la risée générale. Alors j’ai pris le parti de me donner du plaisir sous la douche. C’est pas un scoop, hein, ça arrive à tous les garçons. En fait je ne me refusais pas souvent ces petites envies. Tout nouveau, tout beau. J’espérais retrouver le calme après la tempête. Mais après avoir craché la sauce je suis resté gonflé presque autant qu’avant. Je ressentais comme humiliant d’avoir à sortir nu dans cet état devant la bande de garçons de ma classe prêts à se foutre de ma gueule.

 

─ Alex, qu’est-ce que tu fous ? On t’attend.

─ J’arrive.

Au bout d’un moment j’ai dû sortir. Je me suis précipité sur ma serviette en cachant mon sexe, ce qu’il ne fallait surtout pas faire. Les garçons pouffèrent de rire en me voyant rougir jusqu’aux oreilles.

─ Ben tu t’emmerdes pas sous la douche. Viens dans la mienne la prochaine fois, à deux c’est mieux.

J’aurais aimé être une petite souris et rentrer à toute vitesse dans le trou de la plinthe, là-bas. J’avais la hantise que soit découverte mon attirance pour les garçons, attirance qui me tourmentait et me donnait un sentiment de culpabilité. Je n’étais pas tout à fait sûr de cette attirance, ou plutôt je ne voulais pas l’être. Je me donnais toute sortes de bonnes raisons pour douter de cette attirance. Je matais les filles, et d’ailleurs je sortais avec une fille à cette époque. Je ne faisais en fait pas grand-chose avec elle, mais elle me donnait un statut de jeune mâle qu’on respecte parce qu’il a une nana.

A cette réflexion du copain, je pris le parti de rire, mais le rire était jaune, il sonnait faux et j’en avais conscience. Les autres étaient contents de me voir bêtement mortifié. L’un d’eux attrapa ma serviette et tira un coup sec, la faisant s’échapper de mes mains. Evidemment, je ne retrouvai pas mes vêtements et je demeurai à poil au milieu des rigolades. La honte ! C’est le prof, entendant du chahut, qui est venu à mon secours.

Cette scène est restée gravée là. Elle m’a souvent foutu la trique en y repensant, et conduit aux spasmes que tu connais. Surtout qu’à la sortie, un mec de ma classe qui ne m’avait jamais adressé la parole, m’a glissé :

 

─ T’as un beau p’tit cul, ça serait dommage de ne pas en profiter.

 

Eh bien toi aussi tu as un beau petit cul, et je suis sûr que les flics ont bavé d’envie d’être aussi beaux et aussi jeunes que toi. Moi aussi je bave d’envie, mais pas de te ressembler, de toi tout entier, de toi contre moi, de toi qui me racontes, de toi qui m’écoutes, de toi qui m’embrasses, de toi qui me fais rire, de toi qui me caresses, de toi qui me rends heureux, de toi qui t’abandonnes, qui t’abandonnes à mon amour.

 

8° partie

 

─ Il faut te réveiller mon poussin.

─ Non, laisse-moi dormir.

─ Allez, debout. Tu es déjà en retard.

─ T’as vu la nuit que tu m’as fait passer ?

─ Quel culot, c’est toi qui était déchaîné !

─ Je dors encore dix minutes.

─ Et moi je compte jusqu’à trois et je tire sur la couette.

─ Non, fais pas ça. D’abord je la tiens la couette, tu voudrais pas la déchirer ?

─ Tu es bien réveillé maintenant, lève-toi. D’abord j’ai encore très envie de voir ton beau petit corps. Allez, debout.

─ T’es pas mon copain.

─ Ne fais pas l’enfant gâté.

─ C’est à moi que tu dis ça ! Tu te rends compte de ce que tu dis ?

─ Désolé. Excuse-moi. On me l’a tellement dit quand j’étais môme que c’est un réflexe.

─ Je ne suis pas un môme non plus, tu y mets le paquet ce matin.

─ Je n’aime pas quand tu es en retard. Tu vas rouler comme un dingue. Tu vas te faire choper par les flics. Ils vont te refaire la petite séance d’hier. Ma parole, tu en redemandes, tu aimes ça finalement les séances de mise à l’air dans les commissariats.

─ T’es vraiment salaud ce matin.

 

Il s’est levé du pied gauche, imperméable à ma plaisanterie, a pris une douche vite fait en fermant la porte de la salle de bain pour que je ne le regarde pas, a enfilé ses vêtements en laissant traîner ceux de la veille, a avalé un bol de thé, ce thé mauricien à la vanille, si parfumé, que j’avais trouvé dans une boutique de produits exotiques, a déposé un tout petit baiser sur ma joue, comme on dépose une lettre à la poste, a pris son casque et a filé comme un voleur.

 

─ A c’soir, m’a-t-il lancé en fermant la porte.

 

 

Il était environ 8h30, je venais de rentrer du bureau, quand le téléphone sonna.

 

─ Allo

─ Allo, vous êtes Alex ?

─ Oui

─ Je travaille avec Lalo

─ Oui, je vous écoute.

─ C’est difficile à dire.

─ Il vous a chargé d’une commission pénible pour moi ?

─ Non, c’est pas ça du tout, il était dingue de vous. Il a eu un accident, quoi.

─ Un accident ! C’est grave ?

─ En quittant le boulot, il n’a pas vu le camion, sans doute.

─ Il est blessé ? C’est grave ? Où est-ce que je peux le voir ?

─ Il vaut mieux ne pas le voir.

─ Mon Dieu ! Il est grièvement blessé ? Où est-il ?

─ Oui, il a été grièvement blessé.

─ Je veux le voir

─ Il est mort pendant son transfert à l’hôpital.

 

9° partie

 

Ce n’est pas possible. Je fais un cauchemar, je vais me réveiller quand la douleur deviendra insupportable, je serai couvert de sueur froide mais je retrouverai la réalité et la douceur de l’attente du retour de mon compagnon après une dure journée de travail. Je me suis endormi et les dans les arcanes de mon cerveau a germé l’histoire la plus dramatique que je puisse vivre en ce moment. Une peur inconsciente, peut-être.

Je vais pousser un grand cri, un hurlement comme quand j’étais petit et que des monstres venaient s’emparer de moi, la nuit. C’était alors un hurlement de terreur. Cette fois ce sera un hurlement de douleur, et alors je sortirai du cauchemar, comme quand j’étais petit, et je retomberai sur mes deux pieds dans le réel avec ce bonheur de la rencontre de Lalo, il y a sept mois, et de notre si bonne entente. Lui avec son accent et sa culture mauricienne, ses petits mots créoles venant mettre le soleil des tropiques dans la grisaille de son français : li goût, c’est bon, Mo mari content toi, je t’aime très fort, Mo léker ti pé tremblé kan mo pé pans non lavantir, mon cœur tremble un peu quand je pense à notre aventure, Mo ti fé cari poule ek di ri touffé, je t’ai fait du poulet au curry et du riz à l’étouffée ; moi avec mon langage impeccable mais sans grand relief, un peu trop convenu parfois, et avec ma culture de petit bourgeois qui-n’a-jamais-connu-l’infortune. Lui, avec ses ancêtres esclaves travaillant dans les plantations de canne à sucre, avec ses métissages successifs, moi de vieille souche française qui a peut-être un jour, sait-on jamais, trempé dans le système esclavagiste. Lui avec son intuition et sa sensibilité à fleur de peau, un peu fébrile comme un petit animal aux abois, moi avec ma maturité et mon contrôle de soi, ma maîtrise apparente des émotions. Lui avec son besoin d’ancrage, et moi avec mes rêves d’évasion.

Sept mois faits du bonheur de voir s’épanouir peu à peu un jeune homme traumatisé par une enfance malheureuse. Bonheur de voir petit à petit régresser ses blocages psychologiques et physiques, de constater de jour en jour une confiance grandissante, et sans aucun doute un amour naissant.

Se sentir bien ensemble, avoir hâte de se retrouver, pas pour faire l’amour, pas seulement pour faire l’amour, mais pour être avec l’autre, l’écouter, lui parler, le regarder, lui sourire, le faire rire, le prendre dans ses bras, poser la tête au creux de son épaule, s’abandonner à lui, s’endormir contre lui.

 

J’ai poussé un hurlement de douleur et je ne suis pas retombé sur mes deux pieds.

Je me suis retrouvé assis sur ce lit encore défait, tout chiffonné par nos ébats de la nuit dernière, de la dernière nuit. Et je reste là, immobile, inerte, et je pleure toutes les larmes de mon corps.

Même pas de révolte. Comment Dieu ou le destin ou la providence peuvent-ils retirer la vie à un garçon en pleine fleur de l’âge, qui a eu une enfance si malheureuse et qui commençait à peine à connaître des moments heureux ? C’est trop injuste, c’est trop dégueulasse, c’est trop monstrueux. Vengeance, vengeance sur qui frappe d’innocentes victimes ! Eh bien même pas cette révolte-là. La révolte, ça fait vivre, il faut se battre, fut-ce contre des moulins à vent. En guise de révolte, un désarroi, un accablement, une paralysie comme si la vie se retirait peu à peu de moi sans faire de bruit et sans faire de vagues. Comme si je me momifiais.

Dans cet état de prostration mon regard est ouvert sur le néant jusqu’à ce qu’une forme indistincte émerge du vide. La forme peu à peu se précise et se teinte de bleu et de blanc. Je reconnais alors le maillot rayé que Lalo a laissé traîner ce matin dans sa précipitation. Ce maillot, ce n’est pas une simple dépouille, il est Lalo lui-même qui se tapit et se dissimule sous cette seconde peau. Si je parviens à bouger un peu malgré ma paralysie, si je peux avancer la main, si je peux le toucher, il se gonflera du beau corps de mon ami, de tous ses jeunes muscles, de l’ami qui sera là devant moi, souriant, accueillant, rayonnant, resplendissant, et je m’envolerai avec lui loin, loin, loin, vers un infini où le bonheur est éternel.


115 Le captif

 

« Aïe, ma tête !

J’émerge de l’obscurité cérébrale pour me retrouver dans les ténèbres d’une pièce caverneuse, allongé à même le sol en terre battue, avec un horrible mal de tête qui soumet mon crâne à de furieuses secousses de feu.

Je lève un bras et porte la main à ma tempe, là où ça cogne si fort. Une croûte de cheveux. Du sang séché. Aurais-je eu un accident ?

Je rassemble mes membres dans de douloureux grincements musculaires, et me dresse sur mon séant.

Où suis-je ? Que m’est-il arrivé ? Je consulte mes souvenirs. La nuit. Le noir absolu.

Examinons la situation actuelle, me dis-je. Je suis dans une cellule. En prison. C’est évident. Petite pièce voûtée comme une cave de pierres grises, porte massive en bois noir, bardée de barres de fer, minuscule meurtrière qui diffuse une lumière parcimonieuse.

Eh bien me voilà dans de beaux draps ! Façon de parler puisque, évidemment, on ne connaît pas les draps, ici. Paillasse dans un coin. Sceau hygiénique (il porte bien mal son nom celui-là !) dans un autre coin.

Je parviens à me mettre debout. Je chancelle. Des douleurs partout, moins insoutenables qu’à la tête. Ma parole j’ai été roué de coups. Et j’ai reçu un violent coup de matraque sur la tempe. Le sang a coulé sur ma chemise, et a collé mes cheveux. Une arrestation musclée, brutale.

Mais pourquoi ? De quoi suis-je coupable ? Impossible de me rappeler quoi que ce soit. Sans doute arriverai-je à reconstituer le fil de ma vie, petit à petit, en laissant du temps au temps. Il me faudrait quelques repères. Pour le moment je n’en ai aucun, et je ne suis même pas sûr que ce présent ne soit pas un futur, ou même un subjonctif hors du temps. Quant à l’espace, il est limité à celui de ma cellule, quelques mètres cubes d’air un peu renfermé et humide. Qu’y a-t-­il autour ? Une forteresse médiévale ? Un bagne colonial ? Un centre pénitencier français réputé pour sa vétusté ? Non, cette dernière supposition est irréaliste, nous serions une dizaine là-dedans !

Suis-je aux mains de barbares ou de gens civilisés ? Aucune des deux hypothèses n’est rassurante. Les barbares ont des raffinements indicibles dans la cruauté, et les civilisés des méthodes d’une barbarie très affûtée parfois. S’ils me questionnent que pourrai-je leur dire puisque je ne me souviens de rien ? Ils croiront que je joue la comédie, que mon amnésie est un stratagème. Ils voudront à tout prix que je leur dise tous les secrets que j’ignore. Tout ce que j’ai découvert de compromettant pour eux. Tous les plans confidentiels que j’ai mémorisés pour les transmettre à l’ennemi. L’ennemi. Qui donc est leur ennemi ? Comment saurai-je qui est l’ennemi de gens que je ne connais pas ? Comment pourrai-je dire une vérité que je ne connais pas ? J’inventerai, pour ne pas mourir sous la torture. Avec un peu de chance mes mensonges seront plus crédibles que l’invraisemblance de mon arrestation. Cette histoire est une histoire de fous, dont je suis, hélas, un des protagonistes.

En tout cas mon avenir se présente sous les plus sinistres auspices.

Mais suis-je si innocent que ça ? Qui n’a rien à se reprocher ? Qui n’a jamais fauté ? Est-ce qu’un jour il ne faut pas payer le prix de ses fautes ? L’heure de mon jugement dernier a-t-elle sonné ? Non, non, non. Je n’y crois pas. Pas plus que je ne crois au destin.

Je m’étends sur la paillasse et plonge aussitôt dans un profond sommeil. »

 

2° partie

 

Je me souviens des horribles cauchemars qui ont infesté ce court temps de sommeil. J’étais enroulé nu dans une couverture d’insectes, sortes de cafards imbriqués les uns dans les autres, me chatouillant le corps avec leurs multiples pattes velues et me suçant la peau avec leurs avides mandibules.

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Puis j’étais poursuivi par un objet triangulaire non identifié, bizarre et irrationnel, qui s’en prenait à ma raison et tentait de m’entraîner dans la folie.

 

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Cet objet insolite se transforma tout à coup en crapaud monstrueux, ou plutôt en squelette de crapaud prêt à bondir sur moi pour m’arracher le peu de raison qu’il me restait, avec ses doigts noueux et griffus de vieille sorcière immonde et diabolique. 

 

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Les illustrations sont de M.C.Escher, un artiste hollandais atypique.

 

2° partie (suite)

 

C’est alors que du mur en face de moi émergèrent des formes grises indéterminées qui, en se précisant peu à peu, se révélèrent être de petits bonshommes nus. Les uns étaient noirs et les autres étaient blancs. Ils étaient d’abord emboîtés les uns dans les autres, puis ils se mirent progressivement en mouvement et formèrent autour de moi une ronde grotesque, en prenant des postures ridicules.

            

Escher_4

De temps en temps l’un d’eux braquait sur moi un œil dilaté, à la pupille noire, dans laquelle je lisais une histoire macabre.

 

            

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Cette histoire se déroulait sur une planète inconnue, faite de cratères et d’astéroïdes lumineuses, dans un palais imaginé et construit tout spécialement pour faire perdre le sens de l’équilibre physique et mental.

                     

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Les illustrations sont de M.C.Escher, un artiste hollandais atypique.

3° partie

 

« Je suis réveillé par un cliquetis métallique. En ouvrant les yeux, je vois pivoter la lourde porte de ma cellule et deux molosses se diriger vers moi. Je m’assoie sur ma couchette.

     Le_captif_7

Corps de géants, têtes minuscules, harnachement de science fiction avec des épaulettes démesurées se terminant en pointes acérées, une tête de lion à la denture proéminente et au regard menaçant sculptée en relief sur le poitrail, des écailles métalliques agressives sur tout le reste du corps, armés d’une arme d’assaut en forme de courte lance. Les terrifiants matons m’empoignent par les bras et, sans un mot, me poussent dans un dédale de galeries sombres et sinistres.

 

                 Escher_8

Je crois ma dernière heure arrivée. Mon cœur bat tellement vite qu’il me coupe la respiration. Je suis conduit non pas dans uns salle de tribunal mais dans une vaste cour ensoleillée où je suis tout d’abord aveuglé par la lumière. Peut-être va-t-on me présenter à un tribunal populaire qui va lire l’acte d’accusation et, après un simulacre de procès, va demander au public de me juger coupable et de prononcer la sentence. J’ai tout à craindre du public et de son jugement. Rien de plus influençable, de plus malléable, de plus manipulable que le public. On lui forge son opinion à grands coups de rumeurs et de fausses informations et il est prêt à lyncher à mort ce que la veille il adorait. On ne connaît que trop l’histoire de Jésus, à qui le mécréant que je suis voue une admiration sans limite :

 

Caïphe, chef des prêtres juifs à Jérusalem :

─ Cet homme sème le désordre dans notre nation. Il faut le condamner.

Pilate, gouverneur romain :

─ Je ne trouve chez cet homme aucun motif de condamnation. Je vais le châtier (c’est-à-dire le faire flageller. Brrrh !!!), puis le relâcher.

Et la foule, infiltrée et manipulée par les prêtres :

─ Crucifie-le, crucifie-le.

 

On sait ce qu’il est advenu.

 

4° partie

 

Mes yeux s’habituent à la luminosité et la première chose que je distingue est une fontaine au milieu de la cour. Mes gardes ont disparu. J’ai une toute petite sensation de liberté. Je me précipite et mets la tête sous un jet d’eau bienfaiteur. J’avais une horrible soif et c’est presque un instant de bonheur. Il me semble d’ailleurs que l’eau froide me rafraîchit un peu le cerveau. Quelques éclats de souvenirs émergent une fraction de seconde des fondrières de l’oubli, puis s’enfoncent à nouveau dans le marécage.

Je me relève, angoissé à l’idée que c’est peut-être l’équivalent de la dernière cigarette du condamné que l’on vient de m’offrir. Mais, surprise, à mes côtés, un jeune garçon. Je le connais ce jeunot. Je suis sûr de le connaître. Mais où l’ai-je donc connu, et qui peut-il bien être ? Cependant, si je le reconnais, c’est que le disque dur de ma mémoire n’est pas complètement effacé.

Sans doute perçoit-il mon interrogation et ma détresse dans le regard que je porte sur lui.

 

─ Je suis Julien, vous ne me reconnaissez pas ? Le fis du restaurant où vous veniez si souvent.

─ Ah Julien. Et que fais-tu ici ?

 

Il me tend une gamelle de nourriture, sur laquelle je me précipite, car la faim me tenaille.

 

─ Je n’ai pas le droit de vous parler, dit-il, et il se sauve en courant. »

 

Julien. Le restaurant. Ça me dit quelque chose. Je vois passer quelques fantômes de ma mémoire, aussitôt évanouis.

 

Cette femme, là-bas, qui étend une lessive, silhouette empâtée et démarche de canard… mais, mais c’est Zania, mon aide ménagère. Je lui fais de grands signes. Elle m’ignore. Elle me tourne ostensiblement le dos. Me serai-je trompé ? Non, c’est bien elle. Elle vient d’avoir ce tic qui m’amusait toujours et que je traduisais par « elle se passe la main dans le dos ». Pourtant elle n’a aucune raison de m’en vouloir. Je la payais largement au dessus du smig, et je lui faisais régulièrement des petits cadeaux. Son attitude est incompréhensible. Quelle ingrate !

 

Et celui-là ! C’est grâce à moi qu’il a obtenu son boulot. Il était au chômage depuis plus d’un an et il est venu pleurnicher auprès de moi. Une femme. Trois enfants. Une petite maison payée au prix de privations et construite presque entièrement de ses mains, qu’il va devoir vendre pour continuer à nourrir sa famille. Je me suis décarcassé pour lui trouver un emploi. Je n’attends pas de reconnaissance. J’aime rendre service. Mais c’est bien connu que les gens que tu sors de la merde t’en veulent de ne pas avoir vaincu eux-mêmes la difficulté. Quand même, refuser de me saluer et foutre le camp quand je fais signe, c’est de la goujaterie. Pourtant les rôles sont inversés à présent. C’est moi qui suis dans la mouise. Ce serait le moment de jouer les bons samaritains et de prendre une revanche sur le prétentieux et suffisant sauveur que je fus.

 

Et toi, Aurélien, tu ne me connais plus non plus. Tu me rejettes comme les autres, toi qui clamais sans cesse ton amour et ta fidélité. Je sais bien que ceux qui déclament à l’envi leur fidélité sont souvent les plus volages, et c’est bien ce que j’avais décelé en toi dès le début de notre relation. Mais je crois que je t’aimais. Et j’espérais te garder longtemps à moi. Illusion. J’ai vécu souvent d’illusion. Je ne le regrette pas. J’ai ainsi vécu des moments plus intenses. Mais aujourd’hui je crois avoir perdu toutes mes illusions. Ma vie ne tient plus qu’à un fil. Et ce fil ressemble fort à une corde de pendu.

Tu étais un peu cabotin, Aurélien. Tu te vantais d’être le meilleur amant que j’aie connu. Je n’ai pas vraiment remarqué, mais tu étais intelligent et cultivé et converser avec toi était toujours un régal et un enrichissement. Jamais je ne me suis ennuyé avec toi, comme cela m’est arrivé avec bien des gens que j’ai rencontrés.

Tu m’as quitté pour un bel asiatique qui, j’espère, ne te décevra pas. Tu m’as dit « on reste bons amis ». Paroles de circonstances, qu’aujourd’hui tu renies en affichant ton profond mépris.

 

En parcourant du regard cette vaste cour intérieure, je m’aperçois que tous les gens de mon univers quotidien y pratiquent leur activité. Mes collègues de bureaux, les secrétaires, mais aussi mes relations de sport, mes amis… Tous m’ignorent, ou se détournent de moi, me fuient comme si j’avais une horrible maladie contagieuse. Faut-il que je me réjouisse que personne ne m’ait craché au visage ?

 

Une partie de ma mémoire m’a été restituée. L’angoisse de ma condition d’accusé, la douleur de ma situation de pariât, n’en sont que plus atroces.

Mais je n’ai pas le temps de pleurer sur mon incompréhensible sort, les deux gardes m’empoignent et me reconduisent dans ma cellule.

 

5° partie

 

Ils arrivent n’importe quand, le plus souvent l’après midi. Ils sont toujours deux et jamais les mêmes. Ils me conduisent dans la cour, où je me précipite sur la fontaine et où le jeune Julien m’apporte ma gamelle, sans me dire un mot, sans entendre mes questions. Les gardes aussi ignorent mes questions : « Quand verrai-je le juge ? De quoi m’accuse-t-on ? J’ai droit à un avocat. Où sommes-nous ? » Ils me font comprendre, par des procédés de rustres, que je dois la fermer.

Malgré ma situation désespérée, je profite de cet instant dans la cour pour me laver dans la fontaine et goûter aux bienfaits du soleil.

Cependant je suis accablé de solitude au milieu de tous ces gens familiers qui me haïssent. La haine, c’est un sentiment que je n’ai jamais éprouvé. Mais je l’imagine très bien. Je la vois comme un gnome qui s’insinue à l’intérieur de toi et te taraude le cerveau jusqu’à ce qu’il soit saturé d’hostilité, de malveillance, de fiel, de venin ; jusqu’à ce qu’il te donne le goût d’exclure, de faire mal, de détruire l’Autre. « Avoir la haine » est hélas une expression en passe de se répandre dans mon pays la France. Je pense comme Konrad Lorenz que « la haine rend non seulement aveugle et sourd, mais incroyablement bête ». Alors je m’attends à subir les pires infamies, puisque la haine s’abat sur moi.

Ce matin ils sont venus beaucoup plus tôt que d’habitude.

Ils avaient une panoplie très différente.

 

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─ Debout, jeune homme.

 

J’ai tout de suite compris. Car les mots les plus innocents peuvent être les plus pernicieux. Ce « jeune homme », qui, à première vue est plutôt sympathique, parce qu’il évoque la jeunesse et son potentiel d’avenir, d’ardeur, de découvertes, d’aventures, de jouissances,… parce qu’il pointe ce seuil de la vie où tout est encore possible, où les obstacles sont franchis, quels qu’ils soient, en souplesse ou en force, où il n’y a pas de problèmes mais seulement des solutions… eh bien de ce « jeune homme » j’ai tout de suite su qu’il fallait se garder. J’ai senti son danger dans la bouche de matons qui ne m’avaient jamais adressé la parole. J’ai perçu cette pointe de condescendance en s’adressant à un être aussi vil que moi. Et puis un peu d’ironie à l’égard de quelqu’un à qui on ne doit aucune considération ni aucun respect, même le plus élémentaire. Quelqu’un qui mérite e sort cruel qui lui est réservé. Quelqu’un que l’on va bafouer sans état d’âme, que l’on va humilier, parce qu’on a la force, le pouvoir et la mission de le faire.

Je connais le revers des mots, même lorsqu’ils ne sont pas prononcés, leur perversité, leur aptitude à dissimuler la part d’ombre et de noirceur qu’ils cachent dans les creux de leurs consonnes et de leurs voyelles, leurs non-dits assassins, leurs desseins secrets.

Il n’y a pas de mot innocent. Les plus anodins peuvent être des tueurs redoutables.

 

6° partie

 

Je m’attendais à ce que les deux colosses se précipitent sur moi, m’empoignent et m’emmènent en me soulevant du sol. Mais il n’en fut rien.

Pourtant je ne m’étais pas trompé.

 

─ Déshabille-toi.

 

Prestement, car je me doutais bien qu’il ne fallait pas faire attendre ces deux geôliers, je me mets en slip.

 

─ Vire ton slip.

 

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Comme d’habitude, ils m’empoignent et me conduisent par le chemin bien connu, vers la cour intérieure.

« Ils ne vont quand même pas me faire sortir nu devant tout le monde ! »

Eh bien si !

Je suis là, debout, cachant maladroitement une nudité dont tout à coup j’ai affreusement honte.

La honte redouble, devient extrême, quand je m’aperçois que des badauds sont répartis tout autour de la cour, et parmi eux toutes mes connaissances, depuis mon aide ménagère et ma crémière jusqu’au big boss qui, je pense, a fait le voyage depuis Sydney pour assister au spectacle, en passant par le flot des secrétaires, des collègues de travail, des amis, ou ceux qui se prétendaient ou que je considérais tels.

Oui, un spectacle est organisé, dont je vais être la première vedette, ridiculisée, outragée, banderillée, et peut-être bien pire.

Devant les rangées de spectateurs est aménagé un simulacre de parcours du combattant. Un roulement de tambours annonce le début des jeux. Un coup de cymbale donne le signal du départ. Comme je n’ai pas compris qu’il fallait me mettre à courir jusqu’au premier obstacle, je reçois un cinglant coup de cravache sur les fesses, ce qui provoque l’hilarité générale. Je cours donc, l’angoisse chevillée au corps, jusqu’à la première épreuve, qui est un saut en hauteur. Une corde est tendue par deux jeunes secrétaires qui pouffent en me voyant m’empêtrer dans la corde et m’étaler à leurs pieds. Je dois recommencer, reprendre de l’élan, et sauter. Tout ça à poil. Apparemment la foule prend goût à ce jeu et m’encourage en scandant mes mouvements et en lançant des « Hop » à chacun de mes essais, suivi de « Hoooo ! » à chaque raté. Finalement je réussis mon saut, ce qui provoque un tonnerre de « Ouuiiii ».

Ensuite, je dois courir jusqu’à la difficulté suivante. Il s’agit de grimper à l’échelle de corde jusqu’à la poutre à quelque six mètres de hauteur, de franchir cette poutre et de redescendre par cette même échelle de corde. Heureusement je connais la technique. Je ne leur donnerai pas le plaisir de me voir m’écraser au sol. Il faut, arrivé en haut, lever les jambes le plus haut possible et, le corps renversé, pivoter autour de la poutre pour reprendre la corde de l’autre côté. Imagine un corps nu dressé à l’envers et se trémoussant pour prendre le bon appui abdominal sur la poutre. Imagine un peu la gymnastique burlesque des bijoux de famille pendant cette acrobatie devant un public qui se bidonne et lance des remarques obscènes. Il faut reconnaître que ça doit être assez « poilant » !

Je me félicite de fréquenter régulièrement les salles de gym, car physiquement je résiste bien à leurs épreuves.

La suivante : séance de pompes. Les pompes ne me font d’ordinaire pas peur, mais leur jeu consiste, à coups de triques sur les fesses, ponctuées par les huées des spectateurs, à me les faire exécuter jusqu’à épuisement complet, jusqu’à mon incapacité à me relever. Mes muscles sont tétanisés. Je n’ai plus de souffle. Je ne peux plus que recevoir les coups sans réagir, sous les tollés des spectateurs qui en veulent toujours plus. Mais les ressources du corps sont immenses. Quelques instants d’immobilité (on ne peut pas dire de repos dans ces conditions), et ça repart pour un prochain épisode. »

 

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7° partie

 

« Bien entendu les sévices ne sont pas terminés. Il me faut maintenant ramper sous des barbelés qu’une bande de gamins turbulents maintiennent en les agitant à plus ou moins trente centimètres du sol. Les organisateurs n’ont pas apporté de boue comme dans les camps d’entraînement militaire. Dommage, car elle m’aurait un peu habillé, et surtout m’aurait permis de glisser sur le sol sans m’arracher la peau du ventre, et du reste. Je m’immobilise, à plat ventre, redoutant de me déchirer la peau dans cette périlleuse traversée. Mais la foule siffle, vocifère. Après les petits amuse-gueules du début, elle veut de la viande fraîche qui saigne. Je sens la pointe d’une canne s’insinuer entre mes fesses et pousser sans ménagement, tandis que les roulements de tambours redoublent d’intensité, ainsi que les vociférations du public. J’entreprends ma reptation sous les barbelés. Je ne pense plus du tout à la honte de ma nudité, je ne vois plus les visages monstrueux de ceux qui me hurlent des insanités. Je me demande jusqu’à quand j’aurai la force de tenir dans leurs épreuves de plus en plus exténuantes et cruelles.

Je suis dans l’arène.

Suis-je revenu au temps des romains ? Du pain et des jeux. Des jeux sanguinaires régalant la foule qui en demande toujours davantage, plus de violence, plus de tortures, plus de chairs lacérées, plus de giclures de sang et de hurlements des suppliciés. Ça me rappelle, à moi qui avais perdu la mémoire, et qui ai toujours ce blanc autour de mon arrestation, des passages d’un roman historique que j’ai lu récemment. Il s’agit de « la pourpre et l’olivier » de Gilbert Sinoué. C’est l’histoire d’un esclave hors du commun qui brisera les chaînes de la fatalité et deviendra le pape Calixte, au deuxième siècle, sous l’empereur Commode. A cette époque les chrétiens sont encore pourchassés et martyrisés.

Les fils de fer barbelés qui m’arrachent le dos sous les quolibets cruels des enfants me font penser au scorpio des romains, sorte de fouet dont la lanière se terminait par un hameçon.

« Se délectant de l’expression de terreur qu’il lisait dans l’œil de sa victime, l’empereur leva le bras avec une lenteur voulue. Attendit quelques instants, puis abattit le fouet sur le corps nu du jeune homme. Calixte ne ressentit d’abord aucune douleur, puis d’un seul coup ce fut comme si on plantait dans sa chair la pointe d’un tison ardent. Il ne put que constater, impuissant, le sang qui s’échappait d’une entaille creusée sur son pectoral droit. Déjà, Commode arrachait l’hameçon de la blessure et réitérait son geste. Le second coup déchira en profondeur l’aisselle droite.

Dès lors, Calixte perdit la notion du réel. Les coups se succédèrent à une cadence de plus en plus rapide. L’empereur, les yeux exorbités, haletait sous l’effort. Calixte sentait ses membres lacérés par des traits de feu, le corps progressivement transformé en une plaie brûlante. Il mordit convulsivement ses lèvres pour ne pas hurler. Dans son esprit fusèrent des images désordonnées, des éclairs, un tourbillon d’une force terrible qui le propulsa insensiblement vers la folie.

Le scorpio meurtrissait avec une incroyable acuité chaque parcelle de sa peau, et l’effet était tel qu’on aurait dit qu’il n’y avait plus un fouet mais cent. Lorsqu’en fin de compte la pointe métallique s’abattit sut son sexe, il poussa un cri qui n’avait plus rien d’humain, un cri de bête assassinée. »

 

                

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8° partie

 

« Le cœur de l’homme a-t-il changé depuis les romains? Je n’en suis pas sûr. Livré à lui-même, sans la panoplie législative et répressive qui encadre son comportement, j’ai le sentiment que l’homme est toujours capable des mêmes monstruosités. Il suffit de regarder autour de soi, et un peu plus loin partout dans le monde, pour s’en convaincre. Il suffit de regarder les divertissements et les spectacles qui banalisent et prônent la violence de manière quotidienne et ordinaire pour être édifié. Quant à la foule, elle est restée avide de d’humiliations, de vengeances, de lynchages, de violences. Donne-lui un délinquant sexuel en pâture, par exemple, et tu verras ce qu’elle en fait.

Un cinéaste autrichien dénonce, à sa manière, en cherchant à provoquer chez le spectateur une réaction de rejet, vive et émotive, la banalisation de la violence. C’est Michaël Haneke. Son film « Funny Games », présenté à Canne en 1997, a fait scandale.

(NDLR Il vient de faire un remake de Funny Games paru en France en 2008)

Deux jeunes, polis et affables, prennent une famille, isolée au bord d’un lac, en otage. Le début est paisible, puis naît un certain malaise, puis monte la violence, jusqu’à un paroxysme dont on ignore les limites des tortures psychologiques et physiques.

La force de la mise en scène est d’impliquer directement le public dans le processus dramatique. En effet les acteurs s’adressent parfois à la caméra, ou le film, qui a laissé se développer une scène rassurante, se rembobine et reprend le fil des horreurs. Le spectateur est placé devant ses responsabilités de « témoin », devant sa complicité tacite, confortablement assis sur son cul dans un fauteuil mœlleux, face aux scènes exposées, parfois d’un violence inouïe.

« Quand j’écrivais Funny Games, dit Haneke, je lisais des articles sur les viols et les meurtres commis par des jeunes. A la question : « Pourquoi  avez-vous fait ça ? » ils répondaient tous avoir voulu « voir ce que cela faisait ». Eh bien, dans mon film, vous ressentez ce que ça fait. Vous êtes obligés de voir la réalité en face : c’est horrible, douloureux, ce n’est pas un jeu. »

 

Après mon passage sous les barbelés, quand j’aurai sur le corps des écorchures sanguinolentes, je ne serai pas surpris de voir apparaître les fauves, par l’odeur du sang alléchés. A défaut d’ours, de lions ou de panthères, mes bourreaux vont libérer leurs pitbulls ou leurs rotweilers. Ils les ont dressés à l’attaque, à la morsure. Ils les ont conditionnés à la hargne, ils en ont fait des tueurs.

Je cite encore le livre de Gilbert Sinoué. La scène se passe au cirque Maximus de Rome, au II° siècle :

« Les trompettes retentirent pour saluer l’arrivée des panthères.

 

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Ce sont des dizaines et des dizaines de fauves qui évoluent à présent en cercles désordonnés autour de Maternus et de sa bande.

Hésitants, ils se rapprochent, s’écartent, tournent et retournent sur eux-mêmes. Un des hommes, visiblement terrorisé, quitte alors brusquement ses compagnons et se précipite droit devant lui, en un puéril espoir de fuite. A peine a-t-il accompli quelques pas, que son mouvement déclenche la curée.

Dans un sursaut pathétique, le fuyard tente d’escalader le mur de la spina, mais deux fauves sont déjà sur lui. L’un a planté ses crocs dans la jambe qui pend lamentablement à une toise du sol, l’autre, bondissant, va ficher ses griffes dans le dos du malheureux. Derrière lui les autres hommes, qui ont eux aussi cherché à se disperser, sont les uns après les autres lacérés, brisés, déchiquetés dans une odeur de sang et d’urine. »

 

9° partie

 

« Je suis terrorisé et je guette, tout en courant vers l’épreuve suivante, l’arrivée de la meute de pitbulls.

Mais il n’y eut pas d’autres chiens enragés que les spectateurs.

Essoufflé et à bout de forces, je m’apprête à prendre de l’élan pour franchir ce haut mur de béton qui se dresse devant moi. C’est le moment que choisis un sadique pour balancer un filin d’acier entre les jambes


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Je ne peux l’éviter et je me sens partir la tête la première dans le mur.

J’entends une clameur monter de la foule, puis plus rien. Le silence complet. Et le noir absolu.

 

Quand je reprends conscience je ne sais pas où je suis. Parfois dans les bras de ma mère, mais ça ne dure pas. Parfois en montagne en compagnie d’Antoine, mon amour d’un été, reparti sur son île lointaine. Mais ça s’évanouit aussitôt. Parfois tout môme avec mes peurs d’enfant, mes peurs du noir, de la cave et des bruits sourds qu’elle laisse parfois échapper, du grenier et des êtres étranges qui s’y promènent la nuit, pendant mon sommeil. Mais la séquence disparaît aussi vite qu’elle est venue. Je revois le beau corps de cette fille japonaise que j’ai fait souffrir en la quittant, mais il est aussitôt remplacé par un autre bout de film. C’est un moment de bonheur où je suis sur la plage avec des amis, garçons et filles, dans un paysage idyllique jaune, vert et rouge, comme a si bien su le peindre Matisse. « Le bonheur de vivre », un moment où « tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté. »

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Il disparaît aussitôt qu’apparu.

Puis je fonce sur ma moto à travers des gorges sinistres dont les parois se resserrent comme les mâchoires d’un étau. Je vais être broyé. Trou noir. Suis-je encore vivant ?

10° partie

 

« Je suis comme en dehors de mon corps. Je flotte dans le temps et dans l’espace sans pouvoir m’arrêter nulle part, ni à un fragment heureux de mon enfance, ni au moment de réaliser mon désir le plus cher.

Et puis brusquement, une déchirure. Une souffrance dans ma chair. J’ai retrouvé mon corps. Il est enfermé dans une cage faite de barreaux métalliques sur les six faces. Elle est trop petite pour que je puisse me relever et même étendre les jambes. Je suis recroquevillé là-dedans dans une position des plus inconfortables, d’autant plus que les barreaux me rentrent dans le dos, dans les côtes, dans les fesses.

Je m’aperçois que la cage cahote et se déplace. C’est alors que je me rends compte qu’elle est portée par quatre gaillards musculeux et tatoués.

  

            

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Ils me trimbalent à travers des escaliers qui montent et descendent, basculent et se renversent à donner le tournis. Impossible à quiconque, sauf à mon escorte, de trouver son chemin dans une telle incohérence spatiale.

 

            

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En dépit de l’irrationalité du lieu et de son architecture, nous arrivons au sommet d’une tour d’angle gigantesque, dressée au dessus d’une falaise surmontant des flots tumultueux. Là, mes convoyeurs accrochent ma cage à un crochet et, par un système de poulie avec lequel ils ont l’air d’être très familiarisés, la font coulisser jusqu’à l’extrémité d’une potence surplombant l’effrayant précipice. »

 

11° partie

 

« Malgré mon vertige je risque un regard vers le bas. La falaise de deux cents mètres de haut est hérissée d’excroissances de pierres pointues comme des épées, prêtes à embrocher tout corps venant à leur rencontre. S’il parvient à les éviter, le corps en chute est intercepté par des récifs belliqueux qui l’éclatent en mille morceaux. En dernier ressort, la percussion sur les flots tourbillonnant rageusement assure une dislocation complète et une dispersion des restes. Ils sont immédiatement absorbés par les poissons qui pullulent à cet endroit qui est leur salle à manger. Les ossements, roulés par les eaux furieuses sur les aspérités de la roche, finissent en beaux galets très recherchés pour la décoration des pots de fleurs. Après tout c’est plus sympathique et plus convivial qu’un cimetière.

 

Horreur ! Je m’aperçois qu’à chacun de mes mouvements, le crochet qui retient la cage se détend, c'est-à-dire s’ouvre un peu plus. Or ma position dans cette cage est devenue si douloureuse que je vais être contraint de changer de posture. Dès que j’aurai commencé à accomplir mon déplacement, la cage sera projetée dans le vide.

Le vide ! Mon regard  m’envoie ce vide en pleine figure. Je suis fasciné par ce vide, aspiré par cet espace de vacuité. Ma vie est suspendue à ce rien. A quoi se raccrocher dans ces conditions ?

J’en appelle alors à la folie, la démence qui crée l’illusion autour d’elle et procure d’agréables mensonges. La béance alors se déchire et s’ouvre sur l’invisible. Je me laisse tomber en chute libre jusqu’aux époques et aux régions les plus secrètes de moi-même.

Vais-je voir en quelques secondes se dérouler tout le fil de mon existence, et mesurer le poids de mes lâchetés, de mes compromissions, de mes jalousies, de mes méchancetés, de mes désirs de vengeance atroce. Vais-je avoir la révélation du sens symbolique de mon arrestation et de mon supplice ?

Le film débute en effet par une séquence du roman de ma vie : je suis dans le ventre de ma maman et je suis en colère parce que j’en ai marre d’être confiné dans cet espace exigu et frelaté. Les parois me transmettent toutes sortes de sons étranges et fascinants à la fois, venant d’un monde que j’ai hâte de connaître. Alors, je donne de furieux coups de pieds dans la cloison. J’entends la voix de ma mère mais je ne comprends pas ce qu’elle dit. C’est une voix douce et charmante, aimante, qui cherche à m’apaiser. Je sens un déplacement, puis une légère compression. J’entends un son, clair, limpide, puis un autre, puis d’autres qui s’enchaînent dans une sorte de grande courbe ondulante qui m’enlace et me berce, me calme et finit par m’endormir.

 

─ Quand tu étais trop agité dans mon ventre, me dit-elle un jour, je me mettais au piano et je te jouais une berceuse de Gabriel Fauré.

 

Mais le fil du récit se rompt et je perds pied dans la vacuité du néant.  Perdu aux confins de mon non-être, je pousse un démentiel hurlement silencieux qui fait trembler tout ce qui a perdu jusqu’à la mémoire de l’existence. »

 

12° partie

 

« Est-ce l’effet de cet abominable cri inaudible, qui en dit beaucoup plus qu’un long silence, mais un scénario inattendu, et pour tout dire inespéré, vient agrémenter le cours de ma chute. Des corps nus voltigent tout autour de moi, en totale apesanteur. Ils sont magnifiques et m’attirent comme des aimants. Ils ont dans les yeux la prodigieuse démesure de l’infini, la profondeur féerique des champs de l’espace sidéral.

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Certains me frôlent et je suis alors parcouru d’un frisson d’érotisme cosmique. Je remarque tout spécialement le corps d’un noir qui est particulièrement bien fait, bien roulé, sculptural. Juste ce qu’il faut de muscles et de cambrure pour dessiner des formes à la fois incisives et délicates. Une peau cuivrée, mordorée, lisse et douce, délectable.

 

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Depuis longtemps j’ai envie d’avoir un beau black dans mes bras. Depuis que je suis allé en Egypte, dans cette extrémité sud, longeant le Nil, qui fut la Nubie. Cette partie de la vallée du Nil qui a été en partie engloutie par le haut barrage d’Assouan est toujours habitée par des nubiens. Les nubiens sont noirs, et ils sont beaux. Grands, élancés. Corps sveltes avec de longues cuisses finement musclées. Taille fine et hanches étroites. Large épaules et buste harmonieusement sculpté. Ciselure racée des contours qui en dit long sur la fermeté des chairs. Un visage fin au nez droit, étroit, et des lèvres minces, illuminé par un sourire et des yeux rieurs. Des hommes ni athlètes, ni chasseurs, ni guerriers, beaux tout simplement. Tels étaient en tout cas ceux qui manoeuvraient la felouque qui m’emmenait découvrir le merveilleux temple de Philae. Peut-être leurs femmes sont-elles belles aussi. Quand les filles black se mettent à être belles, elles ont une allure féline et ondulante qui évoque irrésistiblement l’amour. Dommage qu’assez vite elles s’empâtent, s’enrobent et s’amollissent.

Au moment où il s’approche de moi, j’attrape le beau black par la main et l’attire à moi. Il se laisse faire et se met à l’horizontale sur le dos en écartant les bras et les jambes dans le vide. Encouragé par cette attitude d’accueil, par ce cadeau d’un corps entièrement dévoilé et offert, je m’enhardis à poser une main sur ses pectoraux et à descendre lentement les petits reliefs qui se succèdent jusqu’au nombril. Puis je parcoure la douce pente du ventre jusqu’à la toison crépue, dont le noir d’ébène est parsemé de mille luisances. Et là ... »

 

13° partie

 

« Et là je sursaute en rencontrant, non pas un tapis soyeux aux fines bouclettes enroulées sur elles-mêmes, ni un buisson de mousse au charme bucolique, mais un grouillement glacé de reptations entrelacées. Un nœud de vipères sifflantes, dressées pour le combat.

 

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Se dissimulant dans les replis de ma folie, j’entrevois le stratagème de mon inquisiteur : me faire expier dans l’humiliation, la souffrance, la terreur, et jusqu’à la mort une faute impardonnable que j’ai commise. J’ai aimé dans la trahison, et ce nœud de serpents au bas du ventre de ce corps convoité est le double symbole de mon amour charnel et de ma trahison.

C’est un peu l’histoire de Pélléas et Mélisande, sauf que les trois protagonistes sont des garçons. C’est un drame de la jalousie, une jalousie exagérément imaginative et paranoïaque.

Mon ami Diego est plongé dans une profonde déprime à la suite de la découverte de sa séropositivité. Il ne comprend pas comment cela a pu lui arriver puisqu’il protège tous ses rapports sexuels. Il en veut à Dieu et au monde entier et crie vengeance. Cette obsession de la vengeance envahit tous les méandres de son cerveau. Il est psychiquement malade. Je suis un des rares, après les médecins, à pouvoir l’aider un peu, en raison du solide lien d’amitié que j’ai établi avec lui.

Mais voilà qu’une aventure inespérée fait palpiter à nouveau son cœur en berne.

Diego, c’est le prince Golaud, dans le roman de Pélléas et Mélisande. En chassant, il se perd dans les mystères et les fantasmes de la noire forêt et rencontre, sous une voûte étoilée de vents luminescents, la jeune Mélisande, égarée dans la forêt.

Mélisande, ici, c’est un jeune garçon un peu paumé, Zoran, que Diego ramène chez lui pour le tirer de la mouise, et dont il s’occupe avec une attention quasi maternelle. Il s’évertue à lui redonner confiance en son avenir, par un goût retrouvé de l’effort et de la persévérance. Evidemment il en tombe éperdument amoureux. »

 

13° partie (suite)

 

« Mais très rapidement Zoran n’a d’yeux que pour moi. Il invente, car il est très futé, toutes sortes de stratagèmes pour déjouer la surveillance de son protecteur et venir me rejoindre. Ces moments me sont assez pénibles car je ne suis pas du tout insensible à la fraîcheur, au charme romantique et à la jeunesse de ce garçon. Il me regarde avec des diamants dans les yeux.

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Il ne me déclare pas son amour, mais il a tellement d’éloquence amoureuse dans ses non-dits que j’en suis bouleversé. »

 

Pélléas, dans ce récit, c’est moi, Alex. Pélléas était le frère du prince Golaud dans le drame de Pélléas et Mélisande. Je ne suis pas le frère de Diégo, mais son ami.

On connaît cette histoire de la passion amoureuse, comme celle d’Hélène et Pâris, Lancelot et Guenièvre, Tristan et Isolde, Roméo et Juliette,… Golaud/Diégo est amoureux fou de Mélisande/Zoran. Il est empoisonné par la jalousie car il soupçonne que son jeune frère Pélléas/Alex et Mélisande/Zoran sont épris l’un de l’autre et s’adonnent en secret à des plaisirs charnels qui lui sont refusés ou qui lui sont comptés.

 

J’espère que tu parviens à suivre, cher lecteur !

 

Sous le joug de ce sentiment qui l’obsède, il espionne, il conçoit des pièges, installe des chausse-trappes, il tend des filets pour capturer les amants sur le fait. Il prépare des jugements en comparution immédiate où le président, lui-m^me, condamne les coupables à la peine maximum. Coupables de trahison amoureuse. Coupables d’amours interdites. Coupables de perfidie, de traîtrise, de félonie.

C’est ainsi que Golaud tuera son frère Pélléas.

C’est ainsi que Diégo me poursuivra de sa vengeance haineuse et insatiable. »

 

14° partie

 

« Que le lecteur incrédule, qui met en doute la panoplie des séquences qui se présentent à moi pendant ma chute, veuille bien faire l’expérience d’une chute libre de quelques secondes. Il ne pourra que confirmer la compression et la distorsion du temps, et l’extraordinaire densité des événements vécus, réels ou imaginaires, qui se présentent alors. Excluons les parachutistes chevronnés, qui plus jamais n’auront la sensation de leur première fois, ainsi que les sauteurs à l’élastique, pour la même raison.

 

Que le lecteur incrédule, qui considère ce récit comme une affabulation plus ou moins délirante, veuille bien observer que je ne suis nullement égaré dans mon histoire, et que j’en tiens le fil fermement, comme celui d’un cerf-volant.

Ce cerf-volant, je le fais vibrer de plaisir dans le vent.

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Puis je lui fais amorcer un piquer jusqu’au dangereux rase-mottes où tout peut arriver.

 

             

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Je le laisse filer et prendre de l’altitude, jusqu’au sommet de cette tour juchée au point culminant d’une vertigineuse falaise que je suis en train de descendre en chute libre, comme je viens de le rappeler.

 

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Que le lecteur incrédule veuille bien noter que cette chute dans le vide n’est que la métaphore d’une chute en moi-même. Cette aventure ne se déroule qu’en moi, dans la région la plus profonde, la plus obscure de mon être. Les humiliations, les souffrances et la chute finale, que j’ai décrites, ne viennent pas des autres, mais de moi. Ce ne sont que les manifestations psychanalytiques de mes remords d’avoir trahi un ami.

 

C’est ici que me vient l’idée d’utiliser le cerf-volant comme parachute. Je tire énergiquement sur les fils…

L’imprévisible se produit. »

 

15° partie

 

« J’entends une énorme déflagration au dessus de moi, et je vois apparaître, au milieu d’une gerbe de verre brisé, jaillissant du haut de la tour et se lançant dans le vide, un homme que je crois armé d’un pistolet mitrailleur genre MP5.

 

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Ne se contentant pas de la simple loi de la pesanteur à laquelle je suis bêtement assujetti, il se propulse vers moi et me rejoins à mi-chemin de ma descente infernale.

Il me prend à bras le corps, me déroute de la fatale trajectoire, et m’entraîne hors de ce mortel précipice.

C’est mon sauveur, mon Spider Man à moi.

Je m’abandonne dans ses bras. Je pose ma tête sur son épaule et me laisse aller à un immense espoir de vivre.

 

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Nous passons du jour à la nuit noire, dans laquelle brille une planète immense. La terre peut-être ; Mon bienfaiteur est tout de noir vêtu. Sa tête est enserrée dans une cagoule qui laisse voir de beaux yeux virils, et le bas du visage aux lèvres superbement dessinées et au menton volontaire. Cette cagoule a la particularité de dresser sur le crâne deux oreilles pointues comme des lames de couteaux. Oui, elles ont bien la forme d’oreilles, pas de cornes, mais ce sont des oreilles animales. Ne font-elles pas partie, habituellement, des attributs de diable ? Mon sauveur serait-il le diable ? Serait-il venu à mon secours pour mieux me perdre ensuite ? Mais que veut dire perdu puisque je le suis déjà ? Et puis je me sens si bien, si réconforté entre ses bras. Je sens un corps vigoureux, musclé, plein de vitalité, pour qui mon poids semble insignifiant. Un beau mâle à la masculinité exacerbée, avec qui je me surprends à penser que j’aimerais faire l’amour. »

 

15° partie (suite)

 

« Où m’emmène-t-il ?

On imagine toujours le domaine du diable dans les entrailles de la terre, mais c’est dans l’espace que nous sommes propulsés, tels des astronautes sans vaisseau spatial.

L’enfer est peut-être là où on ne l’attend pas. Il n’est peut-être pas ce lieu où les damnés subissent des tortures pires que celles imaginées par les tortionnaires de nos sociétés dites civilisées. Jérôme Bosch en a donné de petits aperçus. En voici un :

 

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Une image me revient, celle de Rimbaud écrivant « Une saison en enfer », enfermé dans le désespoir d’avoir perdu Verlaine. Je ne peux m’empêcher d’évoquer cette adorable réplique qu’il fit à sa mère, déconcertée par l’écriture chaotique, traversée par une multitude de voix intérieures et de cris, quand elle lui demanda : « Qu’as-tu voulu dire ? » « J’ai voulu dire ce que cela dit, littéralement et dans tous les sens. »

 

15° partie (fin)

 

Me revient une autre image, celle du tableau de William Bouguereau : « Dante et Virgile en enfer »

             

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On y remarque dans l’arrière-plan une représentation assez classique de l’enfer. Un fond sombre et rougeoyant, un diablotin au sourire sarcastique et aux grandes ailes de chauve-souris, une grappe de corps nus au dessus d’un brasier. Au deuxième plan, le romain Virgile, bel homme au profil très typé, en longue toge, ceint de la couronne de lauriers, et Dante, l’auteur italien de la Divine comédie, regardent, consternés et effrayés, ce spectacle.

L’originalité pour représenter l’enfer est au premier plan : deux hommes nus, en pleine lumière, s’empoignent dans un combat. Ils sont forts, musclés, athlétiques. De beaux corps d’hommes jeunes pleins de vitalité.

Ce n’est pas un combat de ring, encore moins un combat amoureux. Il n’y a pas d’amour, ici. La bouche n’embrasse pas, elle mord de toute la puissance des mâchoires, le cou de l’adversaire. Les doigts ne caressent pas mais cherchent à déchirer la peau du dos. Le genou vient percuter les reins cambrés pour les briser. C’est un combat à mort. Le garçon brun est sur le point de succomber aux assauts meurtriers du rouquin.

Alors, faut-il penser comme Bouguereau que le diable peut revêtir l’aspect d’un beau garçon ?

 

16° partie

La beauté du diable. C’est bien connu. C’est le titre d’un film de René Clair, c’est aussi celui d’un feuilleton à succès de la TV brésilienne. Tout cela a pour origine un conte allemand que Goethe a utilisé pour son fameux Faust. Les compositeurs ne se sont pas non plus privés du recours à ce conte, souvenons-nous de « la damnation de Faust » de Berlioz, de l’opéra de Gounod, de la 8° symphonie de Gustav Mahler, pour ne citer que les plus connus.

La beauté du diable. Voilà qui m’interpelle au plus haut point car je suis hanté par la beauté. Je ne parviens jamais à assouvir mon trop ardent besoin de beauté. Je la traque partout où je suis susceptible de la trouver. Dans la nature, sur un corps, sur un visage, dans un geste, un beau geste, dit-on, c’est-à-dire qu’il implique une belle âme, dans l’art sous toutes ses formes.

 

                

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On pourrait disserter à l’infini sur la notion du beau, cela me rappellerait mes cours de philo au lycée, dans lesquels je ne brillais pas parce que mon imagination inondait la dialectique, mais ce n’est pas mon propos. Une boutade résume assez bien ce que j’entends par beauté : « j’aime les beaux esprits qui habitent dans de jeunes et jolis corps, et les âmes qui ont de beaux yeux ».

J’aimerais que mon amour des belles âmes l’emportât sur mon désir des beaux corps et des beaux visages, mais j’ai encore beaucoup de chemin à faire pour parvenir à cette contemplation de la beauté en soi dont parle Platon dans son fameux banquet.

 

Dans cette nuit sidérale où mon sauveur me transporte, je trouve beau de croire à la lumière, c’est-à-dire à une renaissance. Cet homme providentiel, qui m’arrache à une mort certaine, pensé-je, ne peut pratiquer que la bonté, la charité, la générosité, la magnanimité, la noblesse. Cette grandeur d’âme se pare d’une enveloppe charnelle des plus séduisantes. Pourquoi résisterai-je à la tentation de m’abandonner à lui, de le servir sans doute, de l’aimer peut-être.

Mais s’il veut m’offrir la beauté et la jeunesse éternelles, alors, là, je ne marche plus. Parce que je connais l’histoire.

Cette histoire est magnifiquement racontée par Oscar Wilde dans « Le portrait de Dorian Gray » :

« Oui, sans conteste, il était beau, merveilleusement beau, avec ses lèvres vermeille et finement arquées, ses yeux si francs, sa chevelure aux boucles dorées. Son visage avait une expression qui inspirait aussitôt la confiance. Il reflétait la pureté à la fois candide et ardente de la jeunesse. »

Le peintre, Basl Hallward, lorsqu’il entreprend de réaliser le portrait de Dorian Gray, tombe aussitôt sous le charme : « Il est pour moi plus qu’un motif ou un modèle vivant. Sa personnalité même m’a suggéré une manière d’art tout à fait imprévue, un style entièrement nouveau. »

Mais Dorian, en voyant ce portrait réalisé par un admirateur, et pour tout dire un admirateur très amoureux, est saisi d’angoisse : « Quelle pitié ! Je deviendrai vieux, horrible, repoussant. Et cette peinture restera toujours jeune. Elle ne sera jamais plus âgée que ce jour de juin. Oh ! Que n’est-ce le contraire ! Que n’est-ce à moi de rester toujours jeune, au portrait de vieillir. Pour ce miracle je donnerais tout. En vérité, il n’y a rien au monde que je ne fusse prêt à sacrifier ! Pour ce miracle, je donnerais mon âme. »

Dorian choisira sa voie, celle d’une recherche incessante de la beauté de la jeunesse éternelle et des plaisirs des sens toujours renouvelés. Mais ce faisant il deviendra un être cupide, violent, égoïste, uniquement préoccupé de lui-même. Tous ceux qui l’approcheront seront happés par son attraction et se détruiront au fur et à mesure. Le beau Dorian sera entraîné au meurtre.

Extérieurement, Dorian ne se modifiera pas. C’est son fameux portrait qui encaissera les petits et grands affronts du temps. Mais ce qui apparaîtra surtout dans la peinture, c’est la hideur de son âme, l’abjection qu’il est devenu.

N’est-il pas on ne peut plus actuel, ce Dorian Gray, avec ce jeunisme, cette soif de l’apparence, du superficiel, du faux-semblant ? Rester jeune, beau (ou belle), est devenu quelque chose de capital, en ces temps de liposuccion, de lifting, de remodelage, d’implant et autres chirurgies esthétiques.

Le portrait de Dorian est en fait sa conscience. Nue. Sans préservatif. Alors, non, je ne marche pas pour cette descente en enfer.

17° partie

 

Je serais assez partant, en revanche, pour un grand voyage avec lui, mon sauveur. Il me ferait découvrir des plaisirs de la vie que je ne connais pas encore. Hum ! Alléchant !

Il faudrait quand même que je glisse dans ses grandes oreilles que certains plaisirs me répugnent : les rencontres furtives dans les parcs, les orgies dans les backrooms, les pratiques sado-maso, les défonces aux héliotropes,…

Ce dont j’ai besoin, c’est d’une « Marguerite », comme celle de Faust dans le roman de Goethe : belle, bien sûr, mais modeste, pudique, incarnant la douceur et la force, la bonté et le bonheur, éperdument amoureuse de moi.

A la différence de Faust, c’est d’un être masculin autant que féminin auquel j’aspire. Qu’importe le sexe pourvu que ce soit le Grand Amour.

Cependant je connais trop l’histoire de Faust pour risquer d’entraîner ma « Marguerite » dans sa perte. Je saurai l’aimer tellement que je braverai le pacte avec Méphistophélès. Je lui déroberai cet habit spatial qui me fera redescendre sur la terre.

 

               

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Avec ma « Marguerite », qu’elle soit fille ou garçon, j’accepterai de perdre peu à peu la jeunesse et la beauté.

Avec elle, avec lui, je ne risquerai plus jamais l’enfer, parce que, comme le dit Georges Bernanos, « l’enfer, c’est de ne plus aimer ».

Fin

Le captif dans sa cellule :

                        

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Le captif, gag !

                           

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116 Non mon adjudant-chef

 

Quel mystère que le rêve ! Il te fait côtoyer des personnes que tu ne connais pas, que tu n’as jamais rencontrées, qui probablement n’ont même pas d’existence, et qui vivent avec toi un bout de cette histoire qui ne t’est jamais arrivée. Il mélange des petites portions de ce que tu as vécu récemment, pour de vrai cette fois, avec des souvenirs puisés apparemment au hasard dans une boîte où ils sont entassés dans le plus grand désordre. S’ajoute à ce mix des évènements improbables qui se déroulent dans la plus parfaite incohérence. Parfois réapparaissent et se mettent à vivre sous tes yeux des personnages perdus dans les oubliettes de ta mémoire. Quelle surprise, une fois éveillé, s’il reste une trace de tes divagations pendant le sommeil, de voir un fantôme de la mémoire se promener comme un être vivant, te parler, te prendre le bras avec familiarité, et, pourquoi pas, jouer les intimes !

En l’occurrence était venu passer une partie de la nuit avec moi quelqu’un que j’avais fréquenté journellement pendant une bonne partie de mon service militaire.

Eh oui ! Comme je l’ai déjà dit, je fus l’un des derniers conscrits, et à ce titre on ne m’a même pas donné de médaille ! Une épreuve dont je me serais bien passée mais qui s’est déroulée dans des conditions inattendues et pour tout dire inespérées. J’étais dans un bureau avec une secrétaire, assez jolie femme que je n’ai jamais vue en uniforme, et un adjudant-chef, chef du bureau car il faut partout des chefs dans l’armée. Cet adjudant-chef, ça ne s’invente pas, s’appelait Cruchou. Mais l’envie d’ironiser s’arrêtait en pensant à son nom, car il était intelligent et fort beau garçon d’environ 35 ans.

En arrivant dans ce bureau, encore traumatisé par la période des « classes » que je venais de subir, je fus surpris de la gentillesse de l’accueil, ce qui chamboula quelque peu l’opinion défavorable que j’avais des militaires.  J’eus assez vite l’impression qu’entre l’adjudant-chef et la secrétaire il y avait une connivence, des échanges subliminaux, qui suggéraient une secrète intimité. Nous travaillions tous les trois pour un lieutenant colonel qui faisait des études de marchés pour l’acquisition de matériels militaires par l’armée de l’air. La secrétaire tapait les textes, le bidasse que j’étais dessinait les plans et les graphiques, l’adjudant-chef vérifiait que tout ceci fût bien réalisé avec la précision et la rigueur militaires. L’ambiance était décontractée, le « patron » n’étant pas à cheval sur le protocole, pourvu que le travail soit rapidement et bien fait.

Petit à petit, l’adjudant-chef introduisit un peu de familiarité entre lui et moi :

 

─ Alex, appelle-moi donc Gérôme.

─ Oui mon adjudant chef

 

Il se mit à rigoler.

 

─ Je t’impressionne à ce point ?

─ Non Gérôme, la force de l’habitude.

 

Un autre jour il me demanda de le tutoyer.

 

 

2° partie

 

J’étais réservé vis-à-vis de ses approches de camaraderie. Je me bornais à constater qu’il s’intéressait de plus en plus à moi et je m’appliquais à garder une stricte neutralité. Des questions personnelles commencèrent à faire plus ou moins insidieusement leur apparition, ayant trait à mes fréquentations féminines. Elles devinrent plus directes et inquisitrices quand il me demanda si j’avais bien fait l’amour ce week-end (j’avais le privilège d’avoir la permission du week-end sauf quand j’étais de garde). Il profita un jour de l’absence de Corinne, la secrétaire, pour me demander si j’arrivais à contenir ma virilité pendant toute la semaine, m’expliquant qu’à mon âge il ne pouvait résister à un besoin quasi permanent et qu’il devait souvent se satisfaire lui-même. Il me raconta qu’il n’avait plus ce problème puisque marié et se délectait tous les jours du plaisir conjugal. Il arrivait bien à sa femme d’avoir « mal à la tête », ou d’être véritablement indisposée, alors il n’était pas rare qu’il reprît ses vieilles habitudes d’auto jouissance. J’étais étonné qu’il me parlât de ces choses très intimes avec autant d’aisance et de liberté de ton. A cela je ne répondais rien et me gardais bien de lui faire des confidences. A tort ou à raison je me considérais dans un milieu hostile où je devais éviter les pièges, repérer les leurres qui me précipiteraient dans la gueule de je ne sais quel loup.

Puis il glissa du terrain purement féminin auquel il semblait me destiner jusqu’alors à celui de mes fréquentations masculines. Remarqua-t-il ma réserve encore plus grande et mes réponses encore plus évasives que précédemment ? Je commençais à me demander où il voulait en venir. Cet homme marié n’aurait-il pas des envies de sexualité masculine, lassé par sa femme, ou peu satisfait d’elle, voulant partir à la recherche d’une jouissance d’un genre nouveau et plus intense ?

Il m’avait plongé dans la perplexité.

Ma perplexité venait du fait que j’étais partagé entre plusieurs pensées :

─ Me venait parfois l’idée qu’il en faisait un peu trop pour moi devant Corinne et qu’il jouait la comédie pour exciter sa jalousie et la ramener davantage à lui, si tant est qu’elle eût jamais été à lui.

─ A d’autres moments je me disais que je m’étais involontairement trahi, et je me perdais en conjectures sur une hypothétique faille dans mon système de camouflage. Aurait-il perçu mon intérêt particulier pour les garçons ? Peut-être cherchait-il seulement à me démasquer, sans intention de me nuire.

─ Enfin venait l’idée qu’il me trouvait intéressant, que je déclenchais chez lui un réflexe de sensualité, ou qu’il avait simplement besoin d’un copain, et qu’il souhaitait sincèrement que nous fassions plus ample connaissance.

Bien entendu j’étais extrêmement méfiant à propos de l’homosexualité dans ce milieu militaire considéré comme particulièrement homophobe. J’affichais une distance presque exagérée avec tout ce qui avait trait à la sexualité. Je me gardais bien de lui dire que je l’avais trouvé superbe le jour où il était arrivé en uniforme. Je n’aime pas spécialement les uniformes, mais je dois reconnaître qu’il avait fière allure dans ce vêtement ajusté et épaulé qui mettait bien en valeur sa sveltesse et l’élégance athlétique de sa silhouette. Malgré tout je ne me sentais pas attiré par lui, sans que je puisse en définir les raisons. Peut-être le trouvais-je trop âgé pour mes vingt quatre ans, trop « installé » dans une vie de militaire pantouflard, trop faux jeton, trop peu cultivé aussi. Il ne faisait pas partie du genre de mecs qui m’attirent.

 

3° partie

 

Les choses se précisèrent quand un jour je découvris un Penthouse sous mon sous-main. Je ne pouvais rester sans réagir.

 

─ C’est toi, Gérôme, qui a mis ça sur mon bureau ?

─ Fais voir. Ah ah ah ! Marrant ! C’est sans doute le patron. Tu ne savais pas ça, ils sont tous pédés dans l’armée de l’air. C’est pire que chez les curés.

─ Te fous pas de ma gueule.

─ C’est un admirateur timide qui s’est introduit dans le secrétariat en notre absence pour que tu sois plus réceptif aux signes qu’il te lance.

─ C’est certainement ça ! Le problème c’est que je ne suis pas pédé, tu en doutais ?

─ Non, ne crois pas ça.

─ J’ai d’autres explications : le mec qui a mis ça s’est trompé de côté, c’est à Corinne qu’il voulait le mettre, c’est un admirateur de Corinne. Qu’en penses-tu Corinne ?

─ Oh moi je déteste ce genre de revue. Ça ne me fait aucun effet, au contraire ça me dégoûte. Si quelqu’un s’adresse à moi de cette façon il est sûr de se louper.

─ Mon autre explication c’est que c’est à toi, Gérôme, que c’était adressé. Quelqu’un qui estime le terrain favorable.

─ Fais gaffe à ce que tu dis !

 

Ce type est un enfoiré, me dis-je. Un dégonflé, un lâche. Je suis sûr que c’est lui qui a mis cette revue sur mon bureau. Comment espérait-il que je réagirais ? Par un mutisme complice ? Par une lecture assidue, si toutefois il y a matière à lire dans ce genre de revue ? Mon incompréhension de son geste était totale, sauf à donner du crédit à une erreur de tactique, ce qui me faisait douter de son intelligence et confirmait ma mauvaise opinion des sous-officiers de l’armée.

Il me battit froid pendant quelques jours, mais à la première absence de Corinne son petit manège d’approche reprit du service. Pas de signes directs, évidemment, qui l’auraient dévoilé, exposé, fragilisé, parce que en définitive c’est un trouillard, mais des regards assez troublants, appuyés, insistants, ou que je considérais comme tels, et que bien sûr je ne soutenais pas et même que je fuyais ; une main posée sur l’épaule en allant chercher un dossier dans le classeur derrière moi, mais n’est-ce pas un geste naturel, que j’ai pratiqué moi-même, qui aime toucher, sans aucune arrière pensée ? Des questions à la limite de l’indiscrétion, sur le mode de la plaisanterie, que j’esquivais, ou auxquelles je répondais par de gros mensonges.

La conversation avec lui était souvent limitée : les sujets portant sur la musique, la littérature, l’art, les spectacles, s’épuisaient à peine introduits car il était peu cultivé et peu curieux. Sur le foot et sur le rugby il était imbattable. Au début j’avais fait semblant de m’y intéresser. Mais comme je ne regardais aucun match et que j’ignorais le nom des joueurs les plus à l’honneur, il comprit que je le laissais monologuer par simple politesse, mais que je n’y trouvais aucun intérêt. En revanche j’aimais qu’il se mette à parler de la seconde guerre mondiale. Son grand père l’avait faite et il me racontait des épisodes inédits qui sortaient des grands poncifs vus au cinéma.

Il me proposait souvent d’aller prendre un pot. La plupart du temps je refusais, trouvant un prétexte plausible. Mais parfois je ne trouvais pas de bonnes raisons et je montais dans sa voiture, une Alfa GTV 2,5 rouge qu’il semblait chérir et dont il me vantait les qualités mécaniques :

 

─ Tu entends cette sonorité du six cylindre ? Il n’y a que Alfa pour avoir cette musique.

 

Je n’entendais que du bruit.

Je craignais à chaque changement de vitesse qu’il me prît le genou, mais il n’eut jamais ce geste déplacé, que j’aurais simplement réprimé en prenant la main baladeuse pour la remettre sur le volant.

Et puis, un jour, il m’invita chez lui.

 

4° partie

 

 Sa femme, me dit-il, aimerait bien connaître le « bidasse » dont elle entendait tout le temps parler.

Je ne savais que penser de cette invitation. Mon imagination me conduisait dans les scénarios les plus improbables :

 

─ Sa femme était une super gonzesse pleine de vénusté, une bombe sexuelle au regard gourmand, qui allait me dévorer des yeux avant de me faire passer un test d’aptitude. Serai-je à la hauteur ? Je me mettais à douter de moi et de mes capacités qui jusqu’alors n’avaient jamais été prises en défaut. Mais va savoir ce qui peut arriver avec une bombe sexuelle qui te vampirise jusqu’à la moelle sans jamais être satisfaite et fonctionne comme un six cylindres Alfa Roméo à injection ! Sûr, je vais me dégonfler, je ne suis pas une sexmachine. Quand j’entends des mecs se vanter de faire l’amour six fois par nuit, je ne suis pas crédule. Mais un jour un parent, juré aux assises, me raconta que le jury avait eu à juger un violeur qui s’était acharné trois fois de suite sur sa victime, et cela sur un capot de voiture. J’en suis resté pantois. Primo, le viol, c’est au-delà de ma compréhension, deusio, j’aurais des scrupules à cabosser un capot de voiture, et enfin une fois en général me suffit, et si je suis vraiment motivé, je peux repartir une fois à l’abordage après un bon temps de récupération, mais pas plus.

   

Et pendant ce temps-là que faisait donc mon adjudant chef ?

Il bandait comme un âne devant le spectacle des ébats de sa femme avec le p’tit jeune qu’il convoitait lui-même et dont il découvrait pour la première fois l’anatomie parfaitement à son goût. Ou mieux il bandait comme un âne en tenant, assez maladroitement d’ailleurs, une caméra pour réaliser ce film porno dont il avait toujours rêvé parce qu’il mettait en scène des intervenants familiers et désirés, bien plus efficaces pour stimuler sa libido que les acteurs professionnels du sexe auxquels il était habitué.

 

Cet observateur et ce caméscope ne manquaient pas de m’aiguillonner. J’avais parfois imaginé qu’un inconnu assistait à mes ébats et ce fantasme enflammait mes sensations et ma jouissance. Il m’était même arrivé une fois, par un phénomène d’ubiquité, de me retrouver observateur de moi-même faisant l’amour. Sous moi était Carole, la petite coiffeuse qui n’avait pas su me consoler de ma rupture avec Tom. J’étais le voyeur qui se délectait  du spectacle absolument inhabituel de mon dos musclé, de mes fesses rebondies qui se contractaient à chaque pulsion du bassin vers ma partenaire et qui laissaient apercevoir une belle ligne ombrée aux abords de mon intimité la plus secrète. J’ai un peu honte d’avouer que je n’étais pas loin de m’admirer, trouvant même que j’étais mieux de dos que de face, quand j’entendis des bruits de voix et de matériel. Je m’étais alors aperçu qu’il y avait tout une équipe de cameramen en train de réaliser un film sur mes activités amoureuses. Un film dont j’étais le metteur en scène. Du pur délire, mais qui m’avait fait jouir très très intensément.

 

Telle était ma première affabulation. Il y en eut d’autres.

 

5° partie

 

Ce couple, chez qui j’étais invité, commençait à s’enliser dans une routine sexuelle monotone et aspirait à un renouvellement voluptueux.

Il était trop tard pour reculer. Mais je ne pouvais supporter de me sentir piégé. Non que je fasse la vierge effarouchée devant une partie à trois, mais pas dans ces conditions et pas avec eux. Non et non mon adjudant. En fait je n’avais qu’une seule expérience à trois. Je l’avais très bien vécue autrefois à Etretat, avec Sonia et le serveur de l’hôtel. Sauf que c’était une machination imaginée par moi pour me venger de cette fille aguicheuse et volage, et aussi parce que Mico, le beau serveur, me faisait très envie. Le couple, à l’époque, c’est-à-dire il y a plus de deux ans, c’était le mien. Un faux couple en fait, car je me faisais avoir sur toute la ligne. L’invité était le serveur du restaurant. C’était moi qui tirais les ficelles ce soir-là (c’est raconté dans la séquence N° 60 « Etretat »).

Je compris, quand je vis que la femme de Gérôme, mon adjudant, était une super gonzesse pleine de vénusté, au regard gourmand, qui avait chopé une forme carabinée de hanches-cul-seins, je compris que c’était rebelote.

Je me demandais comment ils s’y prendraient pour amener ce garçon si réservé que j’étais à entrer dans leurs jeux érotiques quelque peu érodés à deux. En me faisant boire, sans doute, et tout le monde sait que j’ai un petit faible pour le bon whisky. L’alcool désinhibe, te met dans un état second où tu peux faire ce que tu n’oserais ou ne voudrais pas faire dans un état de conscience. Mais je ne ferai pas avoir, je ne boirai que quelques minuscules gorgées.

En me faisant fumer peut-être, mais là je refuserai. Trop peur d’être malade.

En m’installant dans une partie de strip-poker ? Tiens, on ne me l’avait jamais faite, celle-là ! Je suis nul au poker. Je ne sais pas tricher et je n’arrive pas à me rendre inexpressif. J’ai toutes les chances de me retrouver le premier à poil, les deux autres s’étend arrangés pour être aussi pas mal déshabillés. On sait comment se terminent souvent les parties de strip-poker, il n’est pas utile que je fasse un dessin. Ah, c’est ainsi qu’il pensait arriver à ses fins, mon adjudant ? De la chair fraîche dans son plumard avec la bénédiction de sa complice d’épouse. Cette chair discrètement quémandée au bureau et qui jusqu’à présent n’avait pas daigné répondre aux appels par le moindre frémissement. On les voyait donc enfin ces jeunes muscles développés par la pratique du sport. Et ce petit cul si souvent fantasmé, enfin là à portée de sa main, était loin de faire pâle figure. N’était-il pas exactement comme il l’avait souhaité ? Il en était tout attendri mon adjudant, pas loin de perdre ses moyens, en tout cas sa retenue, tout près de lâcher ses fluides avant d’avoir savouré la situation dans toute sa plénitude. Si près du but, attention de ne pas le laisser capoter !

Seulement voilà, le petit cul n’a pas voulu faire coucou. Il est resté renfrogné dans sa tenue de bidasse et n’a pas daigné faire face à l’exaltante proposition de strip-poker.

 

Faudra-t-il trouver une autre méthode ? 

 

6° partie

 

C’est avec un large sourire découvrant, entre les lèvres soigneusement vermillonnées, une belle rangée de dents blanches haleine fraîche, ─ un sourire étincelant, vraiment ─ que m’accueillit la maîtresse de maison.

 

─ Ah, vous voilà enfin ! Depuis que j’entends parler de vous ! J’ai dû insister auprès de mon mari pour qu’il vous invite, vous savez. C’est un grand timide en fait. Je ne suis pas sûre que son grade d’adjudant chef lui donne beaucoup d’autorité parmi ces petits jeunes soldats turbulents et frondeurs.

 

Devais-je comprendre qu’à la maison c’était madame qui portait la culotte, que c’était elle l’adjudant chef ?

C’était une femme grande et bien bâtie, juchée sur de hauts talons aiguilles de la même couleur vermillon que son rouge à lèvres. Elle était sobrement vêtue d’un chemisier de soie blanche, échancré jusqu’à la naissance de mignons petits seins, ─ comme je les aime, pensé-je, je n’ai jamais aimé les grosses poitrines qui me font penser à des airbags ─ et d’une jupe étroite, noire, sans aucune fente pour donner de l’aisance aux jambes, ce qui la faisait marcher avec de tout petits pas en roulant les hanches et les fesses. Sous une chevelure blonde, décolorée selon moi, faisant de chaque côté de jolis mouvements ondulés sur les oreilles, le visage était à mon goût beaucoup trop maquillé. Aucun pore de la peau, aucun cil, aucun poil de sourcil n’avait échappé à l’onction cosmétique.

 

─ Venez vous installer, me dit-elle. Mettez vous à l’aise, vous pouvez enlever votre blouson, pas besoin de tenue réglementaire ici. Elle vous va d’ailleurs très bien cette tenue militaire, la coupe est parfaite, vous l’avez probablement retouchée, c’est ce que font beaucoup d’appelés. Gérôme m’a dit que vous aimiez le whisky, vous allez nous dire ce que vous pensez de celui-ci.

Vous allez nous parler un peu de votre vie de soldat. Mon Gérôme ne vous en fait pas trop baver, j’espère. Vous savez, avec lui, il ne faut pas se laisser faire. Il croit, parce qu’il est sous officier et qu’il a du personnel sous ses ordres qu’il peut tout exiger d’eux et qu’il peut profiter d’eux à sa guise.

─ Non, je vous rassure, il n’est pas comme ça.

─ De toute façon vous êtes mieux dans un bureau que sur un champ de manœuvres. Vos camarades de chambrée sont-ils sympathiques ? Vous devez parfois bien vous amuser entre vous,…

 

Et patati et patata… et puis qu’est-ce qui m’arrive, je vois trouble tout d’un coup, et j’ai la tête qui tourne, je ne me sens pas bien du tout,… une bouffée de chaleur… mais qu’est-ce qu’elle a foutu dans son whisky pour me mettre dans cet état ?

 

─ Mais tu es tout pâle Alex, tu ne te sens pas bien, demande Gérôme ?

─ Oh mon dieu, dit Talon aiguilles, venez vous allonger dans notre chambre.

Mais vous transpirez, vous avez trop chaud, d’ailleurs il fait trop chaud aujourd’hui, je vais vous aider à enlever votre chemise.

Et ce pantalon de gros drap vous comprime, permettez-moi de l’enlever aussi, vous vous sentirez beaucoup mieux.

Allongez-vous, détendez-vous…

 

7° partie

 

Dans ma somnolence, à travers un voile de brume, je vois mon adjudant chef s’approcher de sa femme et lui retirer sa perruque blondasse, puis lui dégrafer et enlever son chemisier, et faire disparaître les seins avec le soutien gorge, dévoilant un torse de mec… Non ! Ce n’est pas possible, mon chef vit avec un travelo ! Ce que je voyais là allait bien au-delà du champ de bataille de mon imagination.

J’ai dû manquer quelques séquences, mais maintenant je la(le) voyais complètement nu(e), affublé(e) de son attirail viril, s’avancer vers le lit pour s’occuper de moi.

Je n’avais jusqu’alors aucun grief contre les travestis. Une marginalité sexuelle comme il y en a tant d’autres. Attiré non. Je trouve déroutante cette double personnalité, cette quête d’identité. Qui est qui ? Qui baise qui ? S’il joue au jeu de elle, tout en voulant rester il, c’est qu’elle est plus bandante qu’il n’y paraît, et alors autant en profiter. Est-ce seulement un jeu ? Pour les drag queens, oui, mais pour les travelos c’est plutôt un piège dans lequel ils s’emmêlent les pédales et qui finit par se refermer sur eux. Captifs. Désirer être une femme phallique c’est caresser un vieux rêve d’hermaphrodisme sans aucune chance d’avoir la protection d’un mythe.

Voici les photos d’une statue célèbre du Louvre qui est une copie romaine d’une sculpture grecque hellénistique : L’hermaphrodite endormi.

 

 

Et voici la photo d’un travelo. Evidemment quand il est à poil, il a l’apparence d’un mâle, même en regardant en détail !

 

 

L’histoire retient parfois certains noms malgré ou à cause de leur double apparence. Ainsi le chevalier d’Eon  qui a effectué des missions diplomatiques ou d’espionnage pour le roi Louis XV, sous l’apparence féminine, s’appelant alors Lya de Beaumont. Après bien des péripéties il finira dans la pauvreté, considéré par tous comme étant une femme. A sa mort, en Angleterre, en 1810, on découvrit avec stupéfaction, en faisant la toilette de la défunte, que cette vieille dame était un homme.

 

8° partie

 

Evidemment, sur le moment, défoncé par ce stupéfiant whisky, je n’ai pas pensé à tout ça. Je voyais la chambre vaciller comme si la caméra était tenue à bout de bras par un danseur.

Sur le moment j’ai pa-ni-qué.

J’ai pas-ni-qué.

Présenté comme cela on peut rigoler du jeu de mots, mais en fait j’étais vraiment loin de me fendre la pipe ─ sans vouloir en remettre une couche avec les jeux de mots ou les allusions.

Je voyais se dérouler dans ma tête un film dont je n’avais pas écrit le scénario et dans lequel j’étais enrôlé de force. J’étais spectateur de ma prestation d’acteur qui consistait à me faire faire des actes contraires à ma volonté et à mes envies. Je pourrais décrire en détail les comportements charnels auxquels on voulait me soumettre, avec le vocabulaire circonstancié, mais je n’en ferai rien, souhaitant au plus vite le tête-à-queue pour revenir en arrière et jouir de ma délivrance.

Si je bougeais un peu la tête le sol basculait vers le plafond et je voyais mes deux lascars nus qui virevoltaient au dessus de moi dans cet espace bouleversé en prenant des poses lubriques.

Ce dont j’avais besoin à cet instant c’était de dormir et de faire des rêves de tendresse. Ah, la tendresse ! C’est quelquefois ce qui manque le plus à l’homme. Il ne pense qu’à baiser, mais que c’est triste la baise sans tendresse ! Peut-être mon adjudant était-il capable de tendresse, et son mec-femme aussi. Mais le procédé qu’ils avaient employé pour me soumettre à leurs envies, sans mon consentement, contre mon gré, excluait toute idée de tendresse.

La partouze à trois avec un militaire, un travelo et un non consentant drogué, non merci ! Stop. Arrêt sur image. Je rembobine le film de mon fantasme.

 

Je me retrouve alors dans l’Alfa GTV 2,5V6 rouge, à côté de mon adjudant en civil qui me parle de… qui me parle de …

 

─ Alex, tu m’écoutes ? J’ai l’impression que tu es ailleurs.

─ Oui, excuse-moi. Je pensais que j’aurais dû apporter un petit présent à ta femme. Il n’y a pas une boutique dans le coin ?

─ Te casse pas. C’est ta présence qui lui fera plaisir.

 

Mon adjudant arrêta son engin devant un petit pavillon coquet, tout propret et fleuri. Il m’introduisit à l’intérieur où une femme avenante et jolie, après les présentations d’usage, me lança :

 

─ Venez, mettez-vous à l’aise.

Vous prendrez bien un petit whisky ?
 


117 Gabriel mon amour

 

Il s’était réveillé épouvanté. Non pas par le cauchemar qu’il venait de faire, bien qu’il fût effrayant, mais parce qu’il révélait des instincts cruels et sadiques qui sommeillaient en lui à son insu. Les dragons de l’inconscient s’étaient dressés pour agresser, mordre et se repaître de la douleur de leur victime. Ainsi, à l’atroce souffrance qui le tenaillait en ce moment, venait s’ajouter celle provoquée par la découverte de la noirceur qui se dissimulait en lui.

Ce cauchemar s’était emparé de lui dans un moment particulièrement inopportun. Son ami Gabriel était très gravement malade. Une leucémie s’était déclarée brutalement chez ce garçon de dix huit ans en pleine maturation physique, sportif et plein d’allant. Une fatigue anormale, un teint blafard, des palpitations, besoin de vitamines ? Plus sérieux que ça, sans doute, pour détruire ainsi toute envie de travailler, de sortir, de faire du sport. Quel virus avait-t-il osé s’attaquer à cette merveilleuse machine si bien programmée pour la vie dans toute sa plénitude ?

Hélas ! Le verdict de l’analyse de sang fut sans appel : leucémie aigüe myéloïde. Hospitalisation immédiate dans un service d’hématologie. Chimiothérapie intensive, ponctions de moelle épinière, transfusions sanguines,… une pathologie extrêmement lourde qui mettait à l’épreuve tous les organes vitaux jusqu’à cette phase d’aplasie où la vie peut se dérober.

Il avait tenté de se réconforter en regardant les statistiques qui disaient que 8O% des jeunes patients étaient sauvés. Il s’était interdit de croire aux séquelles que laissait parfois la maladie. Mais il angoissait d’autant plus qu’il ne pouvait aller le voir. Non parce qu’il était dans une chambre stérile, mais parce que les parents du garçon le détestaient, prétendant qu’il dévergondait leur fils et perturbait la bonne marche de ses études. Plus grave, ils l’accusaient d’être responsable de cette maladie dont les causes sont toujours inconnues, comme pour beaucoup de cancers. Ils lui interdisaient l’accès à leur fils qui pourtant ne cessait de le réclamer.

Quand il apprit que son ami était entre la vie et la mort, il se mit à prier, lui l’agnostique, pour qu’un peu de son énergie, un peu de sa vitalité puisse aller soulager ce corps décharné et épuisé jusqu’à l’inertie.

Il avait à ce moment envisagé le pire et s’était demandé s’il aurait le courage de survivre à son ami. Oui, sans doute, car un chagrin, aussi violent soit-il, finit toujours par s’atténuer. Et puis le courage eût été plutôt de mourir, or il se sentait trop lâche pour se donner la mort.

Il se reprochait de n’avoir pas été toujours suffisamment attentif à lui, de l’avoir même un peu négligé parfois, d’avoir provoqué sa jalousie pour l’attacher davantage à lui, d’avoir joué avec lui pour se prouver à lui-même que son amour n’était pas une prison et qu’il avait droit de garder sa liberté. Pourtant il était certain de l’aimer, mais il ne savait pas trop quel contenu mettre dans ce terme et il se posait cette question devenue récurrente : était-il, après de cruelles désillusions, encore capable d’un véritable amour ? Entre le désir et le sentiment, quel était le plus fort ? Quel était le premier ? N’était-ce pas d’abord le désir qui l’avait attiré vers ce garçon plus jeune que lui et qu’il trouvait beau ? Ce n’est qu’ensuite qu’il s’était attaché à lui au point d’être convaincu de l’aimer.

Il revivait sans cesse des séquences où Gabriel lui avait donné du bonheur.

 

2° partie

 

Leur rencontre était le pivot de ses souvenirs.

C’était lors d’une soirée très conviviale, autour d’un grand feu de la Saint Jean, chez des amis, à la campagne. Il y avait eu ce généreux buffet campagnard réunissant toutes les saveurs locales et arrosé de vins, de cidre et de bière, puis cette farandole joyeuse autour du pétillant brasier, et les chants et les jeux, et les gages et les rires.

Un jeune homme participait avec une certaine distance à ces agapes champêtres et à ces réjouissances collectives.

 

 Tu sembles un peu t’ennuyer Gabriel.

 Vous connaissez mon prénom, On s’est déjà rencontrés ?

 Non, on ne se connaît pas. J’ai entendu une femme t’appeler tout à l’heure.

 C’était ma mère.

 Il n’y a pas beaucoup de jeunes de ton âge ici. Ils sont soit trop jeunes pour toi, soit trop âgés, installés dans la vie familiale, loin des préoccupations et des amours estudiantines.

 En fait je voulais sortir avec mes copains et mes parents ont exigé que je les accompagne ici, chez ma marraine. Alors je ne fais pas la gueule mais je n’ai pas trop envie de m’amuser.

 Je comprends. Tu fais quoi dans la vie ?

 Je suis étudiant.

 Je m’en doutais, tu n’as pas l’air d’un ouvrier agricole.

 Je suis en hypokhâgne.

 Bravo ! Tu es bien jeune pour être déjà là.

 J’ai dix huit ans.

 

Il trouvait son visage d’une étrange beauté sous une épaisse chevelure nocturne. Des yeux obliques et légèrement rieurs sous les paupières aux longs cils recourbés comme ceux d’une fille, un nez rectiligne assez long entre les pommettes légèrement saillantes et les joues à peines creusées, quelque chose de Benoît Magimel, en plus jeune. Cependant, un dessin de lèvres bien plus sensuel que celui de Benoît Magimel. Un charme naturel prompt à complètement le conquérir et à lui faire perdre ses moyens. Il sentit une bouffée de désir l’envahir, mêlée de crainte, d’incertitude et du complexe de ses dix ans de plus que lui, et encore, en trichant un peu. A ses yeux il était sans aucun doute un « vieux », quelle chance avait-il de le séduire ?

Le souffle un peu plus court, et les battements du cœur un rien plus rapides, il engagea une discussion sur le terrain où il était le plus à l’aise, celui des arts visuels. Vaste sujet qui englobe le cinéma bien sûr. Ce choix fut particulièrement bénéfique puisque Gabriel, apprenant qu’il possédait un DVD pratiquement introuvable, accepta de venir le regarder chez lui le lendemain.

 

 Tes parents te laisseront venir ?

 T’inquiète, je fais ce que je veux la plupart du temps.

 Je t’explique où j’habite, tu as un moyen de locomotion ou tu veux que je vienne te chercher ?

 J’ai un scooter et demain il fera beau temps.

 

3° partie

 

Un autre moment fort de leur rencontre revient sans cesse le hanter. C’est cette soirée dédiée à l’art où leur relation amicale prit une autre tournure.

 

 J’ai deux cartes pour un vernissage privé dans une galerie, ça te dirait de venir avec moi ?

 Oui, bien sûr. Mais tu sais, l’art contemporain me fait un peu peur, ou un peu rigoler. C’est parfois n’importe quoi, non ?

 Peut-être parfois, il faut savoir choisir. Méfie-toi de cette idée reçue qui vient en général d’une ignorance totale de l’art actuel.

 Je crois que c’est mon cas.

 Je ne connais pas les artistes qu’elle présentera, mais je fais confiance à la galeriste. Ce sera tout sauf n’importe quoi. Je crois que tu ne seras pas déçu.

 OK, tu passes me prendre ?

 Oui, vingt heures précises, tu me guettes, je ne sonnerai pas, j’ai l’impression que tes parents me font la gueule.

 T’inquiète pas, je suis majeur, quand même !

 

Au deuxième étage d’un immeuble cossu du début du XX° siècle, la galerie occupait un immense salon habilement remis au goût du jour et réalisé dans de superbes matériaux : parquet de larges lames laquées noires, vaste canapés géométriques recouverts de cuir blanc, écrans de soie blanche occultant les baies vitrées. Sur deux grandes consoles Louis XV en bois doré s’étalait un somptueux buffet.

Il lui sembla que Gabriel était un peu mal à l’aise dans ce luxe raffiné mais un peu ostentatoire. Il le présenta à Elga, la galeriste, une femme encore jeune, jolie, élégante, aimable et chaleureuse, qui le prit par la main et l’emmena devant une grande photographie de Dany Lavalle. La photo ne semblait pas présenter un intérêt esthétique ou documentaire particulier. On voyait de grandes bandes verticales monochromes se dresser au dessus d’un rectangle évoquent des granulats ou un grossissement de mousse. Gabriel s’apprêtait à se tourner vers sa charmante hôtesse pour lui poser une question, en espérant qu’elle ne lui apparaîtrait pas saugrenue, quand il s’aperçut que les bandes s’étaient décalées et apparaissaient légèrement obliques. Ce petit déséquilibre lui apparut gênant. Il pencha un peu la tête. Les bandes reprirent leur rigoureuse verticalité. Reculant pour mieux voir l’ensemble, il constata que les bandes se déséquilibraient dans l’autre sens. En penchant la tête, comme tout à l’heure, pour les redresser, le phénomène de bascule s’accentua. Alors il se mit à faire de petits mouvements devant la photographie qui lui répondit par des oscillations de ses bandes verticales. Il fut médusé par cette relation inhabituelle avec une image.

 

 C’est magique ! Dit-il. Comment c’est fait ?

 C’est un grand secret mon garçon, ça tient de l’hologramme mais ce n’est pas un hologramme, c’est une photo bourrée de technologie. Mais le spectacle est moins la photo elle-même que les différents mouvements qu’elle induit chez le spectateur. Le moment artistique est dans cet échange plus que dans l’œuvre elle-même.

 Génial !

La coupe de champagne acheva de le mettre à l’aise.

C’est dans le reflet d’un gros cube en inox poli qu’il vit entrer une fille magnifique et presque nue. Je le vis légèrement tressaillir. La fille commença, avec des mouvements d’une grâce un peu affectée, à s’envelopper de bandelettes multicolores au rythme d’une étrange musique. Puis, comme par magie, elle fit apparaître des voiles colorés qu’elle enroula sur elle-même en formant de savants plissée dignes des drapés de Phidias. Des étoffes de plus en plus somptueuses vinrent peu à peu faire de son corps tout entier un éclatant totem dédié à toutes les beautés de ce monde.

Ce happening fut très applaudi mais ne fut pas le clou de la soirée.

 

4° partie

 

Les rhéostats éteignirent progressivement les lampes d’éclairage et plongèrent le salon dans une quasi obscurité. Une silhouette recouverte d’un long peignoir noir se faufila entre les canapés et les spectateurs et se hissa sur le cube en inox poli qui tout à l’heure avait révélé à Gabriel la présence d’un corps de fée.

Faisant face aux invités, debout, jambes légèrement écartées, il dénoua le peignoir avec une grande économie de gestes particulièrement lents, et le laissa glisser d’un seul coup derrière le cube d’inox. Un silence retenu, comme si tous les souffles étaient restés en suspend, accueillit la sombre nudité du jeune homme. Aussitôt une projection lumineuse anima ce corps immobile. Une sorte de film puisant dans le répertoire de la bande dessinée, se déroula sur cet écran de peau. Ce qui était étonnant est que la projection se limitait à la forme du corps, sans déborder sur l’environnement. L’effet était saisissant. On voyait s’animer sur ce beau corps des Gaston Lagaffe et autres Tintin, parfois difficilement identifiables tant la couleur de la peau et surtout le volume des formes anatomiques, modifiaient leur aspect.

Il se rapprocha de Gabriel jusqu’à ce que leurs vêtements se touchent. Le plus innocemment du monde, du moins voulut-il que son geste apparût ainsi, il laissa pendre sa main droite qui vint effleurer

la sienne. Gabriel

ne bougea pas, ne fit aucun mouvement de recul. Alors, parcouru d’une sorte de courant électrique, et au comble d’une émotion incontrôlable, il s’enhardit jusqu’à oser le geste périlleux de s’emparer de cette main. Et la main resta dans la sienne.

A un moment donné, l’acteur éleva un bras, puis l’autre, et le film continua à se dérouler sur son corps sans jamais le déborder. Un murmure d’admiration parcourut l’assistance, surtout lorsque la projection continua à épouser la forme du corps qui passait lentement d’une posture à une autre, en s’attachant à reproduire les attitudes figées dans le marbre ou le bronze de la statuaire classique et romantique.

Les applaudissements crépitèrent quand l’acteur, dans la position charmante de l’enfant à la coquille de Carpeaux, glissa derrière le cube et réapparut couvert de son peignoir, au moment où les lumières se rallumaient.

 

 ça t’a plu ? Demanda-t-il à Gabriel.

 Génial ! Répondit-il en rougissant légèrement.

 J’ai d’autres performances de ce type sur un DVD, ça te plairait de les voir ?

 Oui, mais pas ce soir, il faut que je rentre, mes parents s’inquièteraient. Tu peux me ramener ?

 

 Voilà, tu es devant chez toi.

 Merci.

 C’est moi qui te remercie. Quand viendras-tu ?

 Demain je peux vraiment pas. Après demain ? Je me trouverai un alibi.

 Je peux venir te chercher ?

 Non, je préfère pas, ta super bagnole année soixante ne passe pas inaperçue.

 Embrasse-moi.

 Non, pas comme ça. Embrasse-moi.

………

 Alex

 Quoi ?

 C’est la première fois que j’embrasse un garçon.

 

5° partie

 

« Ce baiser m’avait imprégné d’un puissant parfum de désir et laissé un goût d’allégresse. Peut-être un goût de victoire aussi, bien que je m’en défendis. Je voulais me cacher à moi-même ce plaisir de séduire un garçon beaucoup plus jeune que moi, que je trouvais beau, et vierge d’amours masculines de surcroît. Je voulais ignorer ce plaisir car il me semblait qu’il y avait dans ce début de relation intime un je-ne-sais-quoi d’une toute autre nature. C’est cette petite étincelle arrivée à mon insu que je voulais alimenter pour que, peut-être, elle devînt une flamme, et, pourquoi pas, un brasier comme je n’en avais pas connu depuis si longtemps. Dévoré par le feu, c’était là mon plus grand souhait, pourvu que ce feu brûlât avec la même force dans un autre cœur. Ce serait aussi une façon de me réconcilier avec moi-même, accusé d’être incapable d’amour ; une façon de pouvoir me regarder dans une glace sans y voir un personnage peu estimable.

Saurai-je aller de l’amour d’un corps à l’amour d’un être jusqu’à lui consacrer une partie, peut-être importante, de ma vie ?

Saurai-je laisser mon cœur s’épancher librement en divagations sans pudeur ?

Saurai-je vivre un amour oblatif que je n’ai jamais connu ?

 

Et lui, comment avait-il vécu ce baiser ? Quelles questions et quelles émotions avait-il fait naître ?

A coup sûr ce baiser avait rejeté vers un horizon incertain des interrogations, des scrupules, des envies longtemps combattues. Il avait entrouvert les portes d’un désir inavoué et néanmoins refoulé. Il avait éveillé des émotions inconnues. Ces lèvres, qui s’étaient ouvertes pour accueillir une langue si nouvellement amie, allaient-elles se refermer après cet instant d’abandon qualifié de coupable, ou allaient-elles au contraire se gonfler de sève pour mieux saisir les délices d’un plaisir défendu ?

 

Ces pensées, je les revivais avec la même intensité que le soir où, impatient et fébrile, j’attendis sa venue.

Je me perdis dans toutes sortes de conjectures sur la façon dont nous allions nous retrouver. Allait-il me serrer distraitement la main en affichant une distance suffisamment inhabituelle pour que je la remarque ? Allait-il me demander, avec un demi-sourire qui me consternerait et m’humilierait, d’oublier ce qui s’était passé avant-hier, que c’était un égarement passager dont il avait immédiatement réalisé qu’il s’agissait d’une erreur ? Me dirait-il qu’il venait pour la dernière fois, parce qu’il voulait mettre un terme à une relation qui prenait une direction qu’il ne souhaitait pas du tout, et qui l’entraînerait dans des chemins de traverse où il se perdrait, mais qu’il verrait volontiers le DVD dont je lui avais parlé ? On resterait amis, comme le dit la formule habituelle en pareille circonstance.

Ou bien, ou bien se jetterait-il dans mes bras ?

 

Le cœur tapant un peu trop fort, je bondis du canapé lorsque le carillon de la porte retentit. J’ouvris tout grand, il se précipita et me serra contre lui. »

 

6° partie

 

« Adieu sombres pensées, au large mots inutiles, il n’y a plus qu’un seul langage, il n’y a plus qu’à laisser parler les corps.

Ah, le bonheur du déshabillage de l’autre ! Je l’apprécie d’autant plus qu’il est lent et progressif. Jamais de précipitation, de hâte brutale, encore moins d’arrachage des vêtements. Savourer cet instant en sachant retenir les forces instinctives du désir, les pulsions bestiales, plutôt que d’aller droit au but et de laisser sur le champ s’épuiser

la nature. Quelle

sensualité dans le dévoilement progressif ! Les sollicitations prolongées du désir ne font-elles pas jouir plus longtemps de l’excitation voluptueuse des sens ?

C’est ainsi que je m’appliquai à dévêtir Gabriel en le préparant doucement à une première expérience. Je voulus plusieurs phases à cette séquence, enveloppées de douces caresses et de longs baisers afin de ne pas effaroucher mon jeune partenaire, de lui donner le temps de goûter aux plaisirs de ces prémices, et de faire disparaître les traces des inhibitions et des appréhensions qui n’avaient pas manqué de l’habiter avant de franchir ce grand pas.

Il y a de la beauté dans certains mouvements qui libèrent le corps des vêtements. Dans la remontée d’un t-shirt par exemple, qui fait apparaître le nombril, les flancs, les palpitations du ventre, le bouton des seins alors que les bras se lèvent pour laisser glisser sur la peau ce bout de tissu, l’humidité nichée au creux de la pilosité des aisselles quand la tête disparaît pour mieux réapparaître légèrement ébouriffée.

Le contact des peaux !

Cet échange déjà si intime, tous les récepteurs éveillés transformant en volupté chaque sensation charnelle, ne pouvait que conduire à rechercher d’autres sensations plus sublimes encore.

Quand les ventres se joignent et que les sexes dressés se glissent l’un contre l’autre, ils se transmettent l’un à l’autre leurs irrésistibles aspirations tandis qu’une main douce et agile dessine les muscles du dos, descend flatter les reins, et parcourt avec avidité les belles rondeurs dont le créateur, en parfait connaisseur, a harmonieusement doté le corps de l’homme. Les doigts de cette main auront-il l’audace de pousser plus avant l’exploration en s’aventurant dans cette vallée parée d’un noir velours aux abords d’une porte assez secrète dont il faut demander avec tact et délicatesse la permission de l’ouvrir ?

Je laissai à mon compagnon le soin de m’inviter à entrer chez lui, une autre fois sans doute, lorsque la familiarité, l’harmonie des corps, la confiance réciproque et l’attachement des cœurs appelleront cette apogée. Pour l’heure, puisse-t-elle durer une éternité, il y avait suffisamment de réjouissances avec un sexe épanoui et manifestement heureux des attentions qui lui étaient portées.

J’avais conduit mon ami à prendre des initiatives qui au début furent très timides, puis devinrent un peu plus hardies.

Il fallut, beaucoup trop tôt, séparer ces corps faits l’un pour l’autre, certes libérés des pressions presque douloureuses de la virilité contenue, mais néanmoins restés sur leur faim, et les remettre dans la banalité de la vie quotidienne, dans l’attente fébrile d’une prochaine fête. »

 

Note de l’auteur : il ne sera pas dit, cette fois, que je me suis dérobé à la description de l’acte d’amour, à ma façon bien sûr, faîte de circonlocutions évitant les écueils d’une vulgarité qui s’affiche avec ostentation chez certains écrivains comme Houellebecq par exemple.

 

7° partie

 

« Je n’avais pas osé lui montrer, quand il était venu chez moi une première fois pour m’emprunter un DVD,  le mur de mon petit bureau entièrement recouvert de photos en noir et blanc d’hommes nus, dans des cadres bord à bord tous identiques gris, un peu à la manière des installations de l’artiste américain Allan Mac Collom. C’était m’exposer à un rejet de la part de ce garçon dont je ne connaissais rien. J’avais attendu que notre relation fut devenue plus intime pour lui dévoiler cette fantaisie très significative.

Il avait paru un peu étonné et m’avait demandé, mi-incrédule mi-inquiet :

 

 Ce sont les photos de tes amants ?

 C’est très flatteur. Tu me prends pour un séducteur ? Comment peux-tu imaginer que j’aie rencontré intimement tous ces superbes mecs ? Non, la réalité est tout autre, et je vais te faire une confidence : je n’ai connu que quelques garçons. Je vais te faire une autre confidence : tu es le plus beau.

 Déconne pas, je ne suis même pas beau.

 Beau, intelligent et sensible.

 Arrête, tu te fous de ma gueule.

 C’est pourtant comme ça que je te connais.

 

Je l’avais attiré à moi, nous nous étions embrassés, et s’en était suivie une scène d’amour comme nous en avions le secret.

 

Mais voilà, l’impensable, l’inimaginable, l’insoutenable était arrivé : Gabriel n’avait pas survécu à l’invasion meurtrière de sa moelle épinière par les cellules cancéreuses.

 

J’ai fait disparaître ces photos de mon petit bureau. Je les ai remplacées par un immense tirage photographique de son visage aux dimensions du mur.

Ce fut une grave erreur. Je croyais immortaliser son souvenir mais je ne pus pas supporter ces yeux qui ne me regardaient plus, souriant à des anges qui m’étaient invisibles ; ces lèvres qui ne m’embrassaient plus, enfermaient des secrets qui n’étaient plus les nôtres ; ce nez qui ne respirait plus mon odeur ; ces cheveux que je ne pouvais plus ébouriffer. Cette photo m’amena au bord du gouffre, là où il suffit de faire un pas de plus pour disparaître.

J’avais voulu exprimer, par le gigantisme de la photo, les proportions de mon amour. J’avais cru, avec naïveté, et dans la limite de mes moyens, imiter symboliquement le culte rendu par l’empereur Hadrien à son cher Antinoüs quand celui-ci fut retrouvé mort dans les boues du Nil, en Egypte. Hadrien ne s’est pas donné la mort, bien que son chagrin fût immense, et bien qu’il fût vraisemblablement en partie la cause du suicide d’Antinoüs.

Achille non plus ne s’est pas donné la mort quand il perdit son bien aimé Patrocle, tué au combat par Hector. Mais Achille, homme d’honneur s’il en fut, avait à venger son jeune compagnon. Il reprit les armes et tua le Troyen Hector. Quel ennemi pouvais-je combattre pour venger Gabriel, mon amant chéri, d’une aussi barbare et funeste agression de la maladie ? Les moulins à vent du sort ? Les aéronefs de la fatalité, les sous-marins du destin ? Les émissaires d’un dieu dont on dit qu’il n’est qu’amour et bonté ? Les envoyés d’un diable qui régit tous les maux ?

Je rêvai d’une île déserte où nos cendres seraient réunies et où seuls les grands oiseaux marins seraient témoins de notre amour au-delà de la vie. »

 

7° Partie (suite)

 

« Je pensai, bien sûr, à cette île à l’ouest de

la Mer Noire

, qui s’appelait Leucé (la blanche) dans l’antiquité. Cette île mythique, je l’avais redécouverte en lisant le roman historique de Marguerite Yourcenar « Mémoires d’Hadrien ». Il s’agissait d’une lettre adressé par Arrien, gouverneur de Cappadoce aux frontières de l’Empire Romain, à son empereur Hadrien :

« Sur la rive septentrionale de cette mer inhospitalière, nous avons touché une petite île bien grande dans la fable : l’île d’Achille. Tu le sais : Thétis passe pour avoir fait élever son fils sur cet îlot perdu dans les brumes ; elle montait du fond de la mer et venait chaque soir converser sur la plage avec son enfant. L’île, inhabitée aujourd’hui, ne nourrit plus que des chèvres. Elle contient un temple d’Achille. Les mouettes, les goélands, les long-courriers, tous les oiseaux de mer la fréquentent, et le battement de leurs ailes tout imprégnées d’humidité marine, rafraîchit continuellement le parvis du sanctuaire. Mais cette île d’Achille, comme il convient, est aussi l’île de Patrocle, et les innombrables ex-voto qui décorent les parois du temple sont dédiés tantôt à Achille, tantôt à son ami, car, bien entendu, ceux qui aiment Achille chérissent et vénèrent la mémoire de Patrocle. Achille lui-même apparaît en songe aux navigateurs qui visitent ces parages : il les protège et les avertit des dangers de la mer, comme le font d’ailleurs les Dioscures. Et l’ombre de Patrocle apparaît aux côtés d’Achille. »

Certes, nous n’aurons pas besoin de temple, ni de vénérations, être ensemble suffira à notre bonheur dans le royaume des âmes. Nos échanges avec le monde des vivants se feront par le truchement de ces grands oiseaux des mers, messagers d’un amour à étendre sur le monde. Cependant il nous faudra une autre île que celle d’Achille. Elle est restée le lieu d’un culte pendant plusieurs siècles, puis a sombré dans l’oubli. Je ne sais depuis quand elle s’appelle l’île aux serpents, parce que d’énormes couleuvres sacrées, inoffensives, l’habitaient. Elle a été annexée par l’URSS. Les Russes ont massacré tout ce qui restait de vénérable. Ils ont tué les couleuvres sacrées, et les rats se sont mis à pulluler sur l’îlot. Les traitements intensifs de dératisation ont pollué cette petite parcelle de nature encore vierge. Mais une autre pollution a endeuillé la mémoire des amants : les Russes l’ont transformée en base militaire de surveillance aérienne et maritime. Elle fait l’objet, actuellement, d’un litige entre l’Ukraine et la Roumanie, qui la revendiquent toutes les deux.

Je voulais pour nous une île toute petite, trop petite pour que l’homme puisse y déposer les scories de son activisme destructeur.

 

Je délirai ainsi en laissant aller mon désespoir jusqu’à la grandiloquence. Mais je savais très bien que je serais incapable de commettre le geste ultime pour aller le rejoindre dans l’autre monde. En maintes occasions j’avais pu vérifier mon manque de courage, ma lâcheté. Et puis cet autre monde était une hypothèse particulièrement hasardeuse, peut-être un mirage de l’imagination, un leurre métaphysique, une chausse-trappe pour homo sapiens, un piège à cons.

Mais surtout il y avait cette lettre qu’on daigna me remettre parce que c’était une de ses dernières volontés. A chaque lecture elle me vide de toutes les larmes que mon corps peut produire. Je la garde précieusement, comme un trésor. C’est la plus belle lettre d’amour que j’aie jamais lue. Cette lettre, la voici :

 

8° partie

 

Sur l’enveloppe : Lettre à remettre à Alex  XXXX si je viens à disparaître.

 

« Mon amour,

 

Jusqu’à hier j’avais toujours eu de la chance dans ma vie : la chance de naître dans ce pays de France qui est sans doute l’un des plus généreux au monde pour aider chacun à développer ses capacités ; la chance d’avoir des parents unis. La plupart de mes copains de classe ont vécu des séparations familiales et ont été ballottés d’un parent à l’autre. Ils en parlaient très rarement et affectaient le ton de la légèreté pour évoquer cette situation, ce qui signifie qu’ils étaient profondément touchés. J’ai eu des parents unis et aimants. Leur amour était sans doute un peu trop protecteur et envahissant à un âge où l’on se croit grand et responsable, et où l’émancipation, la liberté sont de puissants besoins. Je n’ai peut-être pas été celui qu’ils souhaitaient, mais ils savent que je les porte dans mon cœur. Ces derniers temps je crois leur avoir infligé une très grande déception quand ils ont compris que j’étais amoureux d’un garçon. Ils ont fait ce qu’ils pouvaient pour me détourner de toi, pensant d’ailleurs que nous n’en étions qu’aux prémices. Je ne leur en veux pas, au contraire je leur demande de me pardonner de leur avoir fait de la peine. S’ils m’aiment pour moi et non pour eux, ils doivent comprendre que je suis emporté par une force plus grande que moi, à laquelle je me soumets avec bonheur. J’en arrive à la première motivation de ma lettre : je veux te dire que t’avoir rencontré est la plus merveilleuse chance de ma vie. Tu m’as appris ce qu’était l’amour et tu m’as donné plus que je ne t’ai donné. Je veux que tu saches qu’au moment où je partirai, ce sont les images de notre première rencontre, de cette soirée dans la galerie où tu m’as pris la main, celles aussi de nos corps embrasés ne faisant plus qu’un, que j’appellerai derrière mes paupières closes.

Je veux te dire aussi, et c’est la deuxième motivation de ma lettre, que mon désir le plus ardent est que tu ne sombres pas dans le désespoir et le renoncement. Si l’envie t’est venue, en apprenant ma mort, de venir me rejoindre, je te prie de renoncer à ce projet fou. Tu ne peux me refuser de continuer à vivre à travers toi. Ta douleur passera. Il n’est rien que le temps n’atténue et ne rende tolérable. Tu aimes trop tout ce que tu entreprends, tu aimes trop la vie, tu aimes trop faire l’amour (je te ferais remarquer que je n’ai pas écrit baiser parce que c’est un mot que tu m’as dit détester, un mot qui rabaisse l’homme au rang de l’animal, un mot contraire à ton éthique de la sexualité), tu aimes trop tout cela pour te priver de ces joies. Je veux que tu me promettes de profiter de la vie et de chercher partout le bonheur.

C’est moi maintenant l’aîné qui veillerai sur toi, qui te guiderai comme peut le faire un ange gardien, et je te promets que ce ne sera pas triste.

J’ai maintenant toute l’éternité pour t’embrasser.

 

Ton ti Gab


118 La lettre

 

Il cherchait un document qu’il était sûr de posséder mais qu’il ne retrouvait pas. C’est coincée au fond d’un tiroir, repliée sur elle-même, que réapparut cette lettre qu’il aurait dû avoir détruite depuis longtemps. Son contenu, qui l’avait douloureusement meurtri, était gravé à jamais dans sa mémoire. Depuis la blessure s’était refermée, laissant une cicatrice qui peu à peu s’atténuait. Malgré sa crainte de raviver une douleur endormie, Alex ne put s’empêcher de relire une dernière fois, avant d’en faire des confettis, cette lettre féroce et mensongère, odieuse, menaçante et comminatoire.

 

« Monsieur,

 

Vous savez combien Victor compte pour nous. Nous avons eu l’occasion de vous le dire, à vous seul, un soir.

 

Voilà un garçon qui a un complexe d’infériorité. Il ne sait pas d’où il vient exactement, il ne connaît pas ses vrais parents. Il est notre fils adoptif, sous notre protection, sous notre responsabilité. Nous veillons sur lui.

 

Vous avez honteusement profité de la naïveté et de l’innocence de ce garçon. Vous l’avez attiré, sous de fallacieux prétextes, dans votre antre du bord de mer, votre « thébaïde », dites-vous. Vous l’avez incité au nudisme et vous l’avez photographié nu sur la plage, nu dans votre cuisine, dans votre salon, dans votre chambre. Vous avez posé sur son corps sans défense vos pattes de pervers. Vous avez bafoué sa virginité, souillé irrémédiablement son innocence, avili sa pureté. Vous avez couché de force avec notre enfant merveilleux qui a déjà tant de mal à combattre les perturbations qui l’agitent. Vous êtes sans scrupules, dépravé, vous n’avez aucune morale. Votre seul objectif est votre plaisir égoïste de mâle obsédé par des rapports sexuels contre nature. Vous avez immolé notre Victor sur l’autel de votre jouissance.

 

Nous vous avons reçu chez nous, nous vous avons fait confiance, nous pensions que vous étiez l’ami sincère de Victor. Nous vous considérions comme un jeune homme sensé et responsable, rationnel, cultivé et intelligent, susceptible de stabiliser notre pauvre enfant qui se débat toujours avec des problèmes qui nous échappent un peu. Nous espérions que, étant plus âgé que lui, vous seriez un guide pour lui, vous l’aideriez à tracer son chemin dans la vie, vous lui ouvririez les portes de son avenir, vous le feriez devenir homme. Et voilà que vous êtes le contraire de ce que vos bonnes manières font paraître. Vous salissez et enlaidissez tout ce que vous approchez. Vous êtes un être machiavélique qui détruit tout ce qu’il touche, un sordide personnage, un individu diabolique.

Et vous nous couvrez de honte et de désespoir.

 

Nous vous demandons instamment de cesser toute relation avec Victor, à qui nous allons essayer de redonner confiance, que nous allons tenter d’ouvrir d’avantage aux autres dans des relations saines et désintéressées. Nous allons essayer de reconstituer cet édifice fragile que votre tsunami de perversité a réduit à l’état de ruine.

 

Vous n’avez pas oublié que vous avez fait récemment une demande de bourse pour une année de perfectionnement dans une célèbre université américaine, et vous n’ignorez pas que nous avons des amis qui siègent à la commission d’affectation de ces bourses.

 

Si vous ne semblez pas encore réaliser les conséquences de vos manipulations répugnantes, il est sans doute temps que vous appreniez les mesures que nous comptons prendre au cas où vous ne mettriez pas un terme immédiatement au harcèlement que vous faites subir effrontément à notre fils.

 

Vous n’êtes pas sans connaître notre position au Centre des Impôts. Comme vous êtes toujours fiscalement rattaché à vos parents, nous sommes en mesure de faire exercer des contrôles fiscaux à répétition pour vérifier le bien-fondé des déclarations fiscales du foyer. Or il apparaît que depuis plusieurs années, des erreurs ou omissions volontaires pourraient justifier un important redressement fiscal, accompagné d’une amende sévère pour fausse déclaration.

 

Veuillez croire, Monsieur, à notre souhait le plus profond de ne plus jamais vous rencontrer. »

 

 

Les salauds ! Les salauds, les salauds !!!

Mais je l’aimais, Victor.

Et il m’aimait.

Et nous voulions vivre ensemble.


119 Le monde de Iony

 

─ Bonjour mon cousin. C’est incroyable de te découvrir maintenant après avoir si longtemps entendu parler de toi.

─ Parler de moi ?

─ Oui, le cousin de la Réunion. « Tu sais que tu as un cousin à la Réunion, Alex ? », Me disait-on parfois. « Tu sais que tu as un cousin créole ? Il faudra que tu ailles le voir, un jour, faire sa connaissance ».

─ Et c’est moi qui suis venu.

 

En fait je ne sais rien du tout de lui, ni de sa famille, qui est paraît-il aussi la mienne, mais la parenté est tellement lointaine qu’elle flotte un peu dans les limbes de l’incertitude, en tout cas pour moi.

 

─ Viens, on va discuter un peu au calme dans le jardin, ils font trop de bruit les autres. Tu veux une clope ?

─ Non, merci, je ne fume pas.

─ Moi non plus. On fait un peu exception, non ? Les d’jeuns fument beaucoup là-bas, à Saint Denis ?

─ Oui, pas mal. Mais pas moi. J’ai essayé une fois, j’ai été malade.

─ Attends, je vais chercher des flûtes de champagne.

─ Non, pas pour moi, prends-moi un jus de fruit

 

Je le dirigeai vers un banc de pierre sur une petite terrasse dallée d’ardoise, sous les frondaisons d’un gros érable.

 

─ Donc tu es venu en France, pardon, en métropole, pour tes études ?

─ Oui

─ Tu ne pouvais pas les faire là-bas ? Tu as préféré te lancer dans l’inconnu ?

─ Il y a plusieurs raisons, la première est que là-bas c’est un peu folklo les études artistiques.

─ Tu veux devenir artiste ?

─ Musicien

─ Jazz, rock ?

─ Classique. J’ai été élevé là dedans, ma mère est pianiste. Ce que j’aime, c’est la musique ancienne et les instruments anciens, le luth, le clavecin, la viole. On ne trouve plus ces sonorités maintenant. La viole, par exemple, a une sonorité chaleureuse, un son plus doux et peut-être plus mélancolique que celui du violon, moins brillant que lui, mais plus élégant que celui d’un violoncelle, quelque chose de plus proche de l’âme, une expressivité à la fois plus raffinée et plus poignante.

─ Je vois que tu es passionné.

─ La musique, c’est le seul domaine où je me sente des aptitudes, et elle est ma béquille.

─ Quel genre d’étude peut-on faire en musique ?

─ Il faut que j’essaie d’entrer au conservatoire. Je suis déjà un peu trop âgé.

─ Tu joues de quel instrument ?

─ Du clavecin, et surtout de la viole, c’est plus facile à transporter.

 

Que ce garçon soit mon cousin, je m’en fous un peu, mais sa singularité me fascine : un créole un peu timide, ou en tout cas très réservé, qui ne s’intéresse qu’à la musique classique ancienne et qui joue du clavecin et de la viole, ça ne doit pas courir les rues de Saint Denis de la Réunion. Je suis assez admiratif. Il faut une bonne dose de personnalité pour s’éloigner ainsi du troupeau qui n’a d’oreille que pour la techno ou le hard rock. Il vit dans un autre monde ce garçon. C’est peut-être un monde merveilleux, où tout n’est que beauté, harmonie, émotions et sentiments. Je ne peux rien lui apporter dans ce domaine, je n’ai fait jusqu’alors que survoler la musique classique, et j’ai des goûts très hétéroclites, assez indéfinis, et qui dépendent de mes humeurs du jour. Mais je peux peut-être l’initier à mon domaine à moi, l’architecture, la peinture, la sculpture… il a l’air tellement sensible qu’il ne peut rester indifférent à ces expressions artistiques. En fait j’ai très envie de le mieux connaître.

 

2° partie

 

Physiquement mon cousin créole n’évoque pas un mannequin de Versace, mais je lui trouve une originalité, un type inhabituel, loin du côté mignon ou du charme irrésistible aux pièges desquels il est difficile de ne pas se laisser prendre. Peu importe qu’il ne réponde pas du tout à mes critères habituels, ces jeunes corps longilignes de nageur, ces muscles puissants mais fins et superbement dessinés, toujours en tension sous la peau, ces courbes nerveuses, et une petite frimousse à croquer. Rien que ça ! Ce n’est pas difficile de faire le portrait robot de son mec idéal : il serait brun, avec de beaux yeux noirs au regard de velours, de longs cils à faire pâlir les filles de jalousie ; il aurait une élégance naturelle et une humilité en dépit de sa beauté et de son pouvoir de séduction ; enfin, non pas enfin, surtout il serait intelligent et compréhensif, délicat et raffiné, affectueux et tendre, caressant et doué pour l’amour. On peut bien rêver, non ? Ça ne coûte rien de rêver, si l’on sait retomber dans la réalité sans se faire une double fracture, ni même un hématome, et surtout pas un bleu à l’âme.

De toute façon ces critères-là ne m’ont mené nulle part jusqu’à présent, alors remettons les pieds sur le sol, n’hésitons pas à pousser une petite pointe de bon sens en portant une attention à un élan de l’âme plus qu’à un élan du corps.

Iony, ce cousin s’appelle Iony, c’est un prénom inhabituel que je trouve très doux à prononcer, Iony me captive. Je ne sais pas vraiment pourquoi il m’attire, sans doute parce qu’il n’est pas comme les autres, parce qu’il ne ressemble à aucun des garçons que j’ai pu rencontrer.

Pas banal son physique ! Métisse, ça c’est sûr, mais à la peau claire, et douce, douce comme celle d’une fille, je l’ai senti quand nous nous sommes embrassés, sur les joues, normal entre cousins. Est-ce que les Réunionnais ont tous la peau aussi douce ? Il faudra que je lui pose la question. Il va sans doute rougir jusqu’aux oreilles car j’ai l’impression qu’il a une grande timidité concernant les appétits du corps.

Pas banal, disais-je, son physique, quelque chose dans les traits qui rappelle une aristocratie de vielle souche. Pourtant il n’y a pas de doute, il descend d’un black, d’un esclave. Peut-être a-t-il fait, comme le font passionnément beaucoup de Réunionnais, des recherches généalogiques. Ce serait très indélicat de lui poser maintenant la question. Je dois au contraire tout faire pour le mettre à l’aise.

Je ne peux m’empêcher de penser qu’il est peut-être le descendant d’un des naufragés du vaisseau l’Utile qui, en 1761, transportait une cargaison clandestine d’esclaves. Sans doute est-ce parce que je viens de connaître ce drame historique. On sait comment ils étaient choisis, les esclaves. On prenait les jeunes hommes les plus grands, les plus forts, bien bâtis, bien musclés, on allait même jusqu’à leur soupeser les roustons pour s’assurer qu’ils seraient de bons géniteurs. Par l’entêtement de son capitaine, le navire s’est fracassé sur un minuscule récif de corail perdu au milieu de l’océan Indien, harcelé par les ouragans. Les blancs ont réussi à fuir après avoir construit une embarcation à partir des restes de l’épave de l’Utile. Des 140 esclaves abandonnés là on n’a retrouvé que 7 femmes et un bébé, quelques quinze ans plus tard. Mais on sait que des hommes noirs ont tenté d’échapper à cet enfer sur des radeaux de fortune. Peut-être quelques-uns ont-ils réussi, dont l’ancêtre de Iony.

Irène Frain raconte merveilleusement cette histoire vraie dans son roman Les naufragés de l’île de Tromelin.

Mais je m’égare. L’île Bourbon, maintenant la Réunion, était tellement éloignée dans l’océan Indien de ce petit bout de rocher corallien appelé du nom breton de Tromelin, qu’il est impossible qu’un survivant ait pu y accoster.

 

Iony est un garçon au corps long et mince, à la limite de la maigreur, qui se déplace avec souplesse et élégance. Il a une distinction naturelle, assez rare chez un garçon de cet âge, inspirant d’emblée de la retenue à qui aimerait tenter une certaine familiarité. Sa politesse génère une distance décourageant l’approche cordiale qui m’est habituelle.

Tout cela m’est un peu étranger et devrait tout au plus appeler de ma part un peu de curiosité. Eh bien je ressens beaucoup plus que de la curiosité, je ressens l’envie impérieuse de nouer un lien avec ce jeune.

 

 

3° partie

 

─ Donc tu joues de la viole. Je t’avouerai que je ne connais pas bien. C’est un instrument très ancien ?

─ C’est un merveilleux instrument. La viole de gambe dérive du rebab arabe, apporté en Espagne par les Maures vers le VIII° siècle. Elle a eu ses heures de gloire, puis a été supplantée par le violoncelle. Elle a fini par disparaître quand le violon, à l’origine un instrument de rue et de cabaret, comme l’accordéon actuellement, prit peu à peu ses lettres de noblesse. La révolution française, jugeant la viole trop aristocratique, contribua à sa disparition. Mais le récent regain de faveur pour la musique baroque l’a remise au goût du jour, et le film Tous les matins du monde d’Alain Corneau, avec le fameux violiste Jordi Savall, a contribué à sa nouvelle popularité.

─ Tu en parles en connaisseur. Et que joues-tu sur cette viole de gambe ?

─ Sainte-Colombe, Marais, Forqueray, Abel, Couperin, Lully,…

─ J’aimerais bien t’entendre. Tu jouerais pour moi ?

─ Oui, bien sûr, avec plaisir.

 

Nous convînmes qu’il viendrait chez moi le lendemain en fin d’après-midi, à 18 heures 30.

Il arriva ponctuellement à l’heure convenue. Je le soupçonne même d’avoir attendu qu’il fût exactement l’heure dite pour sonner.

 

─ C’est sympa d’être venu. Viens, je te fais visiter, et après on s’installe confortablement. Tu aimes le contemporain ?

─ Ça me surprend. Les peintures et les sculptures surtout. Chez mes parents c’est très XIX° siècle, capiton et passementerie, paysages romantiques.

─ On va faire un pacte si tu veux : tu vas être mon prof de musique et je serai ton prof d’art contemporain.

─ Tu vas avoir du mal.

─ Je crois que toi aussi.

─ Prof, je n’aime pas trop.

─ Tu as raison, moi non plus. J’ai employé le mot par facilité. Maître c’est trop prétentieux, précepteur vieux jeu et encore une histoire d’autorité, mono peut-être ? C’est plus jeune et ça fait moins pédago-je-sais-tout. Pas gentil mono ça fait Club Med.

 Va pour mono.

─ J’ai préparé de la sangria, tu connais ?

─ Non, c’est quoi ?

─ C’est du vin rouge léger, sucré, dans lequel ont macéré des fruits, des oranges, des pêches, des pommes,… C’est doux, c’est frais, c’est bon. Tu veux goûter ?

─ Juste un peu, je ne bois pas d’alcool.

─ C’est ta religion qui te l’interdit ?

─ C’est par goût.

─ Tu ne t’es jamais saoulé avec des copains ?

Une fois j’ai trop bu. J’ai été malade. Et puis j’ai pleuré pendant des heures.

─ Tu as le vin triste ? Ou bien tu avais une bonne raison de pleurer ?

─ Oh oui !... Bon, je vais jouer un morceau.

 

Je compris qu’il n’en voulait pas dire davantage. Il sortit de sa housse cette forme aux courbes féminines et voluptueuses, prit délicatement l’archet et le porta deux fois à ses lèvres avant de régler les cordes de son instrument. Je m’étais assis par terre assez près de lui pour donner à la scène un petit air d’intimité. Il joua un air que je trouvai un peu austère, aux accents mélancoliques. Il avait un regard étonnamment lointain, non dépourvu d’une certaine tristesse. Jouait-il vraiment pour moi avec ces jeux dans le vague ? En tout cas son jeu me parut d’une rare qualité, habité par une sensibilité hors du commun. Pas virtuose, mais extrêmement nuancé et profond. Iony vivait sa musique.

Je le lui dis. Il rougit légèrement.

 

─ Je me sens en communion avec cette musique. J’ai l’impression de quitter ce monde et de retrouver une harmonie perdue.

 

J’avais le sentiment que ce garçon avait une personnalité hors du commun et qu’il me ferait peut-être découvrir des beautés insoupçonnées.

Quand il posa ses yeux sur moi pour l’au revoir, je fus surpris par la profondeur infinie de son regard. Il y avait dans ces pupilles noires quelque chose comme un trop plein d’âme qui me plongea dans le trouble. Je le laissai partir à regret, espérant déjà sa prochaine visite, dans quatre longues journées.

 

4° partie

 

Mais qu’est-ce qui m’attachait ainsi à ce cousin que je connaissais à peine ? Un garçon assez énigmatique, d’une sensibilité exacerbée, qui semblait s’être trompé d’époque.

D’habitude, si l’on peut parler d’habitude car les occasions furent relativement rares, c’était d’abord une attirance physique, un trouble des sens, un émoi charnel, qui me poussaient à entreprendre une relation. Après, bien sûr, j’entendais que naissent des sentiments et une sorte de communion, dans le respect mutuel du caractère de chacun. En fait je n’ai jamais vraiment analysé, mais au départ il y avait toujours cette sorte d’aimantation physique. D’ailleurs, n’en est-il pas toujours ainsi ? Eh bien avec Iony il en allait tout autrement.

Je ne crois pas que ce qui m’attirait chez ce garçon fût son métissage, ce mélange de races et de civilisations, de croyances et de rites. Je ne m’étais jamais soucié de généalogie et avais particulièrement négligé la mienne. Néanmoins ce descendant de la traite des noirs dans laquelle, peut-être, certains de mes ancêtres avaient été impliqués, ne me laissait pas indifférent.

Ce n’était pas non plus son côté anachronique qui me portait vers lui. Je trouvais même dommage qu’il ne profitât pas de toute l’offre à sa jeune existence dans cette fin du XX° siècle. Rien ne semblait l’intéresser en dehors de cette musique baroque jouée sur des instruments anciens. Le cinéma l’ennuyait, la musique qu’écoutaient les jeunes de son âge lui écorchait les oreilles, les revendications des lycéens et des étudiants le laissaient indifférent, alors ne parlons pas des boîtes et des raves parties ! Je le soupçonne d’avoir aussi laissé son corps en jachère, et négligé les appels pourtant pressants d’une sexualité en plein essor. Sans doute n’a-t-il pas connu de filles, trop timide, trop réservé, trop pudique, trop sentimental pour se laisser aller à une aventure sans lendemain. Ou alors peut-être a-t-il eu une grosse déception pour que ses yeux noirs s’emplissent parfois d’une ombre d’amertume.

 

Il est venu dans mon rêve. Nous étions dans son île et nous marchions depuis plusieurs heures sur les épanchements de lave du volcan de la Fournaise. C’était une zone interdite, parce que la lave n’était pas encore refroidie en épaisseur et que la croûte pouvait s’affaisser sous le poids de nos corps. Le sol fumait à de nombreux endroits où des fissures laissaient s’échapper l’haleine des profondeurs. Parfois nous longions un petit cratère qui nous ouvrait sa béance sur le cœur de la terre. Comme pour nous attirer, sa gueule se parait de mille couleurs qui miroitaient sous le soleil avec des éclats d’or et des brillances argentées. Dans ce paysage de fin de monde il y avait une beauté étrange qui nous émerveillait et que nous recevions comme un don du destin. Une impulsion qui sommeillait en nous à notre insu nous précipita dans les bras l’un de l’autre. L’étreinte fut d’une telle intensité que nous ne faisions plus qu’un et qu’il parût impossible désormais de nous désunir. Nous étions nus et nos corps enlacés fusionnaient comme le faisait la nature sous nos pieds. Ce n’était pas seulement une union charnelle, c’était, bien au-delà d’une jouissance des sens, une véritable communion qui ouvrait notre cœur et notre âme à une illumination.

Ce rêve était allé au-delà de mon imagination. En général, quand je rêvais éveillé de relations amoureuses, ma libido se complaisait à des descriptions avantageuses de corps souples et musclés, de beaux visages avenants, de sexes ardents et performants, et aussi de sentiments, mais sans doute moins fondamentaux que le vertige physique. Il montait alors en moi une excitation à laquelle, d’une manière ou d’une autre, je devais mettre un terme.

Rien de tel ici, ce n’était pas une attirance physique qui m’avait projeté dans ses bras, c’était quelque chose de beaucoup plus puissant encore, une force inconnue et bien supérieure au désir de la chair. Je me réjouis que pour une fois j’aie pu garder une probité, une pureté à une union amoureuse, fût-elle virtuelle et inconsciente.

 

5° partie

 

Je lui racontai mon rêve, sans mentionner les remarques qu’il m’inspira. Quel ne fut pas mon étonnement de voir ses yeux s’embuer. Iony était au bord des larmes. Je m’approchai de lui et le pris dans mes bras comme on console un enfant qui a du chagrin. Il se laissa faire et pleura doucement sur mon épaule. Je n’osai lui poser la moindre question, le laissant écouler une peine dont j’ignorais totalement la raison. J’étais triste de le voir ainsi malheureux et en même temps je me réjouissais qu’il s’abandonnât dans mes bras et me livrât une souffrance intérieure. Sans doute me dirait-il, un jour, ce qui faisait saigner son cœur, quand il aurait totalement confiance en moi, ou, espérais-je, quand il manifesterait à mon égard des sentiments auxquels j’aspirais de toutes mes forces.

Nous nous fréquentions depuis maintenant trois mois, et mon attachement, devenu d’abord une tendre affection, puis bien davantage, était en fait un sentiment dont je ne me cachais plus qu’il était d’amour. Moi qui d’ordinaire avais tendance à railler le sentimentalisme romantique échevelé, j’avais l’impression d’être tombé dans ce piège et de m’en délecter.

Ma délectation était néanmoins un peu douloureuse car j’ignorais si mes sentiments amoureux rencontraient un écho chez ce jeune musicien. Je n’osais lui en parler, par crainte d’être déçu et de le perdre à tout jamais. J’étais devenu aussi timide et réservé que lui et je ne me reconnaissais pas.

A peine était-il parti, après l’une de nos rencontres, qu’il me manquait déjà. Et je faisais défiler tout ce qu’il avait pu me dire, tout ce qu’il avait suggéré, ou que j’interprétais comme tel, tous les signes, mêmes infimes, signifiant son attachement. Je m’efforçais de retrouver la musique qu’il m’avait jouée, quelque fois plus enjouée que celle de Sainte Colombe, et je notais avec plaisir que son regard allait de moins en moins vers un inaccessible lointain et se posait parfois sur moi avec, croyais-je, un reflet de tendresse.

Hélas j’avais l’impression qu’il vivait dans un monde qui m’était inaccessible. Il ne pouvait se passer de musique et dès qu’il me quittait il remettait ses écouteurs dans les oreilles et semblait se couper du monde. Il vivait dans une sorte de thébaïde musicale, un bastion inaccessible à qui ne faisait pas partie de son microcosme.

J’aimais découvrir avec lui des compositeurs que je ne connaissais que de nom, ou dont je n’avais jamais entendu parler parfois, des sopranes merveilleuses, des ténors remarquables. Petit à petit je parvenais à distinguer les différentes tessitures de voix et le parti pris, le style des chanteurs. Tout à coup il détachait de son oreille un écouteur et il me le tendait :

 

─ Ecoute ça, c’est magnifique !

 

J’adorais ces instants où nous étions, l’un tout près de l’autre, unis par la musique. Je priais pour que le passage musical durât une éternité. Plus que la musique, ce que je goûtais surtout était cet instant privilégié où j’étais presque contre lui. Le « presque » est d’importance car si nous nous effleurions parfois, je n’osais le toucher vraiment de crainte de rompre le charme de sa proximité. Ce geste tant de fois imaginé, tant de fois promis, que je ne parvenais pas à faire : le prendre dans mes bras et l’embrasser. Au moment décisif j’étais comme paralysé par la peur de détruire ce qui était manifestement de sa part une profonde amitié.

 

6° partie

 

Je ne m’étais pas posé la question de savoir s’il pouvait aimer un garçon, et si l’idée l’avait un jour effleuré. Ce qui m’importait était qu’il m’aimât moi, un garçon.

Cette peur qui me paralysait, je l’avais rarement éprouvée aussi fortement. Peur qu’il me rejette, parce que l’amitié est une chose, et que l’amour en est une autre. Ne me dirait-il pas que l’amour suppose une union physique, charnelle, et que forniquer avec un garçon lui avait toujours provoqué une certaine révulsion ? Oh, il ne le dirait pas aussi brutalement, car il est très délicat, mais ses circonlocutions embarrassées et pommadées à la crème d’amande ne laisseraient aucun doute sur son aversion de l’accouplement homosexuel.

Non, l’aveu direct de mes sentiments était trop risqué, et de toute façon il m’était impossible. Il fallait que je trouve à donner des signes qui l’amèneraient à comprendre, à deviner, ce qu’il était réellement pour moi, sans que je sois ouvertement compromis.

Je multipliai les attentions, lui achetant un cd dont il m’avait parlé, lui donnant un livre que j’avais particulièrement aimé, lui expliquant avec passion les œuvres d’art contemporain qui l’avaient surpris chez moi lors de sa première visite. Quand il venait me voir il y avait toujours pour lui des letchis, des ananas, des mangues car il m’avait dit que ces fruits lui manquaient ici. Je lui versais du thé à la vanille, comme il en buvait là-bas, et je trouvais bon ce breuvage uniquement parce que c’était partager quelque chose avec lui.

Un jour où il m’avait tendu un écouteur, nous étions tellement près l’un de l’autre que, sous le fallacieux prétexte de me concentrer sur l’écoute dans une position plus confortable, je posai mon bras sur ses épaules. J’en tremblai mais il ne réagit pas et nous continuâmes notre écoute presque enlacés. Un autre jour où il m’avait joué sur sa viole une musique très simple mais particulièrement émouvante issue du répertoire catalan, j’avais, sous le coup de l’émotion, posé ma main sur son avant-bras, pour la retirer presque aussitôt, de crainte que le geste fût trop éloquent.

Je ne me reconnaissais pas dans cette frilosité, et je me haïssais car ma nature était plutôt d’être spontanément cordial et affectueux avec qui me plaisait. Avec Iony c’était l’inverse, je m’appliquais à retenir tout geste trop doux, trop tendre, trop chaleureux, à contrôler toutes les manifestations d’une effusion sentimentale.

Comment percevait-il tout cela ? Sa sensibilité détectait-elle un peu plus que de l’amitié ? Il était impossible qu’il fût aveugle à mon inclination. Alors pourquoi gardait-il cette légère et insupportable distance ? Etait-ce celle qui sépare l’amitié de l’amour ? Je doutais, je doutais, et ce doute s’insinuait en moi et distillait une souffrance qui me rappelait les pires moments de mes amours déçues.

Il fallait que je provoque une situation irréversible. En serais-je capable ? Ou attendrai-je, indéfiniment peut-être, qu’il fît le premier pas ?

 

7° partie

 

 Ce jour-là je l’avais trouvé particulièrement attachant quand il m’avait, avec une brillance particulière dans ses beaux yeux noirs, fait percevoir toute la richesse du timbre de la viole, comment les cordes à vide entraient en résonance sur les harmoniques des autres notes, ce que ne faisaient beaucoup moins les cordes du violoncelle. Il m’avait parlé de la couleur de la musique, avec le même enthousiasme que le mien quand je lui faisais remarquer la subtilité de certains accords de couleurs dans mes tableaux :

 

─ En musique, tu vois, la couleur, c’est l’harmonique, ce qui fait qu’un air est triste ou joyeux. La musique, c’est l’expression des sentiments et des passions.

─ Oui, tout à fait d’accord. Mais elle n’en a pas l’exclusivité. Il y a tout d’abord les mots, les regards, les gestes, il y a…

─ Arrête Alex. Je sais ce que tu veux me dire : il y a tes mots, tes regards, tes gestes,…Il faut que tu saches : je suis infiniment attaché à toi, tu m’apportes l’affection dont j’ai tant besoin, la tendresse, l’amour, je crois, et je voudrais tant garder tout ça. Tu m’es tellement précieux, Alex ! Mais je suis une victime du destin. Mon cœur est prisonnier, à jamais prisonnier. J’ai tellement peur que tu me chasses si je te dis que je ne peux pas t’ouvrir mon cœur. Tu donnes de l’amour à un infirme de l’amour.

─ Qu’est-ce que tu racontes, Iony ? Je ne comprends pas, explique-moi, avant que j’aie trop mal. Tu es amoureux, c’est ça ? Amoureux malheureux ? Tu ne m’en as jamais parlé.

─ Tu ne me l’as jamais demandé. Tu ne m’as jamais posé de questions sur ma vie intime, par discrétion sans doute, bien que tu aies perçu la tristesse que je trimbale partout malgré les éclats de rire. J’ai particulièrement apprécié cette délicatesse. Alors je vais te dire :

Tu ne sais pas que nous étions deux, deux garçons nés en même temps de la même mère, deux frères jumeaux plus identiques que des clones. Nos parents cultivèrent cette similarité et tout le monde nous confondait. Pour nous, chacun était le double de l’autre, au point de perdre son identité dans la joie d’être l’autre. En fait nous étions deux et nous ne faisions qu’un. Tout ce que l’un faisait était aussitôt répété par l’autre. Loin de provoquer une quelconque exaspération, cela nous rapprochait davantage encore. L’amour, car il s’agissait bien d’amour, était fusionnel, comme il ne peut pas l’être entre deux êtres différents. Je pourrais te raconter des anecdotes marrantes mais je ne voudrais pas te barber avec mes histoires.

─ Tu sais bien que tu ne m’ennuies jamais.

─ Nous n’avions pas besoin de parler ou de faire des signes pour communiquer entre nous. Et lorsqu’on nous demandait des mots pour dire nos idées, nos réflexions, nos connaissances, pour un devoir de français par exemple, nous faisions le même commentaire, avec le même vocabulaire, les mêmes arguments, la même construction. Nous faisions aussi les mêmes fautes, bien que le prof nous ait séparés de toute la longueur de la salle de classe. Aux yeux des autres élèves nous n’étions pas loin d’être des magiciens. Cette particularité nous valait une célébrité un peu rigolarde mais néanmoins amicale, dans l’établissement.

Si chacun de nous était l’autre en même temps, il en allait de même pour nos corps. Nous ne nous endormions que blottis l’un contre l’autre, nus et chastes, comme si nos peaux ne faisaient qu’une, comme si nous étions des frères siamois.

 

La sonnerie du téléphone interrompit ses confidences.

 

─ Tu ne réponds pas ?

─ Non, je préfère t’écouter.

 

8° partie

 

─ Nous n’étions cependant pas tout à fait identiques, en tout cas la machinerie humaine ne l’était pas. Mon frère, peu après ses seize ans, a été victime d’une rupture d’anévrisme. Des hommes en blancs sont venus et se sont emparés de lui, mais je crois qu’il était déjà mort, et j’aurais tant voulu le garder dans mes bras. Lui, mort, et pas moi ! Tout s’écroulait, tout s’effondrait. Il arrivait quelque chose à l’un et pas à l’autre. Nous n’étions pas semblables, nous étions différents. Tout ce que nous avions vécu ensemble jusqu’alors était faux. Vouloir mourir comme lui m’éloignait davantage encore de lui car il n’avait pas voulu mourir.

Plus tard, d’autres hommes en blanc sont venus pour me conduire dans une clinique. Là des hommes et des femmes en blanc se sont donnés la mission de ramener à une vie ordinaire cette épave que j’étais, perdue dans les fonds abyssaux du désespoir. Ils m’ont accompagné jusqu’à une rive à peu près inconnue, où je me suis senti nu et vulnérable. J’avais perdu tous mes repères et plus rien du monde ne m’intéressait. Les grands enthousiasmes utopiques et quelque peu naïfs des jeunes pour une société où il n’y aurait plus d’injustice, plus de dominants, plus de pauvres, plus d’argent, plus de méchanceté, me laissaient indifférent ; les combats pour l’extension des droits et des libertés des lycéens et des étudiants m’indisposaient ; les discours agressifs et les luttes syndicales m’exaspéraient. Je voulais fuir, me retrouver ailleurs, sur une petite planète, rien qu’à moi, pas trop grande, où je pourrais facilement trouver mon chemin, à l’abri du bruit et de la fureur.

Je ne voyais plus l’utilité de poursuivre mes études. D’ailleurs l’utile m’excédait. C’était pour l’apparemment inutile que je pouvais avoir à la rigueur un peu d’appétit. La télévision, le cinéma ne parvenaient plus à me distraire, ni d’ailleurs la lecture, que j’aimais tant. J’allais tomber dans un profond ennui chronique lorsque j’entendis un son métallique violent, un bruit énorme et dur qui enfla jusqu’à l’insupportable, et qui déchiqueta mes pensées. L’écho en moi se prolongea comme s’il ne voulait jamais finir, me tétanisant sur place, vidant mes sens de toute leur substance.

Puis j’ai senti à côté de moi une présence. Une mélodie jouée au début tellement bas que les notes se brisaient parfois avant de parvenir jusqu’à moi, laissant des intervalles de silence, prit timidement le relais de l’écho destructeur. C’était une mélodie très douce et envoûtante qui bientôt s’installa et terrassa les derniers vestiges de l’écho. Les sonorités étaient chaleureuses et poignantes, avec une richesse de timbre et un développement inhabituel des harmoniques. Elles allaient directement à l’âme. Je ne sais pas comment j’ai su qu’il s’agissait d’une viole de gambe car je n’en avait jamais entendu. Je suppose que c’est lui qui me l’a soufflé. C’était lui, la présence. Il était là, tout près de moi. Je ne pouvais le toucher, certes, mais je ne pouvais douter de sa présence. J’aperçus une lumière qui brillait dans mon obscurité, et je sentis le flux de cette marée d’amour, qui était nôtre, m’envahir.

J’ai su, alors, que nous nous aimions d’un amour d’éternité et que vivre c’était pour moi m’abandonner complètement à cet amour, à l’exclusion de tout autre.

 

Il se tut. Je le laissais s’immerger dans les flots régénérants de cet amour mystique.

Je fermai les yeux pour empêcher les larmes d’y monter, mais sans grand succès.

 

9° partie

 

Heureusement, perdu dans son univers d’amour immortel, il ne vit pas mes larmes. Il reprit son récit.

 

─ Je n’ai eu de cesse de retrouver cette mélodie par laquelle il a manifesté son retour près de moi. Je me suis mis à apprendre à déchiffrer des partitions, à jouer de la viole de gambe. Au début c’était très difficile, je n’arrivais pas à trouver le beau son, je tenais mal mon archet et la viole grinçait. J’étais découragé. Alors j’ai essayé le clavecin. Assez vite j’ai obtenu de meilleurs résultats, mais les sonorités du clavecin n’approchèrent jamais celles qui m’avaient envoûté lors de nos retrouvailles. Néanmoins c’est sur le clavecin que je recherchai cette mélodie d’amour qui avait annoncé son retour. J’épluchai les partitions de Jean-Baptiste Forqueray, en tout cas les transcriptions pour clavecin qu’il avait faites des pièces pour viole de son père, Antoine Forqueray. Les afflictions de Jean-Baptiste, enfant malheureux, et emprisonné à l’âge de vingt ans à la demande de son père, par vengeance, ne sont certainement pas étrangères à la passion que j’ai de sa musique.

Tu comprends, mon frère est avec moi à travers la musique, alors elle est ma vie, je me laisse aller en elle, je suis habité par elle, elle m’accompagne partout, elle est l’air que je respire. Mais, comme l’air que je respire, elle n’est pas toujours à la hauteur de ce que j’espère. Elle peut être simplement agréable, parfois même un peu ennuyeuse, alors je suis triste parce qu’elle n’est pas le reflet de cet amour dont je te parle.

Tu comprends ?

─ Oui, je comprends.

─ Alors, tu veux bien de moi comme je suis ?

─ Evidemment. Comment peux-tu en douter ?

─ J’avais très peur que mon amitié ne te suffise pas.

 

Bien sûr que non, elle ne me suffit pas.

Quelle place pouvais-je prendre dans un cœur aussi plein de cet amour éthéré, dont le seul aliment était cette musique ancienne, sa béquille m’avait-il dit, communiquée par un fantôme ?

Avais-je le droit d’essayer de le sortir de son rêve éveillé ? Essayer de le ramener, ne serait-ce qu’un peu, à la réalité du monde, ne serait-ce pas le détruire au lieu de le sauver ? Ne serait-ce pas pur égoïsme de ma part ? Qu’est-ce que j’appelais la réalité du monde, sinon l’amour que je lui portais et mon désir de lui ?

Sans doute avait-il très peur, maintenant qu’il s’était retrouvé une raison de vivre, fût-elle spectrale et surnaturelle, de faire un pas dans sa nouvelle réalité, celle de n’être plus deux, mais un seul. Pourtant il avait bien le droit de jouir de tous les fruits de la vie.

 

Je devais renoncer à mes élans de romantisme enivré, à la limite du kitch. Mais je ne pouvais pas renoncer à lui, à sa présence, à son amitié. Trouverai-je la force de me contenter de ce qu’il pouvait me donner ?

Ne pas le perdre, surtout ne pas le perdre.

 

 

 

      

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

   

 

 

 

 

 

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