016 Le Pic des Mémises
Il ne savait pas donner de date, il n'était pas sûr de l'année
non plus. Mais ce souvenir restait en lui comme quelque chose de
lumineux.
Il faisait beau, il faisait chaud malgré l'heure relativement
matinale. Torse nu, sac à dos, après avoir abandonné la voiture au bout
de la route au dessus de Bernex, il foulait l'herbe des alpages et
inhalait un air saturé des parfums de la montagne : un mélange de
terre, de roche, d'épicéas, de framboisiers, de mousse, de brume
évaporée. Une euphorie s'était emparée de lui, l'envie de chanter cette
profonde empathie avec la nature. Pourtant, chanter, il ne savait pas.
S'épancher dans un poème non plus. A ce moment la conscience de son
inaptitude à traduire en mélodie, ou à livrer au pouvoir et à la musique des mots son
émotion, lui pesait.
A ses côtés Mathilde babillait.
Elle était mignonne en short et débardeur jaune bouton d'or, la peau
bronzée et le visage rayonnant. Elle effeuillait une marguerite, je
t'aime, un peu, beaucoup,...
--
Mathilde, il ne faut pas cueillir les fleurs, elles aussi ont
certainement plaisir à vivre. Et encore moins les faire souffrir.
-- Tu es incorrigible, Alex, avec ta sensiblerie.
Après le col de Creusaz ils atteignirent la belle falaise
verticale paraissant infranchissable. Quelques vaches paissaient
paisiblement dans les clairières de la forêt. Le chemin s'élevait
énergiquement, en lacets, contournant la falaise. A un détour, il
déboucha sur un petit col, le col de Pertuis, donnant accès à gauche à
la pente de crête. Le sommet était proche.
A couper le
souffle le panorama ! le Léman dans toute son étendue, ponctué par le
Jura se noyant dans les brumes de chaleur.
Tout est
paisible ici. les villages et les villes miniaturisées paraissent en
harmonie avec la nature environnante. Aucune usine fumante, aucune
industrie apparente, et si l'on se retourne, on ne voit, sur ces
montagnes du Chablais, aucun pylône électrique ou de remontée
mécanique, aucune travée de piste meurtrissant leurs flancs.
Seuls,
là-haut, un bonheur !
Quelques choucas virevoltent et planent comme pour souhaiter la bienvenue.
Mais la jeunesse est espiègle, et c'est tant mieux. Au sommet
des Mémises, il y a une croix de fer évidée. Pourquoi ne pas ajouter, à
cette joie de l'altitude, un petit jeu érotique ? Alex enlève
prestement ses trekkings, ses chaussettes, son short, son boxer, et,
complètement nu, se hisse sur la croix dans la position du crucifié.
-- Ne bouge pas, je te prends en photo.
-- Dépêche-toi, je sens que je vais bander. Je ne veux pas que tu fasses une photo provoc.
Il ne donnait aucun autre sens à ce geste que celui du jeu. Non,
il ne craignait nullement d'être lui-même crucifié, et il ne sentait
pas non plus peser sur ses épaules tout le destin du monde. Il
descendit de la croix, un peu penaud quand même d'avoir bafoué un
symbole aussi fondateur. Mais fou de désir. Il entraîna Mathilde dans
les buissons un peu en contrebas et ils firent l'amour comme jamais.
Oui, à ce moment il aima cette fille. Ce ne fut pas seulement
l'assouvissement de son plaisir qu'il chercha, comme d'habitude, mais
le partage avec elle, et le partage avec la nature. Un don, plus qu'une
jouissance, et, un court instant, la sensation d'une harmonie
universelle.
A Olivier,
Pour les phéromones qui nous rapprochent,
Contre les incompréhensions qui nous séparent,
Pour le temps qu'il me consacre...
Ce petit cadeau d'anniversaire, un peu en retard.
Mathys