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Confidences d'Alex
Confidences d'Alex
  • Chronique de la sexualité du jeune Alex. La sexualité ambigüe de son adolescence, ses inhibitions, ses interrogations, ses rêves, ses fantasmes, ses délires, ses aventures, ses expériences.
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21 septembre 2009

119 Le monde de Iony ( intégral )

─ Bonjour mon cousin. C'est incroyable de te découvrir maintenant après avoir si longtemps entendu parler de toi.

─ Parler de moi ?

─ Oui, le cousin de la Réunion. « Tu sais que tu as un cousin à la Réunion, Alex ? », Me disait-on parfois. « Tu sais que tu as un cousin créole ? Il faudra que tu ailles le voir, un jour, faire sa connaissance ».

─ Et c'est moi qui suis venu.

En fait je ne sais rien du tout de lui, ni de sa famille, qui est paraît-il aussi la mienne, mais la parenté est tellement lointaine qu'elle flotte un peu dans les limbes de l'incertitude, en tout cas pour moi.

─ Viens, on va discuter un peu au calme dans le jardin, ils font trop de bruit les autres. Tu veux une clope ?

─ Non, merci, je ne fume pas.

─ Moi non plus. On fait un peu exception, non ? Les d'jeuns fument beaucoup là-bas, à Saint Denis ?

─ Oui, pas mal. Mais pas moi. J'ai essayé une fois, j'ai été malade.

─ Attends, je vais chercher des flûtes de champagne.

─ Non, pas pour moi, prends-moi un jus de fruit

Je le dirigeai vers un banc de pierre sur une petite terrasse dallée d'ardoise, sous les frondaisons d'un gros érable.

─ Donc tu es venu en France, pardon, en métropole, pour tes études ?

─ Oui

─ Tu ne pouvais pas les faire là-bas ? Tu as préféré te lancer dans l'inconnu ?

─ Il y a plusieurs raisons, la première est que là-bas c'est un peu folklo les études artistiques.

─ Tu veux devenir artiste ?

─ Musicien

─ Jazz, rock ?

─ Classique. J'ai été élevé là dedans, ma mère est pianiste. Ce que j'aime, c'est la musique ancienne et les instruments anciens, le luth, le clavecin, la viole. On ne trouve plus ces sonorités maintenant. La viole, par exemple, a une sonorité chaleureuse, un son plus doux et peut-être plus mélancolique que celui du violon, moins brillant que lui, mais plus élégant que celui d'un violoncelle, quelque chose de plus proche de l'âme, une expressivité à la fois plus raffinée et plus poignante.

─ Je vois que tu es passionné.

─ La musique, c'est le seul domaine où je me sente des aptitudes, et elle est ma béquille.

─ Quel genre d'étude peut-on faire en musique ?

─ Il faut que j'essaie d'entrer au conservatoire. Je suis déjà un peu trop âgé.

─ Tu joues de quel instrument ?

─ Du clavecin, et surtout de la viole, c'est plus facile à transporter.

Que ce garçon soit mon cousin, je m'en fous un peu, mais sa singularité me fascine : un créole un peu timide, ou en tout cas très réservé, qui ne s'intéresse qu'à la musique ique ancienne et qui joue du clavecin et de la viole, ça ne doit pas courir les rues de Saint Denis de la Réunion. Je suis assez admiratif. Il faut une bonne dose de personnalité pour s'éloigner ainsi du troupeau qui n'a d'oreille que pour la techno ou le hard rock. Il vit dans un autre monde ce garçon. C'est peut-être un monde merveilleux, où tout n'est que beauté, harmonie, émotions et sentiments. Je ne peux rien lui apporter dans ce domaine, je n'ai fait jusqu'alors que survoler la musique ique, et j'ai des goûts très hétéroclites, assez indéfinis, et qui dépendent de mes humeurs du jour. Mais je peux peut-être l'initier à mon domaine à moi, l'architecture, la peinture, la sculpture... il a l'air tellement sensible qu'il ne peut rester indifférent à ces expressions artistiques. En fait j'ai très envie de le mieux connaître.

Physiquement mon cousin créole n'évoque pas un mannequin de Versace, mais je lui trouve une originalité, un type inhabituel, loin du côté mignon ou du charme irrésistible aux pièges desquels il est difficile de ne pas se laisser prendre. Peu importe qu'il ne réponde pas du tout à mes critères habituels, ces jeunes corps longilignes de nageur, ces muscles puissants mais fins et superbement dessinés, toujours en tension sous la peau, ces courbes nerveuses, et une petite frimousse à croquer. Rien que ça ! Ce n'est pas difficile de faire le portrait robot de son mec idéal : il serait brun, avec de beaux yeux noirs au regard de velours, de longs cils à faire pâlir les filles de jalousie ; il aurait une élégance naturelle et une humilité en dépit de sa beauté et de son pouvoir de séduction ; enfin, non pas enfin, surtout il serait intelligent et compréhensif, délicat et raffiné, affectueux et tendre, caressant et doué pour l'amour. On peut bien rêver, non ? Ça ne coûte rien de rêver, si l'on sait retomber dans la réalité sans se faire une double fracture, ni même un hématome, et surtout pas un bleu à l'âme.
De toute façon ces critères-là ne m'ont mené nulle part jusqu'à présent, alors remettons les pieds sur le sol, n'hésitons pas à pousser une petite pointe de bon sens en portant une attention à un élan de l'âme plus qu'à un élan du corps.
Iony, ce cousin s'appelle Iony, c'est un prénom inhabituel que je trouve très doux à prononcer, Iony me captive. Je ne sais pas vraiment pourquoi il m'attire, sans doute parce qu'il n'est pas comme les autres, parce qu'il ne ressemble à aucun des garçons que j'ai pu rencontrer.
Pas banal son physique ! Métisse, ça c'est sûr, mais à la peau claire, et douce, douce comme celle d'une fille, je l'ai senti quand nous nous sommes embrassés, sur les joues, normal entre cousins. Est-ce que les Réunionnais ont tous la peau aussi douce ? Il faudra que je lui pose la question. Il va sans doute rougir jusqu'aux oreilles car j'ai l'impression qu'il a une grande timidité concernant les appétits du corps.
Pas banal, disais-je, son physique, quelque chose dans les traits qui rappelle une aristocratie de vielle souche. Pourtant il n'y a pas de doute, il descend d'un black, d'un esclave. Peut-être a-t-il fait, comme le font passionnément beaucoup de Réunionnais, des recherches généalogiques. Ce serait très indélicat de lui poser maintenant la question. Je dois au contraire tout faire pour le mettre à l'aise.
Je ne peux m'empêcher de penser qu'il est peut-être le descendant d'un des naufragés du vaisseau l'Utile qui, en 1761, transportait une cargaison clandestine d'esclaves. Sans doute est-ce parce que je viens de connaître ce drame historique. On sait comment ils étaient choisis, les esclaves. On prenait les jeunes hommes les plus grands, les plus forts, bien bâtis, bien musclés, on allait même jusqu'à leur soupeser les roustons pour s'assurer qu'ils seraient de bons géniteurs. Par l'entêtement de son capitaine, le navire s'est fracassé sur un minuscule récif de corail perdu au milieu de l'océan Indien, harcelé par les ouragans. Les blancs ont réussi à fuir après avoir construit une embarcation à partir des restes de l'épave de l'Utile. Des 140 esclaves abandonnés là on n'a retrouvé que 7 femmes et un bébé, quelques quinze ans plus tard. Mais on sait que des hommes noirs ont tenté d'échapper à cet enfer sur des radeaux de fortune. Peut-être quelques-uns ont-ils réussi, dont l'ancêtre de Iony. I
rène Frain raconte merveilleusement cette histoire vraie dans son roman Les naufragés de l'île de Tromelin.
Mais je m'égare. L'île Bourbon, maintenant la Réunion, était tellement éloignée dans l'océan Indien de ce petit bout de rocher corallien appelé du nom breton de Tromelin, qu'il est impossible qu'un survivant ait pu y accoster.

Iony est un garçon au corps long et mince, à la limite de la maigreur, qui se déplace avec souplesse et élégance. Il a une distinction naturelle, assez rare chez un garçon de cet âge, inspirant d'emblée de la retenue à qui aimerait tenter une certaine familiarité. Sa politesse génère une distance décourageant l'approche cordiale qui m'est habituelle.
Tout cela m'est un peu étranger et devrait tout au plus appeler de ma part un peu de curiosité. Eh bien je ressens beaucoup plus que de la curiosité, je ressens l'envie impérieuse de nouer un lien avec ce jeune.

─ Donc tu joues de la viole. Je t'avouerai que je ne connais pas bien.
C'est un instrument très ancien ?
─ C'est un merveilleux instrument. La viole de gambe dérive du rebab arabe, apporté en Espagne par les Maures vers le VIII° siècle. Elle a eu ses heures de gloire, puis a été supplantée par le violoncelle. Elle a fini par disparaître quand le violon, à l'origine un instrument de rue et de cabaret, comme l'accordéon actuellement, prit peu à peu ses lettres de noblesse. La révolution française, jugeant la viole trop aristocratique, contribua à sa disparition. Mais le récent regain de faveur pour la musique baroque l'a remise au goût du jour, et le film Tous les matins du monde d'Alain Corneau, avec le fameux violiste Jordi Savall, a contribué à sa nouvelle popularité.
─ Tu en parles en connaisseur. Et que joues-tu sur cette viole de gambe ?
─ Sainte-Colombe, Marais, Forqueray, Abel, Couperin, Lully,...
─ J'aimerais bien t'entendre. Tu jouerais pour moi ?
─ Oui, bien sûr, avec plaisir.

Nous convînmes qu'il viendrait chez moi le lendemain en fin d'après-midi, à 18 heures 30. Il arriva ponctuellement à l'heure convenue. Je le soupçonne même d'avoir attendu qu'il fût exactement l'heure dite pour sonner.

─ C'est sympa d'être venu. Viens, je te fais visiter, et après on s'installe confortablement. Tu aimes le contemporain ?
─ Ça me surprend. Les peintures et les sculptures surtout. Chez mes parents c'est très XIX° siècle, capiton et passementerie, paysages romantiques.
─ On va faire un pacte si tu veux : tu vas être mon prof de musique et je serai ton prof d'art contemporain.
─ Tu vas avoir du mal.
─ Je crois que toi aussi.
─ Prof, je n'aime pas trop.
─ Tu as raison, moi non plus. J'ai employé le mot par facilité. Maître c'est trop prétentieux, précepteur vieux jeu et encore une histoire d'autorité, mono peut-être ? C'est plus jeune et ça fait moins pédago-je-sais-tout. Pas gentil mono ça fait Club Med.
─ Va pour mono.
─ J'ai préparé de la sangria, tu connais ?
─ Non, c'est quoi ?
─ C'est du vin rouge léger, sucré, dans lequel ont macéré des fruits, des oranges, des pêches, des pommes,... C'est doux, c'est frais, c'est bon. Tu veux goûter ?
─ Juste un peu, je ne bois pas d'alcool.
─ C'est ta religion qui te l'interdit ?
─ C'est par goût.
─ Tu ne t'es jamais saoulé avec des copains ?
-- Une fois j'ai trop bu. J'ai été malade. Et puis j'ai pleuré pendant des heures.
─ Tu as le vin triste ? Ou bien tu avais une bonne raison de pleurer ?
─ Oh oui !... Bon, je vais jouer un morceau.

Je compris qu'il n'en voulait pas dire davantage. Il sortit de sa housse cette forme aux courbes féminines et voluptueuses, prit délicatement l'archet et le porta deux fois à ses lèvres avant de régler les cordes de son instrument. Je m'étais assis par terre assez près de lui pour donner à la scène un petit air d'intimité. Il joua un air que je trouvai un peu austère, aux accents mélancoliques. Il avait un regard étonnamment lointain, non dépourvu d'une certaine tristesse. Jouait-il vraiment pour moi avec ces jeux dans le vague ? En tout cas son jeu me parut d'une rare qualité, habité par une sensibilité hors du commun. Pas virtuose, mais extrêmement nuancé et profond. Iony vivait sa musique.
Je le lui dis. Il rougit légèrement.

─ Je me sens en communion avec cette musique. J'ai l'impression de quitter ce monde et de retrouver une harmonie perdue.

J'avais le sentiment que ce garçon avait une personnalité hors du commun et qu'il me ferait peut-être découvrir des beautés insoupçonnées.
Quand il posa ses yeux sur moi pour l'au revoir, je fus surpris par la profondeur infinie de son regard. Il y avait dans ces pupilles noires quelque chose comme un trop plein d'âme qui me plongea dans le trouble. Je le laissai partir à regret, espérant déjà sa prochaine visite, dans quatre longues journées.

Mais qu'est-ce qui m'attachait ainsi à ce cousin que je connaissais à peine ? Un garçon assez énigmatique, d'une sensibilité exacerbée, qui semblait s'être trompé d'époque.
D'habitude, si l'on peut parler d'habitude car les occasions furent relativement rares, c'était d'abord une attirance physique, un trouble des sens, un émoi charnel, qui me poussaient à entreprendre une relation. Après, bien sûr, j'entendais que naissent des sentiments et une sorte de communion, dans le respect mutuel du caractère de chacun. En fait je n'ai jamais vraiment analysé, mais au départ il y avait toujours cette sorte d'aimantation physique. D'ailleurs, n'en est-il pas toujours ainsi ? Eh bien avec Iony il en allait tout autrement.
Je ne crois pas que ce qui m'attirait chez ce garçon fût son métissage, ce mélange de races et de civilisations, de croyances et de rites. Je ne m'étais jamais soucié de généalogie et avais particulièrement négligé la mienne. Néanmoins ce descendant de la traite des noirs dans laquelle, peut-être, certains de mes ancêtres avaient été impliqués, ne me laissait pas indifférent.
Ce n'était pas non plus son côté anachronique qui me portait vers lui. Je trouvais même dommage qu'il ne profitât pas de toute l'offre à sa jeune existence dans cette fin du XX° siècle. Rien ne semblait l'intéresser en dehors de cette musique baroque jouée sur des instruments anciens. Le cinéma l'ennuyait, la musique qu'écoutaient les jeunes de son âge lui écorchait les oreilles, les revendications des lycéens et des étudiants le laissaient indifférent, alors ne parlons pas des boîtes et des raves parties ! Je le soupçonne d'avoir aussi laissé son corps en jachère, et négligé les appels pourtant pressants d'une sexualité en plein essor. Sans doute n'a-t-il pas connu de filles, trop timide, trop réservé, trop pudique, trop sentimental pour se laisser aller à une aventure sans lendemain. Ou alors peut-être a-t-il eu une grosse déception pour que ses yeux noirs s'emplissent parfois d'une ombre d'amertume.

Il est venu dans mon rêve. Nous étions dans son île et nous marchions depuis plusieurs heures sur les épanchements de lave du volcan de la Fournaise. C'était une zone interdite, parce que la lave n'était pas encore refroidie en épaisseur et que la croûte pouvait s'affaisser sous le poids de nos corps. Le sol fumait à de nombreux endroits où des fissures laissaient s'échapper l'haleine des profondeurs. Parfois nous longions un petit cratère qui nous ouvrait sa béance sur le cœur de la terre. Comme pour nous attirer, sa gueule se parait de mille couleurs qui miroitaient sous le soleil avec des éclats d'or et des brillances argentées. Dans ce paysage de fin de monde il y avait une beauté étrange qui nous émerveillait et que nous recevions comme un don du destin. Une impulsion qui sommeillait en nous à notre insu nous précipita dans les bras l'un de l'autre. L'étreinte fut d'une telle intensité que nous ne faisions plus qu'un et qu'il parût impossible désormais de nous désunir. Nous étions nus et nos corps enlacés fusionnaient comme le faisait la nature sous nos pieds. Ce n'était pas seulement une union charnelle, c'était, bien au-delà d'une jouissance des sens, une véritable communion qui ouvrait notre cœur et notre âme à une illumination.
Ce rêve était allé au-delà de mon imagination. En général, quand je rêvais éveillé de relations amoureuses, ma libido se complaisait à des descriptions avantageuses de corps souples et musclés, de beaux visages avenants, de sexes ardents et performants, et aussi de sentiments, mais sans doute moins fondamentaux que le vertige physique. Il montait alors en moi une excitation à laquelle, d'une manière ou d'une autre, je devais mettre un terme.
Rien de tel ici, ce n'était pas une attirance physique qui m'avait projeté dans ses bras, c'était quelque chose de beaucoup plus puissant encore, une force inconnue et bien supérieure au désir de la chair. Je me réjouis que pour une fois j'aie pu garder une probité, une pureté à une union amoureuse, fût-elle virtuelle et inconsciente.

Je lui racontai mon rêve, sans mentionner les remarques qu'il m'inspira. Quel ne fut pas mon étonnement de voir ses yeux s'embuer. Iony était au bord des larmes. Je m'approchai de lui et le pris dans mes bras comme on console un enfant qui a du chagrin. Il se laissa faire et pleura doucement sur mon épaule. Je n'osai lui poser la moindre question, le laissant écouler une peine dont j'ignorais totalement la raison. J'étais triste de le voir ainsi malheureux et en même temps je me réjouissais qu'il s'abandonnât dans mes bras et me livrât une souffrance intérieure. Sans doute me dirait-il, un jour, ce qui faisait saigner son cœur, quand il aurait totalement confiance en moi, ou, espérais-je, quand il manifesterait à mon égard des sentiments auxquels j'aspirais de toutes mes forces.
Nous nous fréquentions depuis maintenant trois mois, et mon attachement, devenu d'abord une tendre affection, puis bien davantage, était en fait un sentiment dont je ne me cachais plus qu'il était d'amour. Moi qui d'ordinaire avais tendance à railler le sentimentalisme romantique échevelé, j'avais l'impression d'être tombé dans ce piège et de m'en délecter.
Ma délectation était néanmoins un peu douloureuse car j'ignorais si mes sentiments amoureux rencontraient un écho chez ce jeune musicien. Je n'osais lui en parler, par crainte d'être déçu et de le perdre à tout jamais. J'étais devenu aussi timide et réservé que lui et je ne me reconnaissais pas.
A peine était-il parti, après l'une de nos rencontres, qu'il me manquait déjà. Et je faisais défiler tout ce qu'il avait pu me dire, tout ce qu'il avait suggéré, ou que j'interprétais comme tel, tous les signes, mêmes infimes, signifiant son attachement. Je m'efforçais de retrouver la musique qu'il m'avait jouée, quelque fois plus enjouée que celle de Sainte Colombe, et je notais avec plaisir que son regard allait de moins en moins vers un inaccessible lointain et se posait parfois sur moi avec, croyais-je, un reflet de tendresse.
Hélas j'avais l'impression qu'il vivait dans un monde qui m'était inaccessible. Il ne pouvait se passer de musique et dès qu'il me quittait il remettait ses écouteurs dans les oreilles et semblait se couper du monde. Il vivait dans une sorte de thébaïde musicale, un bastion inaccessible à qui ne faisait pas partie de son microcosme.
J'aimais découvrir avec lui des compositeurs que je ne connaissais que de nom, ou dont je n'avais jamais entendu parler parfois, des sopranes merveilleuses, des ténors remarquables. Petit à petit je parvenais à distinguer les différentes tessitures de voix et le parti pris, le des chanteurs. Tout à coup il détachait de son oreille un écouteur et il me le tendait :

─ Ecoute ça, c'est magnifique !

J'adorais ces instants où nous étions, l'un tout près de l'autre, unis par la musique. Je priais pour que le passage musical durât une éternité. Plus que la musique, ce que je goûtais surtout était cet instant privilégié où j'étais presque contre lui. Le « presque » est d'importance car si nous nous effleurions parfois, je n'osais le toucher vraiment de crainte de rompre le charme de sa proximité. Ce geste tant de fois imaginé, tant de fois promis, que je ne parvenais pas à faire : le prendre dans mes bras et l'embrasser. Au moment décisif j'étais comme paralysé par la peur de détruire ce qui était manifestement de sa part une profonde amitié.

Je ne m'étais pas posé la question de savoir s'il pouvait aimer un garçon, et si l'idée l'avait un jour effleuré. Ce qui m'importait était qu'il m'aimât moi, un garçon.
Cette peur qui me paralysait, je l'avais rarement éprouvée aussi fortement. Peur qu'il me rejette, parce que l'amitié est une chose, et que l'amour en est une autre. Ne me dirait-il pas que l'amour suppose une union physique, charnelle, et que forniquer avec un garçon lui avait toujours provoqué une certaine révulsion ? Oh, il ne le dirait pas aussi brutalement, car il est très délicat, mais ses circonlocutions embarrassées et pommadées à la crème d'amande ne laisseraient aucun doute sur son aversion de l'accouplement homosexuel.
Non, l'aveu direct de mes sentiments était trop risqué, et de toute façon il m'était impossible. Il fallait que je trouve à donner des signes qui l'amèneraient à comprendre, à deviner, ce qu'il était réellement pour moi, sans que je sois ouvertement compromis.
Je multipliai les attentions, lui achetant un cd dont il m'avait parlé, lui donnant un livre que j'avais particulièrement aimé, lui expliquant avec passion les œuvres d'art contemporain qui l'avaient surpris chez moi lors de sa première visite. Quand il venait me voir il y avait toujours pour lui des letchis, des ananas, des mangues car il m'avait dit que ces fruits lui manquaient ici. Je lui versais du thé à la vanille, comme il en buvait là-bas, et je trouvais bon ce breuvage uniquement parce que c'était partager quelque chose avec lui.
Un jour où il m'avait tendu un écouteur, nous étions tellement près l'un de l'autre que, sous le fallacieux prétexte de me concentrer sur l'écoute dans une position plus confortable, je posai mon bras sur ses épaules. J'en tremblai mais il ne réagit pas et nous continuâmes notre écoute presque enlacés. Un autre jour où il m'avait joué sur sa viole une musique très simple mais particulièrement émouvante issue du répertoire catalan, j'avais, sous le coup de l'émotion, posé ma main sur son avant-bras, pour la retirer presque aussitôt, de crainte que le geste fût trop éloquent.
Je ne me reconnaissais pas dans cette frilosité, et je me haïssais car ma nature était plutôt d'être spontanément cordial et affectueux avec qui me plaisait. Avec Iony c'était l'inverse, je m'appliquais à retenir tout geste trop doux, trop tendre, trop chaleureux, à contrôler toutes les manifestations d'une effusion sentimentale.
Comment percevait-il tout cela ? Sa sensibilité détectait-elle un peu plus que de l'amitié ? Il était impossible qu'il fût aveugle à mon inclination. Alors pourquoi gardait-il cette légère et insupportable distance ? Etait-ce celle qui sépare l'amitié de l'amour ? Je doutais, je doutais, et ce doute s'insinuait en moi et distillait une souffrance qui me rappelait les pires moments de mes amours déçues.
Il fallait que je provoque une situation irréversible. En serais-je capable ? Ou attendrai-je, indéfiniment peut-être, qu'il fît le premier pas ?

Ce jour-là je l'avais trouvé particulièrement attachant quand il m'avait, avec une brillance particulière dans ses beaux yeux noirs, fait percevoir toute la richesse du timbre de la viole, comment les cordes à vide entraient en résonance sur les harmoniques des autres notes, ce que ne faisaient beaucoup moins les cordes du violoncelle. Il m'avait parlé de la couleur de la musique, avec le même enthousiasme que le mien quand je lui faisais remarquer la subtilité de certains accords de couleurs dans mes tableaux :

─ En musique, tu vois, la couleur, c'est l'harmonique, ce qui fait qu'un air est triste ou joyeux. La musique, c'est l'expression des sentiments et des passions.
─ Oui, tout à fait d'accord. Mais elle n'en a pas l'exclusivité. Il y a tout d'abord les mots, les regards, les gestes, il y a...
─ Arrête Alex. Je sais ce que tu veux me dire : il y a tes mots, tes regards, tes gestes,... Il faut que tu saches : je suis infiniment attaché à toi, tu m'apportes l'affection dont j'ai tant besoin, la tendresse, l'amour, je crois, et je voudrais tant garder tout ça. Tu m'es tellement précieux, Alex ! Mais je suis une victime du destin. Mon cœur est prisonnier, à jamais prisonnier. J'ai tellement peur que tu me chasses si je te dis que je ne peux pas t'ouvrir mon cœur. Tu donnes de l'amour à un infirme de l'amour.
─ Qu'est-ce que tu racontes, Iony ? Je ne comprends pas, explique-moi, avant que j'aie trop mal. Tu es amoureux, c'est ça ? Amoureux malheureux ? Tu ne m'en as jamais parlé.
─ Tu ne me l'as jamais demandé. Tu ne m'as jamais posé de questions sur ma vie intime, par discrétion sans doute, bien que tu aies perçu la tristesse que je trimbale partout malgré les éclats de rire. J'ai particulièrement apprécié cette délicatesse. Alors je vais te dire :
Tu ne sais pas que nous étions deux, deux garçons nés en même temps de la même mère, deux frères jumeaux plus identiques que des clones. Nos parents cultivèrent cette similarité et tout le monde nous confondait. Pour nous, chacun était le double de l'autre, au point de perdre son identité dans la joie d'être l'autre. En fait nous étions deux et nous ne faisions qu'un. Tout ce que l'un faisait était aussitôt répété par l'autre. Loin de provoquer une quelconque exaspération, cela nous rapprochait davantage encore. L'amour, car il s'agissait bien d'amour, était fusionnel, comme il ne peut pas l'être entre deux êtres différents. Je pourrais te raconter des anecdotes marrantes mais je ne voudrais pas te barber avec mes histoires.
─ Tu sais bien que tu ne m'ennuies jamais.
─ Nous n'avions pas besoin de parler ou de faire des signes pour communiquer entre nous. Et lorsqu'on nous demandait des mots pour dire nos idées, nos réflexions, nos connaissances, pour un devoir de français par exemple, nous faisions le même commentaire, avec le même vocabulaire, les mêmes arguments, la même construction. Nous faisions aussi les mêmes fautes, bien que le prof nous ait séparés de toute la longueur de la salle de e. Aux yeux des autres élèves nous n'étions pas loin d'être des magiciens. Cette particularité nous valait une célébrité un peu rigolarde mais néanmoins amicale, dans l'établissement.
Si chacun de nous était l'autre en même temps, il en allait de même pour nos corps. Nous ne nous endormions que blottis l'un contre l'autre, nus et chastes, comme si nos peaux ne faisaient qu'une, comme si nous étions des frères siamois.

La sonnerie du téléphone interrompit ses confidences.

─ Tu ne réponds pas ?
─ Non, je préfère t'écouter.

─ Nous n'étions cependant pas tout à fait identiques, en tout cas la machinerie humaine ne l'était pas. Mon frère, peu après ses seize ans, a été victime d'une rupture d'anévrisme. Des hommes en blancs sont venus et se sont emparés de lui, mais je crois qu'il était déjà mort, et j'aurais tant voulu le garder dans mes bras. Lui, mort, et pas moi ! Tout s'écroulait, tout s'effondrait. Il arrivait quelque chose à l'un et pas à l'autre. Nous n'étions pas semblables, nous étions différents. Tout ce que nous avions vécu ensemble jusqu'alors était faux. Vouloir mourir comme lui m'éloignait davantage encore de lui car il n'avait pas voulu mourir.
Plus tard, d'autres hommes en blanc sont venus pour me conduire dans une clinique. Là des hommes et des femmes en blanc se sont donnés la mission de ramener à une vie ordinaire cette épave que j'étais, perdue dans les fonds abyssaux du désespoir. Ils m'ont accompagné jusqu'à une rive à peu près inconnue, où je me suis senti nu et vulnérable. J'avais perdu tous mes repères et plus rien du monde ne m'intéressait. Les grands enthousiasmes utopiques et quelque peu naïfs des jeunes pour une société où il n'y aurait plus d'injustice, plus de dominants, plus de pauvres, plus d'argent, plus de méchanceté, me laissaient indifférent ; les combats pour l'extension des droits et des libertés des lycéens et des étudiants m'indisposaient ; les discours agressifs et les luttes syndicales m'exaspéraient. Je voulais fuir, me retrouver ailleurs, sur une petite planète, rien qu'à moi, pas trop grande, où je pourrais facilement trouver mon chemin, à l'abri du bruit et de la fureur.
Je ne voyais plus l'utilité de poursuivre mes études. D'ailleurs l'utile m'excédait. C'était pour l'apparemment inutile que je pouvais avoir à la rigueur un peu d'appétit. La télévision, le cinéma ne parvenaient plus à me distraire, ni d'ailleurs la lecture, que j'aimais tant. J'allais tomber dans un profond ennui chronique lorsque j'entendis un son métallique violent, un bruit énorme et dur qui enfla jusqu'à l'insupportable, et qui déchiqueta mes pensées. L'écho en moi se prolongea comme s'il ne voulait jamais finir, me tétanisant sur place, vidant mes sens de toute leur substance.
Puis j'ai senti à côté de moi une présence. Une mélodie jouée au début tellement bas que les notes se brisaient parfois avant de parvenir jusqu'à moi, laissant des intervalles de silence, prit timidement le relais de l'écho destructeur. C'était une mélodie très douce et envoûtante qui bientôt s'installa et terrassa les derniers vestiges de l'écho. Les sonorités étaient chaleureuses et poignantes, avec une richesse de timbre et un développement inhabituel des harmoniques. Elles allaient directement à l'âme. Je ne sais pas comment j'ai su qu'il s'agissait d'une viole de gambe car je n'en avait jamais entendu. Je suppose que c'est lui qui me l'a soufflé. C'était lui, la présence. Il était là, tout près de moi. Je ne pouvais le toucher, certes, mais je ne pouvais douter de sa présence. J'aperçus une lumière qui brillait dans mon obscurité, et je sentis le flux de cette marée d'amour, qui était nôtre, m'envahir.
J'ai su, alors, que nous nous aimions d'un amour d'éternité et que vivre c'était pour moi m'abandonner complètement à cet amour, à l'exclusion de tout autre.

Il se tut.
Je le laissais s'immerger dans les flots régénérants de cet amour mystique.
Je fermai les yeux pour empêcher les larmes d'y monter, mais sans grand succès.

Heureusement, perdu dans son univers d'amour immortel, il ne vit pas mes larmes. Il reprit son récit.

─ Je n'ai eu de cesse de retrouver cette mélodie par laquelle il a manifesté son retour près de moi. Je me suis mis à apprendre à déchiffrer des partitions, à jouer de la viole de gambe. Au début c'était très difficile, je n'arrivais pas à trouver le beau son, je tenais mal mon archet et la viole grinçait. J'étais découragé. Alors j'ai essayé le clavecin. Assez vite j'ai obtenu de meilleurs résultats, mais les sonorités du clavecin n'approchèrent jamais celles qui m'avaient envoûté lors de nos retrouvailles. Néanmoins c'est sur le clavecin que je recherchai cette mélodie d'amour qui avait annoncé son retour. J'épluchai les partitions de Jean-Baptiste Forqueray, en tout cas les transcriptions pour clavecin qu'il avait faites des pièces pour viole de son père, Antoine Forqueray. Les afflictions de Jean-Baptiste, enfant malheureux, et emprisonné à l'âge de vingt ans à la demande de son père, par vengeance, ne sont certainement pas étrangères à la passion que j'ai de sa musique.

Tu comprends, mon frère est avec moi à travers la musique, alors elle est ma vie, je me laisse aller en elle, je suis habité par elle, elle m'accompagne partout, elle est l'air que je respire. Mais, comme l'air que je respire, elle n'est pas toujours à la hauteur de ce que j'espère. Elle peut être simplement agréable, parfois même un peu ennuyeuse, alors je suis triste parce qu'elle n'est pas le reflet de cet amour dont je te parle.
Tu comprends ?
─ Oui, je comprends.
─ Alors, tu veux bien de moi comme je suis ?
─ Evidemment. Comment peux-tu en douter ?
─ J'avais très peur que mon amitié ne te suffise pas.

Bien sûr que non, elle ne me suffit pas.
Quelle place pouvais-je prendre dans un cœur aussi plein de cet amour éthéré, dont le seul aliment était cette musique ancienne, sa béquille m'avait-il dit, communiquée par un fantôme ?
Avais-je le droit d'essayer de le sortir de son rêve éveillé ? Essayer de le ramener, ne serait-ce qu'un peu, à la réalité du monde, ne serait-ce pas le détruire au lieu de le sauver ? Ne serait-ce pas pur égoïsme de ma part ? Qu'est-ce que j'appelais la réalité du monde, sinon l'amour que je lui portais et mon désir de lui ?
Sans doute avait-il très peur, maintenant qu'il s'était retrouvé une raison de vivre, fût-elle spectrale et surnaturelle, de faire un pas dans sa nouvelle réalité, celle de n'être plus deux, mais un seul. Pourtant il avait bien le droit de jouir de tous les fruits de la vie. J

e devais renoncer à mes élans de romantisme enivré, à la limite du kitch. Mais je ne pouvais pas renoncer à lui, à sa présence, à son amitié. Trouverai-je la force de me contenter de ce qu'il pouvait me donner ? Ne pas le perdre, surtout ne pas le perdre.

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Commentaires
M
Plaisir cette visite, Pierre-de-lune.<br /> La phrase sur la beauté physique me plaît.<br /> Je regrette que tu ne publies que des photos, et plus de textes. Je trouvais à ton écriture de l'aisance et du charme dans la syntaxe un peu surannée.<br /> Le chasseur ne chasse pas que des images, je suppose. De belles venaisons dans sa besace, j'espère.
P
Histoire de dire que je suis passé faire visite.<br /> <br /> Retrouvé ces lignes, alors que je cherchais un autre texte, toujours enfoui à moins qu'il n'ait disparu : <br /> <br /> "La beauté physique ne tient pas tant à la symétrie équilibrée des traits, à une absence de défaut ou à l’exacte proportion des parties et des formes, qu’à un élément vital qui jaillit de l’intérieur du sujet, échappe à tout artifice et ne s’identifie pourtant pas à la beauté morale. Ce dernier contraste fut source pour les Grecs, et pour d’autres à leur suite, d’un étonnement sans cesse renouvelé mais finalement sans explication satisfaisante."<br /> <br /> Ce sont tes notations sur le physique du cousin qui m'ont suggéré cet écho, lointain.<br /> <br /> J'ai lu à l'envers les quatre dernières pages : les sujets changent, Alex pas vraiment !<br /> <br /> En espérant que tu te portes bien : illustrations, phrases du jour ou notes d'humeur semblent manifester une certaine égalité intérieure.
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