114 Lalo le mauricien ( épisode intégral )
─ Qu’est-ce qui ne va pas ?
─ Rien. Ça va.
─ Non, je vois bien que quelque chose te contrarie.
─ Non, non, je t’assure.
─ C’est moi qui te déçois ?
─ T’es bête !
─ Alors pourquoi tu n’es plus souriant et enjoué comme je t’ai connu jusqu’à présent ?
─ Je sais pas. C’est rien. Tiens, je te fais un beau sourire.
─ Non, il n’est pas beau ce sourire-là. Il est crispé. Détends-toi, on est bien ensemble, non ?
─ Oui, je suis bien avec toi.
─ Moi aussi, je suis bien avec toi.
─ C’est la première fois que tu m’amènes chez toi.
─ Oui, et alors ?
─ Ça me trouble, je ne sais pas comment dire, entrer dans ton intimité quotidienne…
─ Je m’en doutais un peu. C’est pourquoi je n’avais pas osé te le
proposer plus tôt. Je te sentais si réservé derrière tes airs affables,
ta jovialité. A vrai dire je craignais ton refus.
─ Toi aussi, tu as peur alors ?
─ Oui, ça m’arrive. Peur est un mot un peu fort. Disons que je
doute parfois de moi. J’ai l’air sûr de moi et décidé à foncer mais
j’ai des fragilités. Mais parle-moi de toi. De quoi as-tu peur ?
─ De te décevoir.
─ Comment ça me décevoir ?
─ Ben, sur ce que tu attends de moi… dans ta chambre.
─ Tu sais, je ne suis pas porté sur la performance sexuelle. Je ne
suis pas comme la grande majorité des homos, qui baisent à
tire-larigot, en dehors de tout sentiment. J’ai besoin avant tout
d’affection. Et je suis sûr que tu es généreux en affection. C’est ce
qui compte en priorité pour moi. En plus je te trouve beau, et, c’est
vrai, j’ai aussi très envie de toi.
─ J’ai peur du sexe, et j’ai honte aussi.
─ Ne t’en fais pas. Tu gamberges trop. Laisse faire la nature.
─ Tu peux pas comprendre.
─ Si tu m’expliques, je peux comprendre.
─ C’est à cause de là-bas.
─ Là-bas dans ton île ?
─ Oui
─ Tu as la nostalgie ?
─ Non, au contraire.
─ L’île Maurice ! Mais c’est le paradis.
─ Pour certains peut-être, surtout ceux qui y vont passer leurs
vacances dans des hôtels de luxe, au bord des plages de sable blanc. La
lagune turquoise, l’ombre des filaos ou des palmiers, les mangues, les
papayes, les letchis, le lait de coco, j’ai connu tout ça à travers un
drame personnel.
─ Un drame ?
─J’aime mieux ne pas en parler.
─ Si. Il faut parler, au contraire. Il faut te libérer de ce qui te hante.
─ Tu vas me mépriser.
─ Quoi ! Tu as volé pour manger, tu as violé sous l’emprise du
rhum, tu as tué lors d’une rixe ? Je ne te crois absolument pas
capable de ça.
─ …
─ Alors ?
─ J’ai été un enfant battu. Ma mère
toujours absente, mon père hyper violent Trouvait tous les jours une
bonne raison de me foutre une raclée. J’avais une peur bleue de lui. Il
me battait jusqu’à ce que je pisse sur moi. Alors il arrêtait et me
foutait la paix jusqu’au lendemain.
─ Je comprends que tu aies peur des hommes. Mais il est rare
qu’ils soient des bourreaux. La plupart sont agréables à fréquenter, et
il arrive assez souvent d’en trouver de gentils. Tu n’as pas rencontré,
sur ton île, des garçons ou des filles qui sont devenus tes amis et qui
t’ont aidé à supporter cette maltraitance familiale ?
─ Quand j’étais plus grand, il y a des hommes qui se sont
intéressés à moi. Ils voulaient m’aider à m’en sortir. Je n’ai pas
compris tout de suite que leur aide et leur soutien n’étaient pas
désintéressés. Ils me trouvaient mignon, si tu vois ce que je veux
dire.
─ Et parmi les jeunes de ton âge ?
─ Figure-toi que pour faire partie d’un groupe, je me suis mis à
jouer au foot, alors que je déteste ça. Mais je jouais mal, et j’étais
assez mal vu. On ne me mettait surtout pas à des postes d’attaquant, et
encore moins goal parce que j’avais peur de me prendre le ballon en
pleine gueule. Ce que j’aimais c’était être avec des garçons. Cette
petite communauté de garçons, qui ne me traitait pas toujours avec
douceur. C’est à ce moment qu’est devenue évidente mon attirance pour
les garçons. C’était une angoisse de plus. Dans mon village on fait
comme si l’homosexualité n’existait pas. C’est tabou. Personne n’en
parle. A Maurice l’homosexualité est interdite et passible de cinq ans
de tôle. Les homos sont traités de pillon, c'est-à-dire de méprisables
pédés. La discrimination est presque systématique. Alors je me suis
senti doublement perdu : une peur viscérale des autres, et une
attirance sexuelle coupable.
J’avais seize ans, mon père ne me battait plus puisqu’il était
parti avec une autre femme. Depuis quelque temps je faisais des petits
boulots, je me suis jeté à corps perdu dans le travail, faisant tous
les métiers. Je bossais comme un dingue et là on m’appréciait. J’ai un
peu repris confiance en moi. Et puis j’ai eu cette occasion formidable
que mon patron vienne s’installer en France et qu’il m’emmène avec lui.
C’est lui qui a obtenu tous les papiers. Je lui suis infiniment
reconnaissant de m’avoir extrait de mon bourbier. Je n’ai que de
mauvais souvenirs là-bas. Ici, ce n’est pas difficile de faire des
rencontres de garçons. Il n’y a pas besoin de se cacher. On n’est pas
regardé comme des extra terrestres. Mais la plupart ne pensent qu’à la
baise, et au moment de passer à l’acte, je me bloque. J’éprouve une
peur étrange. J’ai la sensation que l’urine s’écoule de mon sexe comme
quand j’étais petit, sous les coups de mon père. Je me sens sale, j’ai
honte, et bien sûr j’ai beaucoup de mal à bander. J’ai l’impression
d’être un bon à rien, et que je n’aurai jamais de vraie vie affective
et sexuelle.
─ C’est bien que tu aies pu en parler. Je suis touché de ta confiance.
─ Tu es le premier à qui j’en parle. J’ai toujours gardé pour moi cette douloureuse période de mon enfance.
─ Tu viens de briser une chaîne qui t’entravait en me parlant de
ton enfance. C’est une étape, la plus dure, pour sortir de tes
blocages. Tu vas te libérer peu à peu de cette violence que tu rejettes
mais qui continue à te hanter et à te détruire.
Voilà ce que je te propose, on commence par une bonne bouffe,
jette un coup d’œil dans le frigo, tu ne seras pas déçu, et puis on se
fait une petite soirée ciné, j’ai plein de DVD, et ensuite tu choisis
entre rentrer chez toi ou rester dormir avec moi, mais comme deux
frères.
─ As-tu bien dormi ?
─ Ouais. Quelle heure est-il ?
─ 6h30. Il faut qu’on se lève pour aller bosser. Tu as fait de beaux rêves ?
─ Oui j’ai rêvé, mais je ne me souviens plus.
─ Il me semble que tu as dû faire de très beaux rêves.
─ Pourquoi dis-tu ça ?
─ J’ai mes raisons.
─ Tu m’intrigues là. Attends, j’essaie de me souvenir. Ça va
peut-être me revenir. Des sensations agréables… non, ça ne me revient
pas, mais il me semble que j’étais bien.
─ C’est aussi l’impression que j’ai eue.
─ Allez, dis-moi, qu’est-ce que j’ai fait ? Je crois qu’il s’est passé quelque chose.
─ Ça m’a fait très plaisir en tout cas.
─ Allez, ne me fait pas languir.
─ Eh bien, cette nuit, tu es venu te coller contre moi. Tu as passé
un bras sur ma poitrine et tu avais presque un sourire aux lèvres. Je
n’osais pas bouger de peur que tu te réveilles et que tu reprennes tes
distances.
─ Et ça a duré longtemps ce contact affectueux ?
─ Un bon moment. Mais ce n’est pas tout. Il y a beaucoup mieux que cela.
─ Quoi ? Qu’est-ce que tu racontes ?
─ Ah, tu voudrais bien savoir, hein ?
─ Allez, déconne pas, dis-moi.
─ Eh bien, mon petit bonhomme, tu bandais comme un âne.
─ Comment le sais-tu ?
─ C’est ma cuisse qui me l’a dit. Et puis je sais quand même ce que
c’est qu’une bite en érection. Et une belle érection en plus, débordant
le slip que tu as gardé pour dormir.
─ Et t’as fait quoi ?
─ Rien. Je n’ai pas bougé. Je me suis mis à bander moi aussi. Mais
je suis capable de me contrôler, quand même ! Je n’allais pas me jeter
sur toi, l’œil fou, l’air hagard, de l’écume au coin des lèvres,
incapable de me dominer après une si longue abstinence.
Je ne
voulais pas risquer de détruire la confiance que tu venais de placer en
moi en brusquant les choses. Mais alors, là, tu peux être tout à fait
rassuré, tu fonctionnes à merveille, et j’en suis ravi.
Tu vas vite guérir de tes angoisses et phobies, et tu vas vite prendre un passeport pour le plaisir.
Allez, debout, tu vas être en retard.
Prends la salle de bain, j’irai ensuite. Mais à partir de demain, p’tit mec, on y va ensemble.
─ C’était comment ?
─ Cérémonieux.
─ Tu n’as pas l’air très attristé.
─ Je le connaissais à peine. Mais il fallait que j’y aille.
─ Je te trouve plutôt l’air guilleret.
─ C’est à cause des réflexions que je me suis faites tout au long de la cérémonie, pour passer le temps.
─ Raconte-moi un peu.
─ J’avais l’œil reniflard. Son épouse ! Ça m’épate que cette jeune
fille ait épousé ce vieux type. Pas même friqué ! Un pied dans la tombe
déjà. Le cimetière comme villégiature. Le soir, au lit, il devait lui
raconter des histoires de fantômes. Il ne m’étonnerait pas qu’il ait lu
son propre article nécrologique. On dit d’ailleurs que ça fait vivre
plus longtemps, que ça donne un nouveau souffle. Marrant, non ? Et puis
je me disais, devant ce beau cercueil en bois des îles, avec ses
garnitures dorées à l’or fin, qu’il devait être fier là-dedans,
qu’enfin il était maître chez lui. Dans le capiton et la soie il était
dans ce luxe auquel il avait aspiré toute sa vie. Quel gaspillage ! On
ferait mieux d’utiliser l’argent pour venir en aide à ceux qui en ont
besoin. Ceux qui meurent de faim, par exemple, et qui ne font que
multiplier le nombre de cercueils. Ne pourrait-on, pour éviter cette
gabegie, utiliser un cercueil dont le fond s’ouvrirait comme celui des
conteneurs à récupération du verre, pour vider son contenu dans le
caveau ? Ainsi le même cercueil pourrait servir à plein de gens, et le
prix de revient d’un enterrement serait nettement allégé. Mais il y
aura toujours des cadavres pour refuser un cercueil qui a déjà servi à
d’autres. Trop d’individualisme. Chacun veut sa boîte et se sentir bien
dedans. Comment leur dire que les sensations, c’est fini ? Ça doit
faire un choc de ne plus rien sentir du tout. Au début ça doit être
extrêmement désagréable, mais peut-être qu’on s’y habitue.
Qui est celui-là avec cette allure d’enterrement ? On dirait que
son visage a été mâché et recraché. T’as vu ses yeux ? Des œufs pochés
sur canapés. Et ses membres de chauve-souris recouverts d’une cape
flottant dans un courant d’air immobile ? Peut-être est-ce le fantôme
du macchabée. Ce doit être génial d’assister à son propre enterrement
et de constater, derrière ces masques de circonstance, la rareté des
véritables affligés. Il y a ceux qui seront ravis de prendre la place
du mort, je veux dire dans la vie, celle qu’il occupait avant de casser
sa pipe. Il y a si longtemps qu’ils attendent ce moment ! Mais ils sont
plusieurs à se lancer dans la bataille, et il y aura sans doute des
morts ; il y a ceux qui envisagent déjà le bon usage qu’ils vont faire
de l’héritage, avec quelque inquiétude cependant, figurent-ils sur le
testament ? Et puis s’il faut répartir entre tous le peu de biens qu’il
avait, dont la moitié revient à son épouse, il y aura juste de quoi se
payer un bon restaurant ; il y a les ennemis, déclarés ou non, qui sont
désemparés parce que le combat s’arrête faute de combattant et que sa
mise à mort ne pourra plus avoir lieu ; il y a la veuve éplorée qui
n’envisage pas la vie sans un vivant, un vivant cette fois bien chaud
et bien ardent, sans toutefois que son ardeur aille jusqu’à réveiller
le mort ; Et, bien sûr, il y a toute la kyrielle des indifférents, dont
je suis.
─ Dis donc, tu t’es bien marré à cet enterrement.
─ Ça m’a évité de m’ennuyer.
─ La veuve, jolie femme ?
─ Tiens, tu t’intéresses aux femmes maintenant, petit dévergondé !
─ T’inquiète pas, je vais pas te faire mon coming out hétéro.
─ Ah te voilà enfin ! J’ai cru que tu ne viendrais pas.
─ …
─ Je me suis inquiété.
─ C’est pas de ma faute.
─ Je ne te parle pas de faute, je te dis que j’étais inquiet. Tu aurais pu me passer un coup de fil.
─ Tu t’es inquiété. Alors, comme ça, tu tiens à moi ?
─ Déconne pas. Tu sais très bien que je tiens à toi, mais il
faudrait te le répéter toutes les cinq minutes ! Je ne suis pas
toujours à te dire des « je t’aime » parce que je ne suis pas expansif,
mais tu es là dans mon cœur.
─ Embrasse-moi. Toi aussi tu es là dans mon cœur.
─ Viens là faire un petit câlin. C’est bien les petits câlins.
Mais qu’est-ce qui ne va pas ? Tu en fais une tête !
─ Bah, laisse tomber. J’ai honte de te raconter.
─ T’as honte ? T’as fait une connerie ?
─ Tu me crois capable de faire des conneries ?
─ Ben oui, tout le monde peut faire des conneries.
─ Eh ben j’ai pas fait de connerie. J’ai été victime d’une connerie.
─ Dis-moi tout.
─ Après mon travail je suis allé près de la gare pour voir les
affiches du multiplex. Tout à coup une flopée de flics est arrivée de
je ne sais où. Une rafle. Ils ont empoigné une dizaine de jeunes qui
étaient par là, et moi avec. Je pense que la couleur de ma peau a joué
contre moi, parce que je n’étais pas à côté de ces jeunes et je ne les
connais pas du tout. Ils nous ont enfournés brutalement dans un panier
à salade qui s’était planqué je ne sais où. Pendant le trajet on n’a eu
que le droit de fermer notre gueule. Arrivés au poste on nous a demandé
nos papiers. Par chance j’avais ma carte de séjour mais j’étais à peu
près le seul dans ce cas. Puis ils nous ont séparés. Je me suis
retrouvé dans un bureau devant un flic en civil qui m’a posé un tas de
questions. Est-ce que j’avais un travail ? A quel endroit est-ce que je
travaillais ? Quel était le nom de mon patron ? Quelle était l’adresse
de mon lieu de travail ? Qu’est-ce que je faisais à la gare ? C’était
manifestement ça le point important pour lui.
─ Je regardais les affiches de ciné.
─ Tu nous prends pour des imbéciles ?
C’est vrai que je les prenais pour des cons et des peaux de
vache, mais j’allais pas leur dire, surtout que je mourais de trouille.
─ Je vous jure que je regardais les affiches de ciné. Je peux vous donner les titres de films.
─ Et accessoirement, tu ne venais pas là pour rencontrer tes potes ?
─ Si vous parlez de ceux que vous avez arrêtés, je n’en connais pas un seul.
─ C’est bien ce qu’on va vérifier.
─ Mais je vous assure…
─ Tu ne venais pas là pour acheter ou vendre de la drogue par hasard ?
C’est là qu’il voulait en venir avec toutes ses questions préliminaires.
─ Mais pas du tout…
─ C’est aussi ce qu’on va vérifier. Allez, à la fouille.
Deux flics m’ont
fait entrer dans une pièce vide où il n’y avait qu’une table et une
chaise. L’un d’eux s’est assis sur la chaise derrière la table, et
l’autre s’est planté entre moi et la porte, restée ouverte.
─ Déshabille-toi, m’a dit celui devant moi, et pose tes habits sur la table.
Je n’en croyais pas mes oreilles, et je restai planté là devant lui.
─ T’es sourd ? Déshabille-toi.
J’enlevai mon blouson et le posai sur la table. Aussitôt il se
mit à fouiller les poches, tâter la doublure, palper le tissu. Même
palpation du t-shirt.
─ Dépêche-toi, on n’a pas que ça à foutre.
J’avais honte d’être obligé de me déshabiller devant ces deux mecs en uniforme. J’ai tout enlevé jusqu’au slip.
-- Enlève aussi le slip.
Ça leur a pas suffit que je sois à poil, il a fallu que je
secoue mes cheveux, que j’ouvre la bouche et que je tire la langue.
L’autre s’est approché avec une torche et a regardé dans ma bouche.
J’ai dû lever les bras, puis lever ma bite et mes couilles. Ils m’ont
même obligé à décalotter. Tu te rends compte ! Tu vois un peu comment
ils traitent un innocent ? Qu’est-ce que ça doit être pour les
criminels ! Ensuite il a fallu que je me tourne, que je montre la
plante de chaque pied, que je me penche en avant et que j’écarte les
fesses pour que l’autre puisse regarder mon trou du cul avec sa lampe.
Je suis resté à poil encore un moment, avec cette porte ouverte et des
gens qui passaient dans le couloir. Le type assis avait laissé mon tas
de vêtements en vrac sur la table et était parti discuter à côté. Au
bout d’un moment il est revenu et il m’a dit :
─ Tu peux te rhabiller. On va te laisser partir.
Je ne sais pas s’ils ont relâché aussi les autres, mais je suis
sorti de là avec une honte pas possible, et la rage et l’envie de me
venger, de les attirer dans un guet-apens et les caillasser pour les
punir de l’affront qu’ils m’ont fait, de l’humiliation qu’ils m’ont
fait subir.
─ Non, n’aie pas la hargne comme les voyous ou ceux qui
crachent sur la France, sifflent l’hymne national, etc. Les flics ont
fait leur boulot, tout simplement. Sans ménagement, sans doute, et sans
doigté, mais ils ont fait leur boulot.
─ Dis-moi, tu les excuses bien facilement, les flics. T’es copain avec eux ou quoi ?
─ Ils cherchaient de la drogue, sur des indications probablement,
et la drogue se cache dans tous les endroits du corps qu’ils ont
examinés sur toi. C’est une sorte de perquisition sur ton corps. Elle
doit être pratiquée par un officier de police judiciaire. Ne crois pas
que c’est un abus de pouvoir ou un plaisir pervers à foutre à poil et à
humilier un beau petit mec comme toi.
─ T’es un flic déguisé ou quoi ?
─ Fais quand même attention à ce que tu dis.
─ Excuse-moi, je voulais pas t’insulter.
─ Je comprends que tu sois mortifié d’avoir subi cet outrage parce que tu étais innocent.
─ J’aime pas ta façon de défendre les flics.
─ Je ne suis avec eux ni copain ni hostile. La société a besoin d’eux.
─ Faudrait qu’ils soient moins cons et moins racistes.
─ Je te l’accorde. Mais dis-toi que si tu as subi une offense, tu
n’es pas avili, tu n’es pas déshonoré, ils ne t’ont pas touché, ils ne
t’ont fait subir aucune violence. Il n’y a pas eu de dérapage. Ils ont
juste appliqué la loi et t’ont relâché après vérification. Des
dérapages, parfois il y en a. Difficiles à prouver. Tu ne t’en tires
pas trop mal, avec juste une belle mise à l’air.
Viens ici, je vais m’employer à te faire oublier tout ça.
─ Viens près de moi.
─ Je me sens sale à nouveau.
─ Je vais te raconter une histoire. C’est une histoire qui m’est
arrivée. J’avais quinze ans, c’est l’âge où on est très pudique.
D’ailleurs je ne crois pas que ce soit de la pudeur. C’est la crainte
du regard des autres, de la moquerie des autres, parce qu’ils peuvent
être méchants, les autres, et te donner des complexes pour longtemps.
Tu es bien placé pour le savoir. Est-ce que mon zizi est assez long et
assez gros ? Est-ce que j’ai assez de poils ? Est-ce que mes fesses ne
sont pas trop grosses, mes cuisses trop fines, ma poitrine trop plate,
mes épaules trop étroites, etc. Il me semble que Max, que j’ai vu
l’autre jour exhibant son anatomie sous prétexte de réclamer de l’eau
moins froide à la douche, il me semble qu’il a beaucoup plus de poils
que moi et que sa bite a plus de volume et de densité que la mienne.
Max, ce jour-là, m’a foutu la trique. Pas question de sortir de ma
cabine de douche dans cet état. Ce serait la risée générale. Alors j’ai
pris le parti de me donner du plaisir sous la douche. C’est pas un
scoop, hein, ça arrive à tous les garçons. En fait je ne me refusais
pas souvent ces petites envies. Tout nouveau, tout beau. J’espérais
retrouver le calme après la tempête. Mais après avoir craché la sauce
je suis resté gonflé presque autant qu’avant. Je ressentais comme
humiliant d’avoir à sortir nu dans cet état devant la bande de garçons
de ma classe prêts à se foutre de ma gueule.
─ Alex, qu’est-ce que tu fous ? On t’attend.
─ J’arrive.
Au bout d’un moment j’ai dû sortir. Je me suis précipité sur ma
serviette en cachant mon sexe, ce qu’il ne fallait surtout pas faire.
Les garçons pouffèrent de rire en me voyant rougir jusqu’aux oreilles.
─ Ben tu t’emmerdes pas sous la douche. Viens dans la mienne la prochaine fois, à deux c’est mieux.
J’aurais aimé être une petite souris et rentrer à toute vitesse
dans le trou de la plinthe, là-bas. J’avais la hantise que soit
découverte mon attirance pour les garçons, attirance qui me tourmentait
et me donnait un sentiment de culpabilité. Je n’étais pas tout à fait
sûr de cette attirance, ou plutôt je ne voulais pas l’être. Je me
donnais toute sortes de bonnes raisons pour douter de cette attirance.
Je matais les filles, et d’ailleurs je sortais avec une fille à cette
époque. Je ne faisais en fait pas grand-chose avec elle, mais elle me
donnait un statut de jeune mâle qu’on respecte parce qu’il a une nana.
A cette réflexion du copain, je pris le parti de rire, mais le
rire était jaune, il sonnait faux et j’en avais conscience. Les autres
étaient contents de me voir bêtement mortifié. L’un d’eux attrapa ma
serviette et tira un coup sec, la faisant s’échapper de mes mains.
Evidemment, je ne retrouvai pas mes vêtements et je demeurai à poil au
milieu des rigolades. La honte ! C’est le prof, entendant du chahut,
qui est venu à mon secours.
Cette scène est restée gravée là. Elle m’a souvent foutu la trique
en y repensant, et conduit aux spasmes que tu connais. Surtout qu’à la
sortie, un mec de ma classe qui ne m’avait jamais adressé la parole,
m’a glissé :
─ T’as un beau p’tit cul, ça serait dommage de ne pas en profiter.
Eh bien toi aussi tu as un beau petit cul, et je suis sûr que
les flics ont bavé d’envie d’être aussi beaux et aussi jeunes que toi.
Moi aussi je bave d’envie, mais pas de te ressembler, de toi tout
entier, de toi contre moi, de toi qui me racontes, de toi qui
m’écoutes, de toi qui m’embrasses, de toi qui me fais rire, de toi qui
me caresses, de toi qui me rends heureux, de toi qui t’abandonnes, qui
t’abandonnes à mon amour.
─ Il faut te réveiller mon poussin.
─ Non, laisse-moi dormir.
─ Allez, debout. Tu es déjà en retard.
─ T’as vu la nuit que tu m’as fait passer ?
─ Quel culot, c’est toi qui était déchaîné !
─ Je dors encore dix minutes.
─ Et moi je compte jusqu’à trois et je tire sur la couette.
─ Non, fais pas ça. D’abord je la tiens la couette, tu voudrais pas la déchirer ?
─ Tu es bien réveillé maintenant, lève-toi. D’abord j’ai encore très envie de voir ton beau petit corps. Allez, debout.
─ T’es pas mon copain.
─ Ne fais pas l’enfant gâté.
─ C’est à moi que tu dis ça ! Tu te rends compte de ce que tu dis ?
─ Désolé. Excuse-moi. On me l’a tellement dit quand j’étais môme que c’est un réflexe.
─ Je ne suis pas un môme non plus, tu y mets le paquet ce matin.
─ Je n’aime pas quand tu es en retard. Tu vas rouler comme un
dingue. Tu vas te faire choper par les flics. Ils vont te refaire la
petite séance d’hier. Ma parole, tu en redemandes, tu aimes ça
finalement les séances de mise à l’air dans les commissariats.
─ T’es vraiment salaud ce matin.
Il s’est levé du pied gauche, imperméable à ma plaisanterie, a
pris une douche vite fait en fermant la porte de la salle de bain pour
que je ne le regarde pas, a enfilé ses vêtements en laissant traîner
ceux de la veille, a avalé un bol de thé, ce thé mauricien à la
vanille, si parfumé, que j’avais trouvé dans une boutique de produits
exotiques, a déposé un tout petit baiser sur ma joue, comme on dépose
une lettre à la poste, a pris son casque et a filé comme un voleur.
─ A c’soir, m’a-t-il lancé en fermant la porte.
Il était environ 20h30, je venais de rentrer du bureau, quand le téléphone sonna.
─ Allo
─ Allo, vous êtes Alex ?
─ Oui
─ Je travaille avec Lalo
─ Oui, je vous écoute.
─ C’est difficile à dire.
─ Il vous a chargé d’une commission pénible pour moi ?
─ Non, c’est pas ça du tout, il était dingue de vous. Il a eu un accident, quoi.
─ Un accident ! C’est grave ?
─ En quittant le boulot, il n’a pas vu le camion, sans doute.
─ Il est blessé ? C’est grave ? Où est-ce que je peux le voir ?
─ Il vaut mieux ne pas le voir.
─ Mon Dieu ! Il est grièvement blessé ? Où est-il ?
─ Oui, il a été grièvement blessé.
─ Je veux le voir
─ Il est mort pendant son transfert à l’hôpital.
Ce n’est pas possible. Je fais un
cauchemar, je vais me réveiller quand la douleur deviendra
insupportable, je serai couvert de sueur froide mais je retrouverai la
réalité et la douceur de l’attente du retour de mon compagnon après une
dure journée de travail. Je me suis endormi et les dans les arcanes de
mon cerveau a germé l’histoire la plus dramatique que je puisse vivre
en ce moment. Une peur inconsciente, peut-être.
Je vais pousser un grand cri, un hurlement comme quand j’étais
petit et que des monstres venaient s’emparer de moi, la nuit. C’était
alors un hurlement de terreur. Cette fois ce sera un hurlement de
douleur, et alors je sortirai du cauchemar, comme quand j’étais petit,
et je retomberai sur mes deux pieds dans le réel avec ce bonheur de la
rencontre de Lalo, il y a sept mois, et de notre si bonne entente. Lui
avec son accent et sa culture mauricienne, ses petits mots créoles
venant mettre le soleil des tropiques dans la grisaille de son français
: li goût, c’est bon, Mo mari content toi, je t’aime très fort, Mo
léker ti pé tremblé kan mo pé pans non lavantir, mon cœur tremble un
peu quand je pense à notre aventure, Mo ti fé cari poule ek di ri
touffé, je t’ai fait du poulet au curry et du riz à l’étouffée ; moi
avec mon langage impeccable mais sans grand relief, un peu trop convenu
parfois, et avec ma culture de petit bourgeois
qui-n’a-jamais-connu-l’infortune. Lui, avec ses ancêtres esclaves
travaillant dans les plantations de canne à sucre, avec ses métissages
successifs, moi de vieille souche française qui a peut-être un jour,
sait-on jamais, trempé dans le système esclavagiste. Lui avec son
intuition et sa sensibilité à fleur de peau, un peu fébrile comme un
petit animal aux abois, moi avec ma maturité et mon contrôle de soi, ma
maîtrise apparente des émotions. Lui avec son besoin d’ancrage, et moi
avec mes rêves d’évasion.
Sept mois faits du bonheur de voir s’épanouir peu à peu un jeune
homme traumatisé par une enfance malheureuse. Bonheur de voir petit à
petit régresser ses blocages psychologiques et physiques, de constater
de jour en jour une confiance grandissante, et sans aucun doute un
amour naissant.
Se sentir bien ensemble, avoir hâte de se retrouver, pas pour
faire l’amour, pas seulement pour faire l’amour, mais pour être avec
l’autre, l’écouter, lui parler, le regarder, lui sourire, le faire
rire, le prendre dans ses bras, poser la tête au creux de son épaule,
s’abandonner à lui, s’endormir contre lui.
J’ai poussé un hurlement de douleur et je ne suis pas retombé sur mes deux pieds.
Je
me suis retrouvé assis sur ce lit encore défait, tout chiffonné par nos
ébats de la nuit dernière, de la dernière nuit. Et je reste là,
immobile, inerte, et je pleure toutes les larmes de mon corps.
Même pas de révolte. Comment Dieu ou le destin ou la providence
peuvent-ils retirer la vie à un garçon en pleine fleur de l’âge, qui a
eu une enfance si malheureuse et qui commençait à peine à connaître des
moments heureux ? C’est trop injuste, c’est trop dégueulasse, c’est
trop monstrueux. Vengeance, vengeance sur qui frappe d’innocentes
victimes ! Eh bien même pas cette révolte-là. La révolte, ça fait
vivre, il faut se battre, fut-ce contre des moulins à vent. En guise
de révolte, un désarroi, un accablement, une paralysie comme si la vie
se retirait peu à peu de moi sans faire de bruit et sans faire de
vagues. Comme si je me momifiais.
Dans cet état de prostration mon regard est ouvert sur le néant
jusqu’à ce qu’une forme indistincte émerge du vide. La forme peu à peu
se précise et se teinte de bleu et de blanc. Je reconnais alors le
maillot rayé que Lalo a laissé traîner ce matin dans sa précipitation.
Ce maillot, ce n’est pas une simple dépouille, il est Lalo lui-même qui
se tapit et se dissimule sous cette seconde peau. Si je parviens à
bouger un peu malgré ma paralysie, si je peux avancer la main, si je
peux le toucher, il se gonflera du beau corps de mon ami, de tous ses
jeunes muscles, de l’ami qui sera là devant moi, souriant, accueillant,
rayonnant, resplendissant, et je m’envolerai avec lui loin, loin, loin,
vers un infini où le bonheur est éternel.