119 Le monde de Iony ( intégral )
─ Bonjour mon cousin. C'est incroyable de te découvrir maintenant après avoir si longtemps entendu parler de toi.
─ Parler de moi ?
─ Oui, le cousin de la Réunion. « Tu sais que tu as un cousin à la Réunion, Alex ? », Me disait-on parfois. « Tu sais que tu as un cousin créole ? Il faudra que tu ailles le voir, un jour, faire sa connaissance ».
─ Et c'est moi qui suis venu.
─ Non, merci, je ne fume pas.
─ Moi non plus. On fait un peu exception, non ? Les d'jeuns fument beaucoup là-bas, à Saint Denis ?
─ Oui, pas mal. Mais pas moi. J'ai essayé une fois, j'ai été malade.
─ Attends, je vais chercher des flûtes de champagne.
─ Non, pas pour moi, prends-moi un jus de fruit
─ Oui
─ Tu ne pouvais pas les faire là-bas ? Tu as préféré te lancer dans l'inconnu ?
─ Il y a plusieurs raisons, la première est que là-bas c'est un peu folklo les études artistiques.
─ Tu veux devenir artiste ?
─ Musicien
─ Jazz, rock ?
─ Classique. J'ai été élevé là dedans, ma mère est pianiste. Ce que j'aime, c'est la musique ancienne et les instruments anciens, le luth, le clavecin, la viole. On ne trouve plus ces sonorités maintenant. La viole, par exemple, a une sonorité chaleureuse, un son plus doux et peut-être plus mélancolique que celui du violon, moins brillant que lui, mais plus élégant que celui d'un violoncelle, quelque chose de plus proche de l'âme, une expressivité à la fois plus raffinée et plus poignante.
─ Je vois que tu es passionné.
─ La musique, c'est le seul domaine où je me sente des aptitudes, et elle est ma béquille.
─ Quel genre d'étude peut-on faire en musique ?
─ Il faut que j'essaie d'entrer au conservatoire. Je suis déjà un peu trop âgé.
─ Tu joues de quel instrument ?
─ Du clavecin, et surtout de la viole, c'est plus facile à transporter.
Physiquement mon cousin créole
n'évoque pas un mannequin de Versace, mais je lui trouve une
originalité, un type inhabituel, loin du côté mignon ou du charme
irrésistible aux pièges desquels il est difficile de ne pas se laisser
prendre. Peu importe qu'il ne réponde pas du tout à mes critères
habituels, ces jeunes corps longilignes de nageur, ces muscles
puissants mais fins et superbement dessinés, toujours en tension sous
la peau, ces courbes nerveuses, et une petite frimousse à croquer. Rien
que ça ! Ce n'est pas difficile de faire le portrait robot de son mec
idéal : il serait brun, avec de beaux yeux noirs au regard de velours,
de longs cils à faire pâlir les filles de jalousie ; il aurait une
élégance naturelle et une humilité en dépit de sa beauté et de son
pouvoir de séduction ; enfin, non pas enfin, surtout il serait
intelligent et compréhensif, délicat et raffiné, affectueux et tendre,
caressant et doué pour l'amour. On peut bien rêver, non ? Ça ne coûte
rien de rêver, si l'on sait retomber dans la réalité sans se faire une
double fracture, ni même un hématome, et surtout pas un bleu à l'âme.
De toute façon ces critères-là ne m'ont mené nulle part jusqu'à
présent, alors remettons les pieds sur le sol, n'hésitons pas à pousser
une petite pointe de bon sens en portant une attention à un élan de
l'âme plus qu'à un élan du corps.
Iony, ce cousin s'appelle Iony, c'est un prénom inhabituel que je
trouve très doux à prononcer, Iony me captive. Je ne sais pas vraiment
pourquoi il m'attire, sans doute parce qu'il n'est pas comme les
autres, parce qu'il ne ressemble à aucun des garçons que j'ai pu
rencontrer.
Pas banal son physique ! Métisse, ça c'est sûr, mais à la peau
claire, et douce, douce comme celle d'une fille, je l'ai senti quand
nous nous sommes embrassés, sur les joues, normal entre cousins. Est-ce
que les Réunionnais ont tous la peau aussi douce ? Il faudra que je lui
pose la question. Il va sans doute rougir jusqu'aux oreilles car j'ai
l'impression qu'il a une grande timidité concernant les appétits du
corps.
Pas banal, disais-je, son physique, quelque chose dans les traits
qui rappelle une aristocratie de vielle souche. Pourtant il n'y a pas
de doute, il descend d'un black, d'un esclave. Peut-être a-t-il fait,
comme le font passionnément beaucoup de Réunionnais, des recherches
généalogiques. Ce serait très indélicat de lui poser maintenant la
question. Je dois au contraire tout faire pour le mettre à l'aise.
Je ne peux m'empêcher de penser qu'il est peut-être le descendant
d'un des naufragés du vaisseau l'Utile qui, en 1761, transportait une
cargaison clandestine d'esclaves. Sans doute est-ce parce que je viens
de connaître ce drame historique. On sait comment ils étaient choisis,
les esclaves. On prenait les jeunes hommes les plus grands, les plus
forts, bien bâtis, bien musclés, on allait même jusqu'à leur soupeser
les roustons pour s'assurer qu'ils seraient de bons géniteurs. Par
l'entêtement de son capitaine, le navire s'est fracassé sur un
minuscule récif de corail perdu au milieu de l'océan Indien, harcelé
par les ouragans. Les blancs ont réussi à fuir après avoir construit
une embarcation à partir des restes de l'épave de l'Utile. Des 140
esclaves abandonnés là on n'a retrouvé que 7 femmes et un bébé,
quelques quinze ans plus tard. Mais on sait que des hommes noirs ont
tenté d'échapper à cet enfer sur des radeaux de fortune. Peut-être
quelques-uns ont-ils réussi, dont l'ancêtre de Iony.
I
rène Frain raconte merveilleusement cette histoire vraie dans son roman Les naufragés de l'île de Tromelin.
Mais je m'égare. L'île Bourbon, maintenant la Réunion, était
tellement éloignée dans l'océan Indien de ce petit bout de rocher
corallien appelé du nom breton de Tromelin, qu'il est impossible qu'un
survivant ait pu y accoster.
Iony est un garçon au corps long et mince, à la limite de la
maigreur, qui se déplace avec souplesse et élégance. Il a une
distinction naturelle, assez rare chez un garçon de cet âge, inspirant
d'emblée de la retenue à qui aimerait tenter une certaine familiarité.
Sa politesse génère une distance décourageant l'approche cordiale qui
m'est habituelle.
Tout cela m'est un peu étranger et devrait tout au plus appeler de
ma part un peu de curiosité. Eh bien je ressens beaucoup plus que de la
curiosité, je ressens l'envie impérieuse de nouer un lien avec ce jeune.
─ Donc tu joues de la viole. Je t'avouerai que je ne connais pas bien.
C'est un instrument très ancien ?
─ C'est un merveilleux instrument. La viole de gambe dérive du
rebab arabe, apporté en Espagne par les Maures vers le VIII° siècle.
Elle a eu ses heures de gloire, puis a été supplantée par le
violoncelle. Elle a fini par disparaître quand le violon, à l'origine
un instrument de rue et de cabaret, comme l'accordéon actuellement,
prit peu à peu ses lettres de noblesse. La révolution française,
jugeant la viole trop aristocratique, contribua à sa disparition. Mais
le récent regain de faveur pour la musique baroque l'a remise au goût
du jour, et le film Tous les matins du monde d'Alain Corneau, avec le
fameux violiste Jordi Savall, a contribué à sa nouvelle popularité.
─ Tu en parles en connaisseur. Et que joues-tu sur cette viole de gambe ?
─ Sainte-Colombe, Marais, Forqueray, Abel, Couperin, Lully,...
─ J'aimerais bien t'entendre. Tu jouerais pour moi ?
─ Oui, bien sûr, avec plaisir.
Nous convînmes qu'il viendrait chez moi le lendemain en fin d'après-midi, à 18 heures 30.
Il arriva ponctuellement à l'heure convenue. Je le soupçonne même d'avoir attendu qu'il fût exactement l'heure dite pour sonner.
─ C'est sympa d'être venu. Viens, je te fais visiter, et après on s'installe confortablement. Tu aimes le contemporain ?
─ Ça me surprend. Les peintures et les sculptures surtout. Chez mes
parents c'est très XIX° siècle, capiton et passementerie, paysages
romantiques.
─ On va faire un pacte si tu veux : tu vas être mon prof de musique et je serai ton prof d'art contemporain.
─ Tu vas avoir du mal.
─ Je crois que toi aussi.
─ Prof, je n'aime pas trop.
─ Tu as raison, moi non plus. J'ai employé le mot par facilité.
Maître c'est trop prétentieux, précepteur vieux jeu et encore une
histoire d'autorité, mono peut-être ? C'est plus jeune et ça fait moins
pédago-je-sais-tout. Pas gentil mono ça fait Club Med.
─ Va pour mono.
─ J'ai préparé de la sangria, tu connais ?
─ Non, c'est quoi ?
─ C'est du vin rouge léger, sucré, dans lequel ont macéré des
fruits, des oranges, des pêches, des pommes,... C'est doux, c'est
frais, c'est bon. Tu veux goûter ?
─ Juste un peu, je ne bois pas d'alcool.
─ C'est ta religion qui te l'interdit ?
─ C'est par goût.
─ Tu ne t'es jamais saoulé avec des copains ?
-- Une fois j'ai trop bu. J'ai été malade. Et puis j'ai pleuré pendant des heures.
─ Tu as le vin triste ? Ou bien tu avais une bonne raison de pleurer ?
─ Oh oui !... Bon, je vais jouer un morceau.
Je compris qu'il n'en voulait pas dire davantage. Il sortit de
sa housse cette forme aux courbes féminines et voluptueuses, prit
délicatement l'archet et le porta deux fois à ses lèvres avant de
régler les cordes de son instrument. Je m'étais assis par terre assez
près de lui pour donner à la scène un petit air d'intimité. Il joua un
air que je trouvai un peu austère, aux accents mélancoliques. Il avait
un regard étonnamment lointain, non dépourvu d'une certaine tristesse.
Jouait-il vraiment pour moi avec ces jeux dans le vague ? En tout cas
son jeu me parut d'une rare qualité, habité par une sensibilité hors du
commun. Pas virtuose, mais extrêmement nuancé et profond. Iony vivait
sa musique.
Je le lui dis. Il rougit légèrement.
─ Je me sens en communion avec cette musique. J'ai l'impression de quitter ce monde et de retrouver une harmonie perdue.
J'avais le sentiment que ce garçon avait une personnalité hors
du commun et qu'il me ferait peut-être découvrir des beautés
insoupçonnées.
Quand il posa ses yeux sur moi pour l'au revoir, je fus surpris
par la profondeur infinie de son regard. Il y avait dans ces pupilles
noires quelque chose comme un trop plein d'âme qui me plongea dans le
trouble. Je le laissai partir à regret, espérant déjà sa prochaine
visite, dans quatre longues journées.
Mais qu'est-ce qui m'attachait ainsi
à ce cousin que je connaissais à peine ? Un garçon assez énigmatique,
d'une sensibilité exacerbée, qui semblait s'être trompé d'époque.
D'habitude, si l'on peut parler d'habitude car les occasions
furent relativement rares, c'était d'abord une attirance physique, un
trouble des sens, un émoi charnel, qui me poussaient à entreprendre une
relation. Après, bien sûr, j'entendais que naissent des sentiments et
une sorte de communion, dans le respect mutuel du caractère de chacun.
En fait je n'ai jamais vraiment analysé, mais au départ il y avait
toujours cette sorte d'aimantation physique. D'ailleurs, n'en est-il
pas toujours ainsi ? Eh bien avec Iony il en allait tout autrement.
Je ne crois pas que ce qui m'attirait chez ce garçon fût son
métissage, ce mélange de races et de civilisations, de croyances et de
rites. Je ne m'étais jamais soucié de généalogie et avais
particulièrement négligé la mienne. Néanmoins ce descendant de la
traite des noirs dans laquelle, peut-être, certains de mes ancêtres
avaient été impliqués, ne me laissait pas indifférent.
Ce n'était pas non plus son côté anachronique qui me portait vers
lui. Je trouvais même dommage qu'il ne profitât pas de toute l'offre à
sa jeune existence dans cette fin du XX° siècle. Rien ne semblait
l'intéresser en dehors de cette musique baroque jouée sur des
instruments anciens. Le cinéma l'ennuyait, la musique qu'écoutaient les
jeunes de son âge lui écorchait les oreilles, les revendications des
lycéens et des étudiants le laissaient indifférent, alors ne parlons
pas des boîtes et des raves parties ! Je le soupçonne d'avoir aussi
laissé son corps en jachère, et négligé les appels pourtant pressants
d'une sexualité en plein essor. Sans doute n'a-t-il pas connu de
filles, trop timide, trop réservé, trop pudique, trop sentimental pour
se laisser aller à une aventure sans lendemain. Ou alors peut-être
a-t-il eu une grosse déception pour que ses yeux noirs s'emplissent
parfois d'une ombre d'amertume.
Il est venu dans mon rêve. Nous
étions dans son île et nous marchions depuis plusieurs heures sur les
épanchements de lave du volcan de la Fournaise. C'était une zone
interdite, parce que la lave n'était pas encore refroidie en épaisseur
et que la croûte pouvait s'affaisser sous le poids de nos corps. Le sol
fumait à de nombreux endroits où des fissures laissaient s'échapper
l'haleine des profondeurs. Parfois nous longions un petit cratère qui
nous ouvrait sa béance sur le cœur de la terre. Comme pour nous
attirer, sa gueule se parait de mille couleurs qui miroitaient sous le
soleil avec des éclats d'or et des brillances argentées. Dans ce
paysage de fin de monde il y avait une beauté étrange qui nous
émerveillait et que nous recevions comme un don du destin. Une
impulsion qui sommeillait en nous à notre insu nous précipita dans les
bras l'un de l'autre. L'étreinte fut d'une telle intensité que nous ne
faisions plus qu'un et qu'il parût impossible désormais de nous
désunir. Nous étions nus et nos corps enlacés fusionnaient comme le
faisait la nature sous nos pieds. Ce n'était pas seulement une union
charnelle, c'était, bien au-delà d'une jouissance des sens, une
véritable communion qui ouvrait notre cœur et notre âme à une
illumination.
Ce rêve était allé au-delà de mon imagination. En général, quand
je rêvais éveillé de relations amoureuses, ma libido se complaisait à
des descriptions avantageuses de corps souples et musclés, de beaux
visages avenants, de sexes ardents et performants, et aussi de
sentiments, mais sans doute moins fondamentaux que le vertige physique.
Il montait alors en moi une excitation à laquelle, d'une manière ou
d'une autre, je devais mettre un terme.
Rien de tel ici, ce n'était pas une attirance physique qui m'avait
projeté dans ses bras, c'était quelque chose de beaucoup plus puissant
encore, une force inconnue et bien supérieure au désir de la chair. Je
me réjouis que pour une fois j'aie pu garder une probité, une pureté à
une union amoureuse, fût-elle virtuelle et inconsciente.
Je lui racontai mon rêve, sans
mentionner les remarques qu'il m'inspira. Quel ne fut pas mon
étonnement de voir ses yeux s'embuer. Iony était au bord des larmes. Je
m'approchai de lui et le pris dans mes bras comme on console un enfant
qui a du chagrin. Il se laissa faire et pleura doucement sur mon
épaule. Je n'osai lui poser la moindre question, le laissant écouler
une peine dont j'ignorais totalement la raison. J'étais triste de le
voir ainsi malheureux et en même temps je me réjouissais qu'il
s'abandonnât dans mes bras et me livrât une souffrance intérieure. Sans
doute me dirait-il, un jour, ce qui faisait saigner son cœur, quand il
aurait totalement confiance en moi, ou, espérais-je, quand il
manifesterait à mon égard des sentiments auxquels j'aspirais de toutes
mes forces.
Nous nous fréquentions depuis maintenant trois mois, et mon
attachement, devenu d'abord une tendre affection, puis bien davantage,
était en fait un sentiment dont je ne me cachais plus qu'il était
d'amour. Moi qui d'ordinaire avais tendance à railler le
sentimentalisme romantique échevelé, j'avais l'impression d'être tombé
dans ce piège et de m'en délecter.
Ma délectation était néanmoins un peu douloureuse car j'ignorais
si mes sentiments amoureux rencontraient un écho chez ce jeune
musicien. Je n'osais lui en parler, par crainte d'être déçu et de le
perdre à tout jamais. J'étais devenu aussi timide et réservé que lui et
je ne me reconnaissais pas.
A peine était-il parti, après l'une de nos rencontres, qu'il me
manquait déjà. Et je faisais défiler tout ce qu'il avait pu me dire,
tout ce qu'il avait suggéré, ou que j'interprétais comme tel, tous les
signes, mêmes infimes, signifiant son attachement. Je m'efforçais de
retrouver la musique qu'il m'avait jouée, quelque fois plus enjouée que
celle de Sainte Colombe, et je notais avec plaisir que son regard
allait de moins en moins vers un inaccessible lointain et se posait
parfois sur moi avec, croyais-je, un reflet de tendresse.
Hélas j'avais l'impression qu'il vivait dans un monde qui m'était
inaccessible. Il ne pouvait se passer de musique et dès qu'il me
quittait il remettait ses écouteurs dans les oreilles et semblait se
couper du monde. Il vivait dans une sorte de thébaïde musicale, un
bastion inaccessible à qui ne faisait pas partie de son microcosme.
J'aimais découvrir avec lui des compositeurs que je ne connaissais
que de nom, ou dont je n'avais jamais entendu parler parfois, des
sopranes merveilleuses, des ténors remarquables. Petit à petit je
parvenais à distinguer les différentes tessitures de voix et le parti
pris, le des chanteurs. Tout à coup il détachait de son oreille un
écouteur et il me le tendait :
─ Ecoute ça, c'est magnifique !
J'adorais ces instants où nous étions, l'un tout près de
l'autre, unis par la musique. Je priais pour que le passage musical
durât une éternité. Plus que la musique, ce que je goûtais surtout
était cet instant privilégié où j'étais presque contre lui. Le «
presque » est d'importance car si nous nous effleurions parfois, je
n'osais le toucher vraiment de crainte de rompre le charme de sa
proximité. Ce geste tant de fois imaginé, tant de fois promis, que je
ne parvenais pas à faire : le prendre dans mes bras et l'embrasser. Au
moment décisif j'étais comme paralysé par la peur de détruire ce qui
était manifestement de sa part une profonde amitié.
Je ne m'étais pas posé la question
de savoir s'il pouvait aimer un garçon, et si l'idée l'avait un jour
effleuré. Ce qui m'importait était qu'il m'aimât moi, un garçon.
Cette peur qui me paralysait, je l'avais rarement éprouvée aussi
fortement. Peur qu'il me rejette, parce que l'amitié est une chose, et
que l'amour en est une autre. Ne me dirait-il pas que l'amour suppose
une union physique, charnelle, et que forniquer avec un garçon lui
avait toujours provoqué une certaine révulsion ? Oh, il ne le dirait
pas aussi brutalement, car il est très délicat, mais ses
circonlocutions embarrassées et pommadées à la crème d'amande ne
laisseraient aucun doute sur son aversion de l'accouplement homosexuel.
Non, l'aveu direct de mes sentiments était trop risqué, et de
toute façon il m'était impossible. Il fallait que je trouve à donner
des signes qui l'amèneraient à comprendre, à deviner, ce qu'il était
réellement pour moi, sans que je sois ouvertement compromis.
Je multipliai les attentions, lui achetant un cd dont il m'avait
parlé, lui donnant un livre que j'avais particulièrement aimé, lui
expliquant avec passion les œuvres d'art contemporain qui l'avaient
surpris chez moi lors de sa première visite. Quand il venait me voir il
y avait toujours pour lui des letchis, des ananas, des mangues car il
m'avait dit que ces fruits lui manquaient ici. Je lui versais du thé à
la vanille, comme il en buvait là-bas, et je trouvais bon ce breuvage
uniquement parce que c'était partager quelque chose avec lui.
Un jour où il m'avait tendu un écouteur, nous étions tellement
près l'un de l'autre que, sous le fallacieux prétexte de me concentrer
sur l'écoute dans une position plus confortable, je posai mon bras sur
ses épaules. J'en tremblai mais il ne réagit pas et nous continuâmes
notre écoute presque enlacés. Un autre jour où il m'avait joué sur sa
viole une musique très simple mais particulièrement émouvante issue du
répertoire catalan, j'avais, sous le coup de l'émotion, posé ma main
sur son avant-bras, pour la retirer presque aussitôt, de crainte que le
geste fût trop éloquent.
Je ne me reconnaissais pas dans cette frilosité, et je me haïssais
car ma nature était plutôt d'être spontanément cordial et affectueux
avec qui me plaisait. Avec Iony c'était l'inverse, je m'appliquais à
retenir tout geste trop doux, trop tendre, trop chaleureux, à contrôler
toutes les manifestations d'une effusion sentimentale.
Comment percevait-il tout cela ? Sa sensibilité détectait-elle un
peu plus que de l'amitié ? Il était impossible qu'il fût aveugle à mon
inclination. Alors pourquoi gardait-il cette légère et insupportable
distance ? Etait-ce celle qui sépare l'amitié de l'amour ? Je doutais,
je doutais, et ce doute s'insinuait en moi et distillait une souffrance
qui me rappelait les pires moments de mes amours déçues.
Il fallait que je provoque une situation irréversible. En
serais-je capable ? Ou attendrai-je, indéfiniment peut-être, qu'il fît
le premier pas ?
Ce jour-là je l'avais trouvé
particulièrement attachant quand il m'avait, avec une brillance
particulière dans ses beaux yeux noirs, fait percevoir toute la
richesse du timbre de la viole, comment les cordes à vide entraient en
résonance sur les harmoniques des autres notes, ce que ne faisaient
beaucoup moins les cordes du violoncelle. Il m'avait parlé de la
couleur de la musique, avec le même enthousiasme que le mien quand je
lui faisais remarquer la subtilité de certains accords de couleurs dans
mes tableaux :
─ En musique, tu vois, la couleur, c'est l'harmonique, ce qui
fait qu'un air est triste ou joyeux. La musique, c'est l'expression des
sentiments et des passions.
─ Oui, tout à fait d'accord. Mais elle n'en a pas l'exclusivité.
Il y a tout d'abord les mots, les regards, les gestes, il y a...
─ Arrête Alex. Je sais ce que tu veux me dire : il y a tes mots,
tes regards, tes gestes,... Il faut que tu saches : je suis infiniment
attaché à toi, tu m'apportes l'affection dont j'ai tant besoin, la
tendresse, l'amour, je crois, et je voudrais tant garder tout ça. Tu
m'es tellement précieux, Alex ! Mais je suis une victime du destin. Mon
cœur est prisonnier, à jamais prisonnier. J'ai tellement peur que tu me
chasses si je te dis que je ne peux pas t'ouvrir mon cœur. Tu donnes de
l'amour à un infirme de l'amour.
─ Qu'est-ce que tu racontes, Iony ? Je ne comprends pas,
explique-moi, avant que j'aie trop mal. Tu es amoureux, c'est ça ?
Amoureux malheureux ? Tu ne m'en as jamais parlé.
─ Tu ne me l'as jamais demandé. Tu ne m'as jamais posé de
questions sur ma vie intime, par discrétion sans doute, bien que tu
aies perçu la tristesse que je trimbale partout malgré les éclats de
rire. J'ai particulièrement apprécié cette délicatesse. Alors je vais
te dire :
Tu ne sais pas que nous étions deux, deux garçons nés en même
temps de la même mère, deux frères jumeaux plus identiques que des
clones. Nos parents cultivèrent cette similarité et tout le monde nous
confondait. Pour nous, chacun était le double de l'autre, au point de
perdre son identité dans la joie d'être l'autre. En fait nous étions
deux et nous ne faisions qu'un. Tout ce que l'un faisait était aussitôt
répété par l'autre. Loin de provoquer une quelconque exaspération, cela
nous rapprochait davantage encore. L'amour, car il s'agissait bien
d'amour, était fusionnel, comme il ne peut pas l'être entre deux êtres
différents. Je pourrais te raconter des anecdotes marrantes mais je ne
voudrais pas te barber avec mes histoires.
─ Tu sais bien que tu ne m'ennuies jamais.
─ Nous n'avions pas besoin de parler ou de faire des signes pour
communiquer entre nous. Et lorsqu'on nous demandait des mots pour dire
nos idées, nos réflexions, nos connaissances, pour un devoir de
français par exemple, nous faisions le même commentaire, avec le même
vocabulaire, les mêmes arguments, la même construction. Nous faisions
aussi les mêmes fautes, bien que le prof nous ait séparés de toute la
longueur de la salle de e. Aux yeux des autres élèves nous n'étions pas
loin d'être des magiciens. Cette particularité nous valait une
célébrité un peu rigolarde mais néanmoins amicale, dans
l'établissement.
Si chacun de nous était l'autre en même temps, il en allait de
même pour nos corps. Nous ne nous endormions que blottis l'un contre
l'autre, nus et chastes, comme si nos peaux ne faisaient qu'une, comme
si nous étions des frères siamois.
La sonnerie du téléphone interrompit ses confidences.
─ Tu ne réponds pas ?
─ Non, je préfère t'écouter.
─ Nous n'étions cependant pas tout à
fait identiques, en tout cas la machinerie humaine ne l'était pas. Mon
frère, peu après ses seize ans, a été victime d'une rupture
d'anévrisme. Des hommes en blancs sont venus et se sont emparés de lui,
mais je crois qu'il était déjà mort, et j'aurais tant voulu le garder
dans mes bras. Lui, mort, et pas moi ! Tout s'écroulait, tout
s'effondrait. Il arrivait quelque chose à l'un et pas à l'autre. Nous
n'étions pas semblables, nous étions différents. Tout ce que nous
avions vécu ensemble jusqu'alors était faux. Vouloir mourir comme lui
m'éloignait davantage encore de lui car il n'avait pas voulu mourir.
Plus tard, d'autres hommes en blanc sont venus pour me conduire
dans une clinique. Là des hommes et des femmes en blanc se sont donnés
la mission de ramener à une vie ordinaire cette épave que j'étais,
perdue dans les fonds abyssaux du désespoir. Ils m'ont accompagné
jusqu'à une rive à peu près inconnue, où je me suis senti nu et
vulnérable. J'avais perdu tous mes repères et plus rien du monde ne
m'intéressait. Les grands enthousiasmes utopiques et quelque peu naïfs
des jeunes pour une société où il n'y aurait plus d'injustice, plus de
dominants, plus de pauvres, plus d'argent, plus de méchanceté, me
laissaient indifférent ; les combats pour l'extension des droits et des
libertés des lycéens et des étudiants m'indisposaient ; les discours
agressifs et les luttes syndicales m'exaspéraient. Je voulais fuir, me
retrouver ailleurs, sur une petite planète, rien qu'à moi, pas trop
grande, où je pourrais facilement trouver mon chemin, à l'abri du bruit
et de la fureur.
Je ne voyais plus l'utilité de poursuivre mes études. D'ailleurs
l'utile m'excédait. C'était pour l'apparemment inutile que je pouvais
avoir à la rigueur un peu d'appétit. La télévision, le cinéma ne
parvenaient plus à me distraire, ni d'ailleurs la lecture, que j'aimais
tant. J'allais tomber dans un profond ennui chronique lorsque
j'entendis un son métallique violent, un bruit énorme et dur qui enfla
jusqu'à l'insupportable, et qui déchiqueta mes pensées. L'écho en moi
se prolongea comme s'il ne voulait jamais finir, me tétanisant sur
place, vidant mes sens de toute leur substance.
Puis j'ai senti à côté de moi une présence. Une mélodie jouée au
début tellement bas que les notes se brisaient parfois avant de
parvenir jusqu'à moi, laissant des intervalles de silence, prit
timidement le relais de l'écho destructeur. C'était une mélodie très
douce et envoûtante qui bientôt s'installa et terrassa les derniers
vestiges de l'écho. Les sonorités étaient chaleureuses et poignantes,
avec une richesse de timbre et un développement inhabituel des
harmoniques. Elles allaient directement à l'âme. Je ne sais pas comment
j'ai su qu'il s'agissait d'une viole de gambe car je n'en avait jamais
entendu. Je suppose que c'est lui qui me l'a soufflé. C'était lui, la
présence. Il était là, tout près de moi. Je ne pouvais le toucher,
certes, mais je ne pouvais douter de sa présence. J'aperçus une lumière
qui brillait dans mon obscurité, et je sentis le flux de cette marée
d'amour, qui était nôtre, m'envahir.
J'ai su, alors, que nous nous aimions d'un amour d'éternité et que
vivre c'était pour moi m'abandonner complètement à cet amour, à
l'exclusion de tout autre.
Il se tut.
Je le laissais s'immerger dans les flots régénérants de cet amour mystique.
Je fermai les yeux pour empêcher les larmes d'y monter, mais sans grand succès.
Heureusement, perdu dans son univers d'amour immortel, il ne vit pas mes larmes. Il reprit son récit.
─ Je n'ai eu de cesse de retrouver cette mélodie par laquelle
il a manifesté son retour près de moi. Je me suis mis à apprendre à
déchiffrer des partitions, à jouer de la viole de gambe. Au début
c'était très difficile, je n'arrivais pas à trouver le beau son, je
tenais mal mon archet et la viole grinçait. J'étais découragé. Alors
j'ai essayé le clavecin. Assez vite j'ai obtenu de meilleurs résultats,
mais les sonorités du clavecin n'approchèrent jamais celles qui
m'avaient envoûté lors de nos retrouvailles. Néanmoins c'est sur le
clavecin que je recherchai cette mélodie d'amour qui avait annoncé son
retour. J'épluchai les partitions de Jean-Baptiste Forqueray, en tout
cas les transcriptions pour clavecin qu'il avait faites des pièces pour
viole de son père, Antoine Forqueray. Les afflictions de Jean-Baptiste,
enfant malheureux, et emprisonné à l'âge de vingt ans à la demande de
son père, par vengeance, ne sont certainement pas étrangères à la
passion que j'ai de sa musique.
Tu comprends, mon frère est avec moi à travers la musique,
alors elle est ma vie, je me laisse aller en elle, je suis habité par
elle, elle m'accompagne partout, elle est l'air que je respire. Mais,
comme l'air que je respire, elle n'est pas toujours à la hauteur de ce
que j'espère. Elle peut être simplement agréable, parfois même un peu
ennuyeuse, alors je suis triste parce qu'elle n'est pas le reflet de
cet amour dont je te parle.
Tu comprends ?
─ Oui, je comprends.
─ Alors, tu veux bien de moi comme je suis ?
─ Evidemment. Comment peux-tu en douter ?
─ J'avais très peur que mon amitié ne te suffise pas.
Bien sûr que non, elle ne me suffit pas.
Quelle place pouvais-je prendre dans un cœur aussi plein de cet
amour éthéré, dont le seul aliment était cette musique ancienne, sa
béquille m'avait-il dit, communiquée par un fantôme ?
Avais-je le droit d'essayer de le sortir de son rêve éveillé ?
Essayer de le ramener, ne serait-ce qu'un peu, à la réalité du monde,
ne serait-ce pas le détruire au lieu de le sauver ? Ne serait-ce pas
pur égoïsme de ma part ? Qu'est-ce que j'appelais la réalité du monde,
sinon l'amour que je lui portais et mon désir de lui ?
Sans doute avait-il très peur, maintenant qu'il s'était retrouvé
une raison de vivre, fût-elle spectrale et surnaturelle, de faire un
pas dans sa nouvelle réalité, celle de n'être plus deux, mais un seul.
Pourtant il avait bien le droit de jouir de tous les fruits de la vie.
J
e devais renoncer à mes élans de romantisme enivré, à la
limite du kitch. Mais je ne pouvais pas renoncer à lui, à sa présence,
à son amitié. Trouverai-je la force de me contenter de ce qu'il pouvait
me donner ?
Ne pas le perdre, surtout ne pas le perdre.