121 Tirer le diable par la queue
─ Reste. J'aimerais tant que tu restes avec moi ce soir.
─ Tu penses comme ce serait avec joie ! Mais tu sais bien que je ne peux pas, Alex.
─ Ce n'est pas un jour comme les autres, c'est mon anniversaire.
─ Oui, et on l'a bien arrosé, hein ? Ça nous a drôlement excités.
T'es super, Alex, tu m'as fait jouir comme jamais, et ça me rend malade
de ne pas pouvoir rester.
Il était ainsi Dimitri, il ne pouvait jamais rester avec moi
pour que nous passions une soirée ensemble, une nuit ensemble. Il
m'appelait généralement en fin d'après midi, après son travail :
─ T'es chez toi ? J'peux venir, là, maintenant ? Sûr, ça te dérange pas ?
Invariablement il me disait combien je lui avais manqué depuis
la dernière fois, et combien il regrettait de ne pas pouvoir venir
autant de fois qu'il le voudrait.
Il habitait chez sa mère, m'avait-il dit, une très modeste maison
mitoyenne dans un quartier populaire. C'était une femme malade dont il
devait s'occuper, ce qui lui laissait très peu de temps libre. Une
femme très fragile des nerfs et particulièrement anxieuse. Folle
d'inquiétude quand il rentrait en retard, en proie à des palpitations
frénétiques et des oppressions cardiaques. Alors il était très attentif
à l'heure et s'appliquait à avoir une ponctualité d'horloge suisse.
Ses visites chez moi étaient donc toujours assez brèves, ponctuées
de regards furtifs vers sa montre ou vers l'écran de mon décodeur
satellite indiquant l'heure. Cela jusque dans les moments les plus
inopportuns. Des visites qui me laissaient toujours un petit goût amer.
Ce n'était pas le compagnon que j'espérais. Sous une carapace
finalement assez fragile, je suis un sentimental, presque romantique,
et ces séances quasi furtives, où l'on ne faisait que l'amour, ne me
satisfaisaient pas. Certes, il avait une belle gueule et un petit cul
affolant, que je ne pouvais me résoudre à abandonner. Mais je souffrais
de ne jamais pouvoir passer un week-end avec lui, sortir avec lui, pas
même aller au cinéma ou au restaurant, ni prendre un pot, et ne parlons
pas des boîtes ! Cette indisponibilité permanente me paraissait
anormale et il me semblait qu'elle cachait un secret.
Nos « séances » chez moi se déroulaient toujours de la même
manière. Nous nous installions dans ma chambre, qui fait office de
séjour puisqu'il y a tout dans cette grande pièce, lit, fauteuils,
canapé, tables basses, bar, chaîne hi fi, télévision, bureau,
ordinateurs ... Je mettais une musique douce, je nous servais un bon
whisky, je m'asseyais près de lui à même l'épais tapis en mèches de
laine berbère, et je commençais les câlins. Il ne prenait aucune
initiative, mais se laissait embrasser, caresser et déshabiller en
émettant de petits ronronnements de chat comblé. Je lui prenais ses
belles mains de pianiste et les invitais à m'enlever ce qui me restait
de vêtements, ce qu'elles faisaient, languides et attentives comme si
elles accordaient un instrument à cordes. Lorsque nous étions nus tous
les deux je l'enlaçais et prenais possession de lui car je savais qu'il
préférait une jouissance plus passive, que sa sexualité était
configurée pour la soumission. Ensuite il léchait la sueur qui perlait
sur ma poitrine en signe de reconnaissance, en surveillant l'heure du
coin de l'œil.
J'aimais faire l'amour avec ce garçon, et je percevais bien que
c'était réciproque, mais il était tellement muet sur sa vie qu'il y
avait comme un écran entre nous. Je décidai de tenter de percer son
secret.
Que me cachait donc ce garçon qui
ne m'avait même pas donné son adresse, qui ne voulait pas que je
l'appelle au téléphone, qui ne désirait pas qu'on me voie en sa
compagnie, qui m'avait dit que sa mère en mourrait si elle apprenait
que son fils avait des relations sexuelles avec un homme ?
Cet attachement à la mère peut se comprendre, bien qu'excessif,
car il y a des mères possessives qui asservissent leurs enfants. Mais
cette peur, à son âge, Dimitri m'ayant dit avoir 23 ans, était
anormale, même chez un être au caractère mal trempé.
D'abord connaître son adresse.
Quand il m'annonça sa visite un peu à l'avance, je louai une
voiture pour ne pas utiliser la mienne dont il connaissait la marque,
la forme et la couleur. Lorsqu'il partit retrouver sa mère
ponctuellement à l'heure fixée, je le suivis jusqu'à chez lui. Pour la
suite de mon enquête je n'avais pas de plan précis. Peut-être
téléphoner à sa mère sous une fausse identité et un faux prétexte pour
essayer d'en apprendre un peu plus ?
Je suis très mal à l'aise dans cette situation de doute, de
suspicion, de défiance, il faut qu'un jour je sache ce que me cache ce
garçon par ailleurs gentil, affectueux, attaché à moi, je crois.
C'est le hasard qui me fit le
rencontrer. Un hasard assez banal. Un jour, rentrant de mon étude, un
violent orage se déchaîna et déversa des trombes d'eau sur l'avenue
Victor Hugo que j'étais en train de remonter en voiture. Je voyais à
peine à travers le pare-brise mais j'aperçus néanmoins, sur le trottoir
déserté par les piétons, un pauvre homme en chemisette, tout trempé,
qui courait sous la pluie. Je m'arrêtai à sa hauteur, baissai la vitre
et lui proposai de le ramener chez lui.
─ J'ai ma voiture cours Albert Camus, me dit-il. Merci de m'emmener là-bas.
Pendant que je le conduisais à sa voiture, je me rendis compte
qu'il était jeune, 20 -25 ans, qu'il avait un beau visage exprimant
douceur et gentillesse. Il n'arrêta pas de me remercier, et me
complimenta sur l'équipement de ma voiture et son look intérieur. Il me
demanda si j'habitais la ville, sembla s'intéresser un peu à moi... je
lui proposai de nous revoir :
─ Avec plaisir, me dit-il. Donnez moi votre numéro de téléphone, je vous appellerai.
Le « Je vous appellerai » me laissait dubitatif. Combien de
fois ne m'avait-on pas fait le coup ? J'oubliai donc ce passager dont
je ne connaissais même pas le nom. Aussi eus-je la surprise, trois
jours plus tard, d'entendre sa voix dans mon portable :
─ Je vous avais promis de vous appeler. Vous vous souvenez de moi, le type sous la douche ?
J'ai failli lui dire que je n'oubliais pas aussi facilement les beaux garçons, mais je restai beaucoup plus neutre :
─ Oui, je me souviens, bien sûr.
─ Vous êtes toujours d'accord pour qu'on se revoie ?
─ Oui, évidemment, puisque je l'ai proposé.
─ J'ai un petit moment demain après mon travail, vers 18h, si ça vous convient.
─ Je m'arrangerai.
Pour une première fois, je n'ai pas souhaité le recevoir chez
moi, nous sommes allés dans une brasserie qu'il a lui-même choisie. Un
endroit assez médiocre dans lequel je l'ai senti mal à l'aise. Alors je
lui ai proposé, la prochaine fois, de venir chez moi, s'il voulait
bien.
Il est venu et nous sommes devenus amants.
Un jour il arriva avec une pommette tuméfiée :
─ Mais ça te donne un charme fou ! Qui est-ce qui t'a fait ça ? Un amant jaloux ?
─ Rigole pas. C'est tout bête, je me suis cogné dans une porte en verre que je croyais ouverte.
Lorsque je lui enlevai sa chemise, selon le rite du
déshabillage réciproque pour nous retrouver nus l'un contre l'autre, je
m'aperçus qu'il avait d'autres traces d'hématomes dans le dos. Je
passai délicatement les doigts sur la peau endolorie et il frissonna
légèrement.
─ Dimitri, tu as aussi franchi des portes en verre à reculons ?
─ Laisse tomber. J'ai une peau fragile, j'ai souvent des marques un peu partout.
─ Fragile, oui, je sais. C'est ce que j'aime. Ce n'est pas une peau
de gros dur, un cuir de rhinocéros couvert de poils comme un sanglier.
Elle est lisse comme celle d'un jeune ado, et à un certain endroit que
j'adore, plus douce qu'une peau de bébé. J'aime la voir rougir comme si
elle avait honte d'être aussi délicate. Mais sait-elle qu'elle te fait
resplendir quand tu es nu ? Et toi, sais-tu que tu es bien plus beau
quand tu es nu ?
─ Alex, je suis heureux avec toi.
─ Et moi je serais plus heureux si tu ne me cachais pas la vérité.
─ L'important c'est que tu saches que je passe avec toi les meilleurs moments de ma vie.
─ Est-ce que c'est parce que tu trouves que je te fais bien l'amour ?
─ Il n'y a pas que ça. Je suis très attaché à toi. Tu es gentil, tu
cherches toujours à me faire plaisir, à me donner du plaisir, pas
seulement à prendre ton plaisir.
─ Est-ce qu'il ne doit pas en être ainsi si on n'est pas des chiens ?
─ Si. Ça devrait toujours être comme ça.
─ Et ça ne l'est pas pour toi ? Tu as beaucoup d'expériences négatives ?
─ Oh non ! Une me suffit.
─ Dis-moi Dimitri, dis-moi tout. Tu me caches un tas de choses, tu
es secret, tu es sur la défensive quand je te pose une question. Que se
passe-t-il dans ta vie ?
─ Rien d'autre que ce que je t'ai déjà dit : il y a mon travail, ma mère malade et exigeante, et toi mon amour.
─ Ta mère est trop possessive. Il est anormal qu'une mère empêche
un fils de ton âge de sortir comme il l'entend. Et que le fils en
question se soumette à des contraintes inacceptables. On dirait que tu
en as une peur bleue. Quel pouvoir a-t-elle sur toi pour te dominer
ainsi ?
─ Tu ne peux pas comprendre. Elle est malade. Toi tu as la chance
d'être libre. Tu n'as personne sur le dos, personne à charge, tu
disposes de toi.
─ J'ai fait en sorte qu'il en soit ainsi. On est en grande partie responsable de sa vie, il n'y a pas de fatalité.
─ Tu en parles à ton aise. Tu n'as pas vécu ce que j'ai vécu. Tu as
été élevé dans du coton, bichonné par tes parents, tu as une belle
situation, tu as de l'argent, tu es indépendant, est-ce que tu peux
comprendre que la souffrance peut démolir quelqu'un ?
─ Raconte-moi, justement. Tu ne me dis jamais rien de toi. Je crois que je peux comprendre la détresse d'un cœur.
─ Une autre fois, je te promets.
─ Pourquoi fuir encore ? Tu t'échappes, tu fais l'autruche, tu
reportes à plus tard. Ça ne résout pas les problèmes. Les problèmes il
faut les affronter. Je peux sans doute t'aider.
─ Je t'assure, on reparlera de ça une autre fois.
─ Je vais aller voir ta mère.
─ Oh non, s'il te plaît, ne fais pas ça ! Tu ne me reverrais plus jamais.
─ Oublie tout ça et ne pense qu'au moment présent.
« Dépêchons-nous de succomber à la tentation avant qu'elle s'éloigne »
Tu sais qui a dit ça ?
─ Non
─ Epicure, un philosophe grec, bien avant Jésus Christ.
─ Il préconisait la recherche effrénée du plaisir ?
─ Non, pas du tout, c'est l'Eglise catholique qui l'a présenté
ainsi pour condamner sa doctrine matérialiste. Je suis sûr que ta mère
est catho pratiquante.
-- Oui, mais je ne voit pas ce qu'elle vient faire là-dedans.
─ Moi je vois très bien, mais n'en parlons plus.
Les épicuriens cherchent à atteindre le bonheur permanent, et pour
y parvenir il faut commencer par éviter la souffrance. Une des sources
de souffrance est la recherche de plaisirs qui ne sont ni naturels, ni
nécessaires. Eh bien ce que nous allons faire est naturel et absolument
nécessaire, tu ne trouves pas ?
─ Oui, Epicure a raison, succombons à la tentation d'un plaisir naturel et nécessaire.
« D'abord les sensations de nos mains se promenant sur nos
corps. Tu aimes quand mes doigts passent sur ton sein et glissent
doucement vers ton aisselle. Ils laissent alors le champ libre à mes
lèvres et à ma langue s'attardant sur tes tétons qui mobilisent toute
leur énergie pour répondre à cette chaude cajolerie. Oui tu aimes, tu
écartes le bras pour que je puisse jouer avec les poils blonds qui se
lovent dans la moiteur de cette cavité. Sais-tu que la perception est
très différente pour toi et pour moi ? Et je ne sais pas ce qu'il y a
de plus érogène pour moi, si c'est le parcours de ton corps ou le
cheminement de tes belles mains sur le mien. Je descends vers ta hanche
et remonte sur le ventre. Je pose ma main à plat et je le sens palpiter
de volupté et de désir. Je rampe doucement vers ce tapis de poils, doux
comme de la mousse, où se dresse le fût d'un chêne vigoureux et
frémissant, qui me fait un accueil chaleureux et m'offre avec tendresse
une perle de son miellat. Mais je sais que ce que tu préfères reste à
venir, et je laisse ce lieu de tes plus intenses plaisirs désirer
encore un peu cette main, ces doigts qui viendront te faire perdre la
raison et t'abandonner tout entier à mon voluptueux pouvoir. J'effleure
cette peau de bébé qui enveloppe dans sa soyeuse ductilité ces grosses
olives que je fais rouler entre mes doigts, et qui mitonnent un
sirupeux et odorant onguent. Puis je me faufile avec de petits
mouvements reptiliens dans la vallée embuée qui s'ouvre à tous tes
enchantements. Le brûlant envoûtement remonte jusqu'à ta gorge d'où
sortent des incantations. Tu me rends ces caresses qui, de ces lieux
intimes font flamboyer la volupté. Tout est prêt pour consumer nos
corps dans un incendie jubilatoire.
A partir de maintenant les mots n'ont plus de sens, nous entrons
dans l'empire des sens. C'est un territoire merveilleux où tout est
luxuriance, munificence, éréthisme et volcanisme. Les portes s'ouvrent
toute grandes et nous invitent à pénétrer dans le Jardin des Délices. »
Où donc en était mon enquête pour
percer le mystère de Dimitri ? Je n'avais jusqu'alors rien fait de plus
que connaître son adresse. J'avais besoin, et en même temps je
redoutais de connaître la vérité. « Assez tergiversé, me dis-je, il est
temps de prendre le taureau par les cornes : j'irais voir sa mère
pendant qu'il est au travail.
Cette mère abusive, qui sans doute prend le prétexte de sa maladie ─
quelle maladie au fait ? ─ pour exercer un chantage sur son fils. »
J'imaginai assez bien la scène :
─ Maman, ce soir je vais au cinéma. C'est un film très drôle, tout le monde en parle au bureau, ça me distraira un peu.
─ Oh oui, il faut te distraire ? Je ne te fais pas passer une vie
bien agréable, toujours à t'occuper de moi. Tu sais, cet après-midi
j'ai encore eu une crise de palpitations, et puis j'étouffais, je
n'arrivais plus à respirer, j'ai cru que j'allais mourir.
─ Il fallait m'appeler, je serais venu tout de suite.
─ Oh non, je ne veux pas te déranger dans ton travail au bureau.
J'ai pris deux cachets au lieu d'un seul, tu sais, ces cachets dont le
docteur m'a dit qu'il ne fallait surtout pas en abuser parce qu'il
pouvait y avoir des conséquences graves, et ils m'ont calmée au bout
d'un certain temps, un temps que j'ai trouvé bien long. Mais je ne me
sens pas encore bien, et si fatiguée, si fatiguée. J'ai tellement peur
que ça me reprenne, tu ne peux pas savoir comme je suis mal.
─ Ne te fais pas de souci, maman, je vais rester avec toi ce soir.
─ Mais non, mais non, va au cinéma, je vais reprendre un cachet à titre préventif.
─ Non, non, je ne peux pas te laisser comme cela. J'irai au cinéma une autre fois, ce n'est pas grave.
─ Oh, comme tu es gentil mon chéri. Qu'est-ce que je deviendrais sans toi ?
Ou bien, autre version, assez voisine, que j'imagine :
─ Maman, il y a Charles et Mathilde qui m'ont invité à passer dimanche prochain avec eux dans leur bungalow au bord de la Saône.
─ Je suis bien contente pour toi. Tu vas pouvoir prendre ton
matériel de pêche, il y a si longtemps que tu n'as pas eu l'occasion
d'aller à la pêche.
─ Oui, peut-être, mais je crois qu'ils ont plutôt prévu une partie de kayak.
─ Oh, mais c'est dangereux, le kayak, il y a tout le temps des
accidents, des gens qui se noient, ou qui se fracassent sur les
rochers. Est-ce que tu sais suffisamment bien nager au moins ?
─ Mais oui je sais nager. Tu ne te souviens pas que j'ai eu mon brevet de natation en crawl ?
─ Mais en piscine ce n'est pas du tout pareil. Et puis il y a le
maître nageur qui te surveille et qui peut venir à ton secours si
quelque chose ne va pas.
─ Arrête, maman, la Saône c'est comme une piscine, il n'y a pas de
courants comme dans l'Ardèche ou le Chassezac, ni de rapides, et encore
moins de rochers. Sois tranquille je ne risque rien.
Dimanche matin :
─ Je viens te dire au revoir, maman, à ce soir. Je sais pas à qu'elle heure je rentrerai.
─ Oh là là, je n'ai pas fermé l'œil de la nuit. J'ai eu
d'abominables maux de ventre. Je me demande si je n'ai pas
l'appendicite. Ou peut-être est-ce ce que j'ai mangé hier soir qui ne
m'a pas convenu. J'ai pris un tas de cachets qui ne m'ont pas calmée du
tout. Si tu savais comme je souffre.
─ Je ne peux pas te laisser dans cet état. Veux-tu que j'appelle le Samu ?
─ Non, non, ça va sûrement passer. Attends un peu.
─ Je vais téléphoner à Charles et Mathilde pour leur dire que je ne peux pas venir. Ils comprendront.
─ Je suis désolée mon petit, je suis malheureuse, je gâche ta
journée, moi qui me faisais une joie de te savoir à la campagne avec
tes amis ...etc, etc.
Les scènes fictives ente Dimitri et
sa mère me trottaient dans la tête pendant que je me préparais à aller
rencontrer cette dernière, même les plus improbables et en
contradiction avec le caractère de Dimitri. Mais elles montraient bien
ma disposition d'esprit.
Voici l'une d'elles :
─ Maman, j'en ai marre de servir d'infirmier et de perdre tous
mes amis parce que tu trouves toujours le moyen de m'empêcher de les
voir. A croire que tu veux faire le vide autour de moi pour m'avoir
toujours à toi. Tu prends prétexte de ta maladie pour exercer sur moi
une pression morale et affective qui revient finalement à de la
séquestration.
─ Tu me feras mourir mon fils.
─ Cela fait cent fois que tu me dis cela et je vois que tu ne vas pas plus mal. Chantage, chantage !
Non, me dis-je alors, c'est ce que je pense et ce que je dirais
en pareille circonstance, mais cette hypothèse est hautement
improbable, le « petit » ne montre aucune velléité de rébellion.
Autre version :
─ Maman, je suis amoureux.
─ Oh comme je suis contente. Depuis le temps que j'attendais cela !
J'ai tellement hâte d'avoir des petits-enfants. Dis-moi, c'est
réciproque au moins ?
─ Oui. Enfin, je crois.
─ Il faut en être sûr, parce que tu sais, mon petit, de nos jours
il y a tellement de femmes qui ne sont que des coureuses. Elles passent
un bon moment et après elles te laissent tomber comme une vieille
chaussette pour aller avec un autre. Où l'as-tu connue ?
─ Sur le trottoir.
─ Ne te moque pas de moi.
─ Je t'assure que c'est vrai. C'était un jour d'orage, cet été, il
pleuvait à verse et je courais sous la pluie, trempé jusqu'aux os. Une
voiture s'est arrêtée pour me secourir. Nous avons fait connaissance,
nous nous sommes revus, et nous nous sommes aimés.
─ Mais c'est merveilleux, c'est comme un conte de fée. Comme j'ai
hâte de la connaître. Une gentille belle-fille qui va pouvoir s'occuper
de moi. Oh, mon garçon, tu ne pouvais pas me faire plus plaisir ! Quand
est-ce que tu vas me la présenter ? Elle a une situation au moins ?
Parce que nous n'avons pas les moyens d'entretenir une femme qui ne
travaille pas : les vêtements à la mode, les accessoires inutiles, les
bijoux, les produits de beauté, les salons de coiffure, les sorties,
car il faut de temps en temps la sortir, ça coûte très cher tu sais et
tu n'as pas un gros salaire, nous avons des revenus très modestes. Mais
on verra cela plus tard. Dis-moi comment elle s'appelle.
─ Il s'appelle Alex, et il a une très belle situation.
─ Alex, c'est curieux pour une jeune fille, cela convient mieux à un garçon.
─ Mais c'est un homme, maman.
─ Quoi !!! Mais tu es tombé sur la tête, tu es complètement cinglé,
tu es... Oh mon Dieu, aidez-moi, je vous en supplie, je suis au
calvaire, faites quelque chose, faites quelque chose. Je sens mes
douleurs qui me reprennent, je suis oppressée, c'est le cœur qui va
lâcher, tu veux faire mourir ta mère, c'est abominable, jamais je ne
t'aurais cru capable d'une telle ignominie, honte, honte à toi, et
honte à moi, je ne vais plus oser me montrer, qu'est-ce que je vais
devenir ? Mon Dieu, je voudrais être morte, toi mon fils, faire ça à ta
pauvre mère malade, mais tu es un monstre, moi qui t'ai toujours élevé
dans le droit chemin, qui t'ai donné les bons principes, qui me suis
sacrifiée pour que tu ne manques jamais de rien, qui t'ai montré une
conduite exemplaire depuis la mort de ton père, alors que j'étais si
jeune encore, misère, misère, je veux mourir, je veux mourir.
─ Allez maman, prends cette pilule, ça te fera digérer la nouvelle.
A peine formé dans ma tête, j'ai pensé que ce dialogue était
bon pour la poubelle. Jamais ce Dimitri n'oserait révéler à sa mère
qu'il est gay.
Mais ce que j'allais découvrir dépassait tout ce que j'aurais pu imaginer.
Ma démarche auprès de la mère de
Dimitri était très réfléchie. Je m'attendais à trouver une femme
chétive, malingre, prématurément flétrie et vieillie par une maladie
dont j'ignorais la nature mais qui semblait la confiner dans sa maison.
Peut-être avait-elle un handicap physique, peut-être même était-elle
impotente. J'étais en tout cas persuadé qu'elle se servait de son
veuvage et de sa maladie pour exercer un chantage sur un fils unique
assez faible de caractère, naturellement et naïvement bon.
Que pouvais-je faire ? Dimitri ne m'avait pas demandé
d'intervenir, il me l'avait même interdit en me déclarant qu'une telle
tentative entraînerait notre rupture. Mais ma relation avec Dimitri
était irrémédiablement figée dans des rencontres furtives de 6 à 8, des
séquences momentanées et aléatoires de passion charnelle, si je ne
tentais rien. Il fallait absolument une incursion dans ce rouage
mère-fils pour en briser l'inertie. J'avais donc préparé un petit plan
pour que ce fût la mère qui encourageât son fils à sortir davantage. Je
n'étais pas sûr du tout que ce plan réussisse. Je prenais le risque, en
voulant l'avoir un peu plus à moi, et plus seulement pour ne faire que
l'amour, de perdre définitivement Dimitri.
C'est aussi un doute persistant qui me poussait à faire cette
démarche. J'avais des soupçons sur la franchise du garçon depuis le
jour où il m'avait raconté des blagues sur l'origine des hématomes que
j'avais découverts sur son corps.
Bagarreur Dimitri ? Je ne pouvais y croire. 9a me paraissait être
à l'opposé de sa nature. Je le voyais beaucoup plus nettement en
victime. Mais victime de qui ? Ce n'était quand même pas le chef de son
agence bancaire de quartier qui le menait à la baguette. Il ne le
faisait certainement pas passer par les verges à chaque fois qu'il
commettait une erreur d'écriture.
J'avais plaisanté en demandant à Dimitri si c'était un amant
jaloux qui l'avait tabassé après avoir découvert notre liaison. En fait
ce n'était qu'une demie plaisanterie car je m'était demandé si ce
charmant garçon ne menait pas une double, voire une triple vie.
Pourquoi s'enfermait-il ainsi dans le silence quand il s'agissait de sa
vie ? Qu'avait-il à cacher ? N'était-ce pas lui qui m'avait rappelé
après notre première et brève rencontre ? Et s'il était un coureur de
garçons ? Je le trouvais bien mal armé pour ce rôle, je veux dire
psychologiquement, parce que physiquement, les armes, il les avait bel
et bien.
Je croyais plutôt qu'il avait une trouille terrible qu'on
découvrît autour de lui qu'il était gay. Sans doute avait-il entendu
ici et là, et surtout au bureau, des propos homophobes moqueurs et
insultants, et avec son tempérament craintif d'éternel vaincu, au lieu
de pousser une gueulante ou de lancer une vanne, il en avait au
contraire rajouté une couche. Quant à la maison, je croyais volontiers
que sa mère n'était pas du tout disposée à admettre que son enfant fût
atteint de ce qu'elle devait appeler « la maladie d'inversion ».
Pourtant, comme elle avait besoin de lui, elle aurait été bien obligée
d'accepter cet état de fait s'il avait eu assez de couilles pour lui
annoncer.
Voilà, j'étais arrivé. Je garai ma voiture en face de la
petite maison de Dimitri. La rue était en pente et toutes les maisons
se ressemblaient comme dans un lotissement de cité ouvrière du début du
XX° siècle. Un petit escalier en ciment donnait accès à une porte
d'entrée vitrée de verres brouillés protégés par des grilles en fer
forgé.
Allez, courage, me dis-je, et je sonnai.
Aucune réponse à mon coup de
sonnette. « Pourvu qu'il y ait quelqu'un », me dis-je. Je sonnai une
deuxième fois, un peu plus longuement. Rien. « Et si sa mère était
impotente », pensé-je. Troisième coup de sonnette. Enfin j'entendis du
bruit. Quelqu'un s'approchait de la porte vitrée.
─ Qu'est-ce que c'est ? demanda une voix irritée.
─ Je suis un collègue de Dimitri, je voudrais vous parler.
La clef tourna dans la serrure, deux tours, et la porte s'entrebâilla. Une tête brune apparut.
─ C'est pourquoi ?
─ Bonjour madame, je voudrais vous parler de Dimitri, je travaille avec lui à la banque.
─ Qu'est-ce qu'il a encore fabriqué ?
─ Tout va bien, ne vous inquiétez pas.
Elle ouvrit enfin la porte et s'effaça pour me laisser passer.
Elle me dit d'entrer et me désigna à gauche du couloir une pièce assez
petite qui devait servir à la fois de salon, parce qu'il y avait ici et
là des fauteuils dépareillés, une bibliothèque dans un meuble armoire
dont les portes avaient été enlevées, et de salle à manger puisque le
centre était occupé par une table avec quelques chaises autour d'elle.
─ Asseyez-vous, me dit-elle en me désignant un fauteuil.
Je choisis une chaise, ce qui eut l'air de la surprendre. Elle resta debout.
J'avais devant moi une femme d'une quarantaine d'années, encore
assez jolie. Elle était brune, cheveux coupés courts, regard dur et
direct, tranchant, allure vigoureuse, port dynamique, attitude
téméraire.
J'en fus assez abasourdi mais gardai un visage le plus neutre
possible. Ne pas laisser paraître ma surprise. Ne surtout pas paraître
décontenancé devant cette femme qui m'observait froidement « comme un
rapace observe sa proie » pensé-je. Il n'y avait chez elle aucune trace
de maladie, rien de ce que Dimitri m'avait laissé entendre. Il m'avait
menti à un point qui avait été au-delà de mon imagination. A partir de
maintenant tout devenait possible et son contraire. La colère de m'être
fait avoir par ce comédien me brûlait intérieurement. Je n'avais pas
souvent eu affaire à un être aussi vil qui s'était payé ma tête, et la
blessure était profonde. Pourquoi, pourquoi m'avait-il raconté ces
bobards ? Je m'étais laissé embobiné par son air de sainte nitouche,
enfin, n'y touche, façon de parler, parce que le salaud savait tripoter
!
La vie tout à coup m'apparut lugubre. Je sentis à l'intérieur de
moi-même s'établir une sorte de complot contre ma bonne humeur et mon
optimisme coutumiers.
Dans quel traquenard m'étais-je fourré ? Et comment m'en sortir ?
Il fallait que je remanie mon plan de fond en comble, et sur le champ.
De toute façon il y avait une situation à éclaircir. Victime d'une
imposture, je n'avais d'autre choix que de jouer franc jeu ? Après
tout, je n'avais rien à me reprocher. Ce n'était qu'une épreuve à
surmonter, où mon orgueil souffrait beaucoup plus que mon cœur. Une
séquence de mauvaises heures comme j'en avais déjà connues et comme
j'en connaîtrais sans doute de nombreuses autres dans ma vie.
─ Je vous écoute, me dit-elle.
─ Votre fils vous dit malade...
─ Répétez un peu ce que vous venez de dire, je n'ai pas très bien entendu.
─ J'ai dit « votre fils vous dit malade »
─ C'est ce qu'il raconte au bureau ?
─ Je préfère vous dire tout de suite la vérité, je ne suis pas un collègue mais un ami de votre fils.
─ LE SALAUD ! LE LÂCHE ! IL ME FAIT PASSER POUR SA MERE ! MAIS JE
SUIS SA FEMME. ET IL PRETEND QUE JE SUIS MALADE, EN PLUS ! MAIS QUEL
SALE PETIT CON !
J'ai bien raison de le surveiller, il raconte n'importe quoi, il
triche, il fait ses coups par en dessous, quel faux jeton, quel
hypocrite, quel... ah c'est bien son d'être tout mielleux avec moi, il
file droit ici, mais dès que j'ai le dos tourné il me crache à la
figure.
Elle était très en colère, et poussait des cris d'orfraie avec
une expression de harpie.
La situation se retournait à nouveau, elle n'était pas malade du tout,
et elle n'était pas du tout sa mère mais sa femme. Le pauvre Dimitri
était victime de cette tigresse de femme plus âgée que lui, qu'il avait
sans doute épousée parce qu'il voulait retrouver la tendresse et
l'affection d'une mère prématurément disparue. Cette femme avait pris
un tel ascendant sur lui qu'il n'avait plus qu'à la fermer et faire ses
coups par en dessous, mais dans la crainte permanente d'être découvert.
Non seulement il n'avait pas retrouvé l'affection dont il avait tant
besoin, mais il avait été pris en main par une mégère.
─ Parlez plus fort, lui dis-je par dérision, je ne vous entends pas très bien.
Complètement insensible à l'humour elle continua à hurler de plus belle, mais je ne l'écoutai plus.
Une mégère ! Celle-là n'était nullement apprivoisée comme celle de
Shakespeare. Je crois qu'il lui manquait une bonne raclée pour qu'elle
fût apprivoisée.
Pendant qu'elle vociférait devant moi, je regardai l'insipide
nature morte accrochée au mur derrière elle, dans un cadre prétentieux,
et je vis tout à coup les fruits du tableau se transformer en
personnages. Les pommes, les poires, les grappes de raisin, se mirent à
figurer une scène violente dans laquelle je reconnus une peinture
néo-ique du XIX° siècle de William Bouguereau.
On
y voit un jeune homme nu pourchassé par trois femmes au visage
courroucé et haineux, aux chevelures de vipères, et brandissant un
doigt accusateur désignant une femme poignardée en plein cœur en train
de s'affaisser. Le jeune homme a un air effrayé, se bouche les oreilles
pour ne pas entendre les cris, et tente de fuir.
Il s'agit d'Oreste, qui vient de tuer sa mère Clytemnestre pour
venger son père Agamemnon, une vieille histoire de famille au sein de
la mythologie grecque. Les trois jeunes femmes qui l'agressent sont les
Erinyes, ou déesses infernales, les Furies chez les romains : Alecto,
Mégère et Tisiphone.
Le corps d'Oreste m'a fait penser à celui de Dimitri, n'était ce
linge qui vient, pas si pudiquement que ça, et sans aucun naturel,
dissimuler le sexe. Les traits du visage n'étaient, quant à eux, pas du
tout ceux de Dimitri, beaucoup plus doux. Mais l'expression de terreur
était bien celle que j'imaginai devant les récriminations et les
menaces de sa femme. L'attitude, épaules courbées, oreilles bouchées,
fuite, me sembla lui correspondre tout à fait.
N'ayant pas de raison de rester davantage dans cette maison,
devant cette diablesse qui crachait du venin, je me levai pour partir.
C'est alors que je vis un doigt accusateur, comme sur le tableau, pointer vers moi.
Je n'aperçus pas les serpents dans
ses cheveux, ni les autres attributs traditionnels de Mégère, mais je
vis très bien le doigt accusateur qui vint s'immobiliser à quelques
centimètres de mon estomac. Dieu merci ce n'était pas un revolver, mais
c'étaient les yeux qui me fusillaient. Moins dangereux qu'une arme,
toutefois !
─ Tu es le Diable ! Me dit-elle. Tu as encouragé mon mari dans
son vice, tu l'as entraîné à la débauche, tu as voulu nous séparer mais
tu n'y arriveras pas, tu n'as pas le droit de désunir un couple uni par
le serment du mariage, un serment devant Dieu, tu ne sais pas ce que
c'est, toi, un serment devant Dieu, eh bien je vais te dire, moi, c'est
indestructible, c'est un pacte éternel avec Dieu tout-puissant.
Je sais bien ce que vous avez fait, je sais bien que vous avez
couché ensemble, que vous avez fait des saloperies dans mon dos, mais
tu n'es pas le premier, tu sais. Il m'a déjà fait le coup, c'est
pourquoi je l'ai à l'œil. Il est vicieux, et toi tu es comme lui, pire
que lui, tu es le Diable, tu as une âme pourrie, elle pue ton âme, elle
pue, tu m'entends ? Elle pue et tu iras en enfer.
Je reculai un peu devant tant d'agressivité mystico psychotique.
─ Oh n'aie pas peur, je ne vais pas te toucher, j'ai communié
ce matin et je ne veux pas me souiller. J'ai une âme pure, moi. J'irai
au Paradis. Parce qu'il y a une autre vie après celle-ci, et on nous
regarde là-haut, il faudra rendre des comptes, et il y aura des
châtiments, en particulier pour punir les péchés de la chair, oui,
surtout ceux-là, les plus immondes, les péchés de luxure, d'adultère de
fornication, de sodomie. Tu es damné, « Allez loin de moi, maudits,
dans le feu éternel qui a été préparé pour Satan »
Dans ce flot ininterrompu de malédictions, impossible de placer un mot.
Je m'avançai pour me diriger vers la porte mais elle s'interposa en
continuant à vociférer. Je ne pouvais quand même pas user de ma forcez
pour m'échapper des griffes de cette harpie. Pourtant je pensai
fortement que ce qui manquait à cette femme était une bonne dérouillée
administrée de main de maître. Mais le maître, en la circonstance,
devait être le mari, hélas plus esclave que maître ! Je comprenais que
certains hommes battent leur femme, non seulement je le comprenais,
mais devant cette furie je l'acceptais et même le souhaitais. Ici
c'était carrément l'inverse, c'est le pauvre Dimitri qui prenait les
coups. Des coups de balai de la sorcière.
Une image m'apparut, un tableau du dessinateur et peintre
sulfureux Félicien Rops. Je ne pus éviter de sourire. C'est une
lithographie de la série des Sataniques, qui date de 1882. Elle
représente une sorcière complètement nue, à cheval sur son manche à
balai, qui l'emporte dans les airs, et qui est tenu par le Diable.
Je préfère une autre lithographie de la même série, qui se passe
aussi au cours d'un vol atmosphérique, où l'on voit le Diable empaler
carrément la sorcière, toujours entièrement nue et les jambes en l'air,
avec le manche à balai.
Tout en souriant je regardais dans le vague, en espérant pouvoir au plus vite m'échapper.
─ Ah, tu regardes comment c'est chez les pauvres ! Tu es venu me narguer avec ta belle voiture. Tu ne connais pas les fins de mois difficiles, toi. Tu ne tires pas le Diable par la queue.
Mon Dieu, pensé-je ironiquement, pourvu qu'elle ne se souvienne pas que je suis le Diable !!!
─ Tu vis dans le luxe. Dans le luxe et la dépravation.
Que ne dit-elle « le stupre et la fornication », me dis-je en fredonnant dans ma tête l'air de la chanson de Brassens Trompettes de la renommée :
« Manquant à la pudeur la plus élémentaire,
Dois-je, pour les besoins d'la caus' publicitaire,
Divulguer avec qui, et dans quell' position
Je plonge dans le stupre et la fornication ? »
─ On n'est pas du même monde, ajouta-t-elle, tu as des relations, tu connais du beau monde. Les bourgeois, ah LES BOURGEOIS ! Ils méprisent la classe ouvrière, les sans grade, les gagne petit, les miséreux.
Connaît-elle la chanson de Jacques Brel Les bourgeois ?
C'est le refrain :
« Les bourgeois c'est comme les cochons,
Plus ça devient vieux, plus ça devient bête,
Les bourgeois c'est comme les cochons,
Plus ça devient vieux, plus ça devient ... »
─ ils ne pensent qu'à
l'argent, à s'en mettre plein les poches. Des matérialistes qu'ils
sont, des minables. Mais il y a une Justice LÀ-HAUT, il y a une
Justice. Ils ne perdent rien pour attendre, les bourgeois.
Tu n'as jamais souffert,
ça se voit. Moi j'ai souffert, j'ai connu la misère, je me suis battue
pour survivre et grâce au ciel j'ai rencontré Dimitri, qui a été mon
sauveur. Et puis je me suis aperçue qu'il me trompait avec des hommes.
Il y prend tellement de plaisir qu'il n'est même plus foutu de me faire
l'amour. Ici c'est lui qui a la migraine. Il reste mou comme une
chique. Je l'appelle chamallow, je vais pas te faire un dessin. Mais
avec toi il se défonce, moi j'ai les restes, et je t'assure qu'il ne
reste pas grand-chose. Mais jamais je le lâcherai, tu m'entends,
jamais, jamais. Je porte ma croix sur terre, mais dans la Vraie Vie je
serai au Paradis.
Sur ces bonnes paroles je la bousculai un peu pour partir. Ses cris d'orfraie redoublèrent. Elle hurlait des insanités qui résonnaient dans la rue déserte et me poursuivirent jusqu'à ce que j'aie refermé la portière de ma voiture.
Je rentrai chez moi et me versai un grand verre de whisky pour me remettre du mauvais qu'art d'heure que je venais de passer.
Je ne pouvais en
rester là. Il fallait que je prévienne Dimitri, avant qu'il ne rentre
chez lui. Je voulais aussi lui proposer de le tirer de là, s'il le
voulait bien.
Malgré son interdiction j'appelai sa banque. Au bout d'un moment on me le passa.
─ Dimitri, c'est Alex, j'ai quelque chose de très important à te dire.
─ T'es fou de m'appeler ici, je peux pas te parler.
─ Viens après ton travail, c'est trop grave.
─ J'peux pas, j'ai pas prévenu chez moi.
─ Dimitri, je sais tout, j'ai vu ta femme cet après-midi.
─ Quoi ! T'as fait ça ! Mais t'es complètement cinglé !
─ Dimitri, je peux te sortir de là, je suis prêt à t'offrir un avocat, il faut qu'on parle...
Il a raccroché.
Il ne m'a plus jamais appelé.
Je n'ai pas cherché à savoir ce qu'il était devenu.